MANIER LES CROYANCES DANS UN PROCESSUS PROFESSIONNEL

par | BLE, Laïcité, MARS 2021, Social

La laïcité propose, défend et anime un cadre de coexistence pacifique, respectueuse et constructive, entre les différences qui composent la société, structurent des groupes d’appartenance et façonnent les individus. L’émancipation, sous-jacente à l’ensemble des activités de Bruxelles Laïque, requiert un environnement favorable, des ressources et des outils. Elle est fortement entravée lorsque les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits. Elle présuppose la liberté de conscience et la pratique du libre examen.

Dans cet article nous sommes allés à la rencontre de nos collègues et de leurs expériences concrètes de terrain pour explorer comment Croyance et Esprit critique s’expriment dans leurs interventions. Plus précisément dans le cas présent : la sensibilisation à un public jeune, ainsi que les actions sociales collectives et individuelles. Nous avons réuni trois collègues issus du Secteur socio-éducatif, du Secteur alphabétisation et du Secteur social de Bruxelles Laïque pour débattre autour de la place des croyances dans leur travail avec les différents publics de leur secteur d’activités. Le Robert définit la croyance comme une action, le fait de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible.

En quoi l’émergence de contenus liés aux croyances est-il un outil ou une base sur laquelle initier le travail ? En quoi est-ce un frein ? Quelle place ou non, leur donnent-ils ? Comment inscrivent-ils la laïcité dans leur action ?

UN CARREFOUR DE CROYANCES

« Comment peut-on vivre sans croire en Dieu ? » D’emblée, cette question posée par un gamin de huit ans à l’animateur d’une activité sur la laïcité éclaire le contexte dans lequel peut se dérouler notre travail. Les espaces dans lesquels des personnes sont invitées à s’exprimer ouvrent inévitablement à la rencontre entre des croyances, celles des publics comme celles des professionnels.

« J’ai trouvé cette question fabuleuse, d’abord par toute sa force et sa puissance mais aussi parce qu’elle ramenait à la question de ce qu’est la foi : quand on pense croyance, on pense foi. En tout cas le raccourci est très vite fait. Et donc c’était très intéressant de creuser cette question en disant : tu sais, je peux être incroyant dans le sens de Dieu mais être croyant dans le sens où je peux croire au Vendredi 13, au Chat noir Donc de se rendre compte que les religieux n’ont pas le monopole de la croyance. Il s’agit en quelque sorte de dégager la fonction de la croyance. Ça permettait une universalisation des choses, par cette voie, un rapport humain s’était créé. »

Chez les adultes également, la question de la croyance n’est jamais loin et elle est souvent présente comme un élément constitutif d’identité. C’est une carte de visite, une voie par laquelle entrer en contact. C’est aussi une évidence, un paysage dans lequel tout un chacun doit à un moment prendre place. « Il faut savoir que dans les cours alpha la question religieuse est très présente et importante. Souvent la première chose que les personnes veulent savoir, c’est qui « est » quoi. Et elles se raccrochent d’abord à la religion. C’est identifié comme une sorte de dénominateur commun. Les personnes parlent de choses extrêmement privées, donc de la religion à travers les fêtes, etc. »

Dans la rencontre, chacune et chacun peut donc être confronté à ses propres croyances. C’est le cas du jeune travailleur qui doit forger ses outils, se former, se frotter à lui-même et aux autres pour connaître ses limites et pouvoir en user pour travailler. « Ça me ramène à cette gêne que j’avais au tout début de ma carrière, où quand je voyais des personnes qui portaient le voile, j’avais envie d’en parler à propos des enjeux dans la recherche d’emploi. Et je n’osais pas, je n’étais pas outillé. J’ai fait la démarche de lire, de discuter avec certains et certaines collègues. » Il s’agit alors de se situer, de connaître sa fonction, de savoir d’où l’on intervient pour pouvoir s’autoriser à prendre position sans tabou. En parallèle à la position institutionnelle d’équipe, le travailleur doit constituer sa boîte à outils.

