C’EST QUI LE PLUS RADICAL ?

par | BLE, JUIN 2016, Politique

Si être radical signifie “aller à la racine, s’occuper du principe premier des choses, avoir une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène, aller jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par un choix, être complet et cohérent”[1], voici une réflexion sur certaines postures dites “radicales” quand il s’agit de lutter au XXIe siècle contre le système capitaliste dominant et d’élaborer les contours d’autres possibles ou de tout simplement mieux vivre ensemble…

UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE… VRAIMENT ?

Je suis né en Occident dans les années ‘80 à l’époque où Margaret Thatcher voulait faire de l’argument “TINA – There is no Alternative” un adage… Je suis tombé dans “l’altermondialisme” dans les années 2000 au travers de  voyages en Afrique, de manifs anti-guerre, de participation à des forums sociaux ou en m’activant dans l’émergence du mouvement des sans- papiers. Trente-cinq ans après, TINA n’est pas devenu un adage et nombreuses sont les résistances à travers la planète, qu’elles soient créatrices, émancipatrices, douloureuses, heureuses ou malheureuses. La Belgique ne fait pas exception.

À travers mon engagement militant, j’ai découvert que, dans nos pays, une partie du monde associatif et de la société civile constituait une part importante – mais pas la seule – de cette galaxie altermondialiste. Tantôt des mouvements sociaux et des ONG issues du courant tiers-mondiste, tantôt des organisations défendant l’égalité par les droits, tantôt des mouvements plus horizontaux et autonomes, des mouvements écologistes ou féministes…

C’est au travers de ces mouvements qualifiés “d’organisés” que j’ai aussi commencé à travailler dans les années 2005 et que j’ai découvert la possibilité d’avoir un travail “militant” rémunéré au service du slogan “un autre monde est possible”. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Suis-je un social traître parce que je consacre une partie de mon temps dans une organisation militante financée par des moyens publics alors qu’à côté d’un travail rémunéré, j’ai la conviction que la situation présente nous oblige à repenser nos modes d’actions en dehors de l’État et en vue de récupérer un peu de pouvoir sur nos vies… ?

LE CONTEXTE ACTUEL NÉCESSITE UN RAPPORT DE FORCE

J’ai appris des “plus anciens” que toutes mes colères et indignations (“moi aussi je veux changer le monde”) envers le système dominant et le monde qu’il construit étaient légitimes mais que “ce n’était pas nouveau” et qu’eux aussi, déjà à l’époque, ils disaient pareil…

N’empêche qu’aujourd’hui le monde est plus complexe que dans les années ‘60, que les écosystèmes de la planète sont encore plus détruits qu’il y a quarante ans, que les inégalités ont explosé et que notre capacité à continuer à vivre ensemble sur cette planète est mise en péril par l’enchevêtrement de crises et de problèmes désormais systémiques et qui s’accélèrent. En Occident, notre génération et celle de nos enfants sont celles qui risquent de voir, de leur vivant, les mythes fondateurs de notre civilisation thermo-industrielle s’effondrer comme le libre-échange ou l’accès à tous au mode de vie occidental.

Alors, même si on peut ci et là au niveau local constater des victoires et des avancées, globalement, la situation se détériore au niveau social, écologique, économique. Cela veut dire que les mouvements sociaux doivent créer un rapport de force dans lequel nous devons être capables sur une période incertaine de renverser la vapeur en articulant la résistance au vieux monde qui s’écroule avec la création d’autres mondes en ébullition. Il en va de la survie de la vie.

FAIBLESSE DES ÉTATS, POUVOIR DES 1% VS PUISSANCE DES MOUVEMENTS SOCIAUX ?

Les réalités actuelles nous obligent à nous poser des questions sur notre capacité à peser dans les choix de société et sur les processus démocratiques qui nous amènent à reprendre nos vies en main. Est-ce que les mouvements d’organisations “financées” par les deniers publics et donc par les États sont aujourd’hui capables seuls de faire tactiquement face au 1% de ceux qui dominent le monde ? Quelle légitimité donner encore à des États qui ont failli face à la finance, au pouvoir de l’argent et sont aujourd’hui au service  de ces 1% ? La faiblesse de la démocratie actuelle ne nous invite-t-elle pas à repenser nos postures politiques et stratégiques face à ceux qui détruisent les différentes formes de vie ?

Il n’y a pas de réponses tranchées à toutes ces questions, mais des collectifs, groupes et mouvements montrent d’autres voies et stratégies possibles que celle de simplement réclamer aux États de changer les politiques publiques. Mises les unes à côté des autres, ces voies constituent un ensemble de pratiques parfois hétéroclites mais qui constitue ce que certains appellent “une nouvelle radicalité”, à géométrie variable.

La question des stratégies suivies par ces différents collectifs est au coeur d’une recherche menée par Quinoa en collaboration avec une série d’organisations dans lesquelles je suis impliqué. Reprenons ci-dessous une de leurs grilles d’analyse[2] :

Le choix de ces stratégies est intimement lié au diagnostic qu’on pose sur   le rôle de l’État et des relations entretenues avec lui. Sans avoir la prétention d’être exhaustifs par rapport aux attitudes entretenues à l’égard de  l’État, on peut relever trois idéaux-types de postures de la part de ces groupes divers qui se disent en lutte ou non. Ces postures sont souvent le résultat d’un postulat de départ relatif à l’origine du changement :

1. Faire avec l’État – Le changement vient des politiques publiques construites au travers de mécanismes de concertations démocratiques. Une série de mécanismes démocratiques permet aux populations de se faire entendre. La puissance publique est considérée comme une alliée car elle partage nos objectifs ou peut les partager. Dès lors, le changement ou la transition peut être co-construite avec l’État au travers du dialogue ou d’un rapport de force équilibré.

2. Faire contre l’État – Le changement vient de la société civile au travers des conflits qui l’opposent à la sphère politique et économique. La puissance publique est un obstacle à notre cause car elle ne partage pas nos objectifs ou est perçue comme illégitime. Dès lors, le changement passe par la résistance directe aux politiques publiques contraires à la transition ou à la capacité à influer sur des politiques publiques qui y concourent. Face au constat de l’incapacité  des politiques publiques à accompagner la transition, cette résistance vise soit à réintroduire un rapport de force plus équilibré soit à remettre en cause la légitimité même de la puissance publique, voire à vouloir la subvertir.

3. Faire sans l’État – Le changement vient de la société civile au travers des initiatives créatrices. La sphère politique n’est pas adaptée ou pas indispensable en vue  d’engendrer les changements nécessaires. L’État de droit est un élément du système parmi d’autres dont il faut tenir compte tout en agissant de manière autonome. Dès lors, la transition ou transformation de la société passe par l’expérimentation et le développement d’alternatives, développées en toute autonomie et en vue de toujours plus d’autonomie, sans nécessité absolue de recourir à des politiques publiques.

À noter que ces trois postures (faire avec – faire sans – faire contre) sont adoptées le