POSER UN CADRE PLURIEL

Avoir l’intention d’offrir un contexte laïque de travail au sein de nos actions implique de mettre en place un cadre adéquat pour chacune de celles-ci dans leur temporalité propre. L’accompagnement social individualisé se fait à la mesure de la personne dans un cadre donné. « La rencontre est à chaque fois une situation unique. Il y a toujours cette question d’identité. Il faut d’abord qu’on s’autorise à retirer le manteau, qu’on fasse connaissance, qu’une relation se crée, de la confiance et que la personne voit que je suis intéressé à l’aider, que j’ai travaillé pour elle en faisant un CV ou une lettre de motivation… Il y a beaucoup de choses à faire avant de pouvoir aborder des questions plus difficiles, comme le sentiment de discrimination liée au port du voile par exemple. »

Les animations socio-éducatives sont taillées pour un groupe en fonction de l’ âge moyen et d’une thématique donnée. Le partage de connaissance est un levier essentiel pour initier des échanges diversifiés. « La croyance est souvent présentée comme façon universelle d’appréhender la connaissance. La diversité s’explicite dans un second temps dans ce qui est propre à l’un ou à l’autre. La croyance, la foi, le dogme, la doxa… sont des éléments qui permettent de se dire « que l’on ne vérifie pas », que l’on n’a pas besoin de vérifier, que l’on accepte une vérité figée, inscrite dans le temps et pas remise en question… c’est sacraliser l’affaire. Dans ce cadre-là, en donnant une série d’exemples qui peuvent sembler d’un autre ordre, on peut réintroduire de l’universalisme, de l’humain, de l’égalité entre les individus. Je ne suis pas moi, complètement incroyant, je ne crois pas dans une religion, je ne crois pas en un Dieu mais ça ne fait pas de moi quelqu’un qui est détaché de tous recours aux croyances parce que j’ai mes habitus, mes petites manières, parce que j’ai mes petits trucs. Et ça crée du lien, ça permet de démystifier ma représentation ou plutôt la représentation que l’on peut avoir de moi et donc de commencer le travail d’engagement relationnel. A partir d’une relation plus horizontale, on peut commencer à co-construire, à démystifier, à donner plein d’exemples qui permettent de se faire un avis, de se forger une opinion. »

Les animations en alphabétisation utilisent les expériences de chacun et chacune comme matière à échanger et à apprendre le français. Il est important de poser des balises pour que chaque personne se sente à l’aise de venir s’exposer. C’est pourquoi, dans une des animations, le premier texte sur lequel le groupe travaille est une charte élaborée et signée ensemble autour de la question « Pour apprendre le français j’ai besoin de… ». Outre des éléments pratiques et matériels, la notion de confiance en l’animatrice et le groupe est souvent présente.

L’installation du cadre est essentielle pour que ces différentes dynamiques puissent s’initier. Or, il est incontournable d’expliquer la laïcité. « J’ai l’impression qu’en venant en alphabétisation chez nous, les personnes font avant tout le choix de commencer une formation. Même s’ils choisissent Bruxelles Laïque, ils ne savent pas toujours ce qu’est la laïcité. Mais en tout cas ils y restent. C’est intéressant d’observer qu’à un moment ils se rendent compte qu’ici, c’est un endroit où on peut parler librement de tout. J’ai l’habitude de dire qu’à partir d’un cadre où on est dans le respect, où l’on s’écoute, où chacun parle à son tour, où on prend le temps, plein de sujets très délicats peuvent être abordés dans les ateliers de français. Parfois cela ne plaît pas mais la plupart des personnes reste dans le groupe. »

Il va sans dire que l’adhésion des publics au cadre proposé constitue une condition sine qua non de l’accompagnement.

LA RENCONTRE

Ce cadre bienveillant a pour objectif de permettre la rencontre et que des sujets parfois délicats puissent advenir. « Le terrain te rend d’office les choses. La question de cet enfant à propos de « la vie sans croire en Dieu », il la pose dans le cadre d’un échange.  Je peux la craindre, la mystifier, je pourrais en avoir peur mais elle va venir, elle viendra sous des formes différentes mais elle viendra. Et il faut y répondre. »

Après avoir travaillé autour de l’insertion socio-professionnelle à travers la recherche d’emploi et la rédaction de documents, l’assistant social a pu aborder le vécu d’une personne portant le foulard dans ses démarches de recherche d’emploi. « Pendant 5 ou 6 rendez-vous d’affilée on a travaillé là-dessus. Une fois la dame a amené un sac avec plein de types de couvre-chefs différents pour montrer ce qu’elle pourrait porter d’autre. Ça donnait une impression de cabine d’essayage, comme entrer dans le privé de la personne tellement la dimension religieuse peut relever de l’intime. » Cette anecdote s’inscrit dans une démarche de recherche d’emploi, mais elle montre qu’on n’échappe pas à la mise au travail du lien intime/politique, de la frontière privé/public, du continuum autonomie/émancipation.

Quand un événement surgit le travailleur doit le traiter, le positionner par rapport à son mandat, prendre du recul avant d’intervenir. Si ces événements exceptionnels prennent avec le temps l’allure d’anecdotes, mais ce ne sont pas des généralités, ce sont des occasions de nous positionner dans le travail devant le groupe ou d’accompagner une personne dans la singularité qu’elle amène ce jour-là. « Et puis finalement, avec beaucoup de douceur, en général c’est toujours comme ça que ça se passe, enfin on essaye, quand tout le monde est parti je demande à la personne de rester cinq minutes avec moi et on discute… »

Le travail individuel permet d’aborder les questions spécifiques, mais leur émergence est parfois plus tardive qu’en groupe. « La particularité c’est qu’il s’agit de conversations, si la personne ne me dit rien je ne peux rien faire. Si elle parle on peut changer l’équilibre, on peut commencer une certaine danse ; moi j’apprends des choses, je découvre, et toi aussi. Je peux alors ouvrir l’horizon de l’autre en lui faisant découvrir des choses qu’il ne connaissait pas. » L’intervention psychosociale est une proposition de trouver un nouvel équilibre, de bousculer l’homéostasie inconfortable du système. Elle est tributaire des éléments émergeants dans la rencontre.

À Bruxelles Laïque, nous considérons chaque personne comme un sujet de droit. Un sujet à part entière. Un sujet qui n’est pas vierge ou neutre, qui est influencé, conditionné, déterminé par son parcours mais qui, à l’instar du cadre, n’est jamais figé et évolue dans une dynamique de construction, de définition, de subjectivation permanente, c’est-à-dire de positionnement, de repositionnement, d’adhésion ou de distanciation, à l’égard de ses identifications. La méthode du libre examen, chère à la laïcité, permet de faciliter la prise de conscience des déterminismes et d’encourager la capacité de remise en question sans en induire d’une quelconque façon le chemin ou la destination. En un mot, de permettre l’émancipation.

ÉLARGIR

« Quand je pense à l’esprit critique, je recherche quels sont les outils, quels sont les espaces pour élaborer, sensibiliser, en faciliter le recours. Pour moi, en tant qu’animatrice en alphabétisation cela passe évidemment par l’acquisition de la langue, c’est logique. A partir du moment où les gens ne sont pas capables de lire et écrire dans la langue de leur pays d’accueil… l’accès aux informations de leur environnement est limité et c’est difficile de se décentrer. »

Bruxelles Laïque s’applique à faciliter le travail d’émancipation en favorisant les prises de conscience et le décryptage des situations et des manières de les changer, le cas échéant : en accompagnant la formulation de doléances et la revendication de droits ; en encourageant l’action et l’engagement sans les diriger, ni les orienter ; en stimulant l’innovation individuelle ou collective. Un sujet, acteur de ses droits, n’existe que dans la mesure où ses conduites sont à la fois réflexives, critiques et proactives.

Les travailleurs multiplient les aménagements pour contextualiser les situations et opinions des différents usagers. Les exemples de décalage sont nombreux. Ceux-ci évoquent les croyances, les cultures, les personnalités, les différences interpersonnelles mais démontrent la volonté de l’action laïque qui consiste à décentrer la personne d’elle-même et de ses œillères en expliquant, en contextualisant.

« Concernant le port du voile en situation de recherche d’emploi, nombreux sont les témoignages sur la méchanceté des clients – dans le secteur du nettoyage à domicile par exemple – ou sur le chantage au non-voile : « Si vous le retirez, j’accepte que vous travailliez chez moi ». A partir de là, j’essaye d’élargir l’interprétation et d’apaiser émotionnellement le débat. Il y a plein de positions qui existent. Il faut se préparer à réagir et à essayer de comprendre ce qui se passe pour l’autre. Une dame raconte par exemple la peur et l’agressivité d’une cliente parce qu’elle portait un long voile noir. Notre échange tourne autour de l’ignorance de l’autre, la peur de l’inconnu, les peurs que l’on suscite, celles qu’on découvre en soi en rencontrant l’autre. Ce qui existe pour soi, ce qui existe pour l’autre. La confusion entre ce qu’on pense que l’autre symbolise et ce qu’il fait vraiment. Comment dès lors atténuer le choc de la rencontre ? Quels sont les aménagements possibles entre les conditions de la chercheuse d’emploi et celles du client ? » Ou plutôt, comment puis-je accompagner la personne dans la préparation de la prochaine épreuve professionnelle qu’elle pourrait rencontrer ?

« Sortir une affiche de Charlie Hebdo dans une animation, c’est une prise de risque. Comment est-il possible que cela devienne une prise de risque ?! Il est essentiel de faire un travail d’explication.

C’est quoi une caricature ? Qu’est-ce que ce dessin signifie ? Qu’est-ce que le réel, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Il y a tout ce travail à refaire sur le sens que peut avoir le droit à la liberté d’expression, le droit au blasphème… C’est tabou, hyper tabou !

En fonction des uns et des autres et des affiches présentées, il y avait des réactions parfois épidermiques selon le sujet qu’ils prenaient dans la figure : l’essentiel du travail a donc été d’expliciter que le but de la caricature est justement de provoquer, de déranger, de remettre en question. Elle va toucher dans le rapport intime au sujet de la caricature. Si cela questionne, c’est peut-être que cette vérité individuelle est figée. C’est le point de départ de la démarche de la caricature, de faire évoluer, de ne pas arrêter un savoir réifié qui ne bouge plus. C’est une recherche de mouvement. La démarche libre-exaministe sera justement d’inviter à réfléchir par soi-même : pourquoi ça touche ? Penser par soi-même, c’est le contrepied d’un extérieur te disant si c’est bien ou mal pensé.

Il faut être outillé pour expliquer par exemple que le blasphème est autorisé en Belgique. « C’est comme ça » et il faut leur faire comprendre la garantie démocratique que cela représente. Parce que si on fait l’économie de ne pas dire cette réalité alors tout est flou, tout est gentil, tout est bien. C’est essentiel de signifier ce qui a été situé dans l’écrit, c’est quoi la Belgique, c’est quoi la constitution belge, comment on fonctionne dans les interactions et quelles sont les marges de manœuvre qu’on peut avoir ou non… »

LÂCHER

Cette entreprise d’ouverture à une pluralité de pensées n’est possible que parce qu’il n’y a pas d’impératif à convaincre ou à changer la personne. « On vient avec des questions ; on n’a pas de réponse unique. C’est une posture professionnelle […] Il y a toute une série de coups d’épée dans l’eau dans le travail social. » Le travailleur social ne sait pas ce qu’il en reste quand la personne repart chez elle. « C’est une caractéristique de la discussion au sein d’un cadre laïque. Il s’agit de venir avec ses arguments, sa position, son point de vue et après l’autre en fait ce qu’il veut. Et inversement, j’accepte que l’autre ait un discours et des croyances. C’est l’interaction de ces univers qui importe. »

La proposition est performative, l’action laïque a lieu dans l’instant de son énonciation. Il s’agit d’offrir une orientation et des garanties plurielles aux personnes présentes au moment où cela a lieu. C’est la seule possibilité. L’hypothèse de l’émancipation s’accomplit au sein de nos activités.  Au-delà il en revient à l’usager d’en faire ce qu’il veut. L’intention d’ouverture n’exclut pas la fermeture.

Comment travaille-t-on avec les croyances des publics à Bruxelles Laïque ? Ces cinq paragraphes sont autant de réponses :  En acceptant qu’il existe des systèmes de pensées différents, des croyances différentes. En posant un cadre de travail. En allant à la rencontre des publics. En tentant d’élargir le spectre de compréhension. En acceptant de lâcher aux usagers la responsabilité de ce qu’ils en garderont.

La rencontre avec trois de nos collègues nous a permis d’effectuer un coup de sonde autour de la thématique des croyances dans notre travail. Nous avons pu cerner une série de repères sur lesquels peut se baser celui-ci. L’exposé ne saurait néanmoins pas être exhaustif ni avoir valeur de modèle. Il s’agit d’une photographie issue d’une discussion autour de nos métiers.

L’auteur tient à remercier Valérie Abdou-Morsi, Vincent Hargot et Christian Pollefait pour leur participation à la discussion qui a guidé la rédaction de cet article.

Dans la même catégorie

Share This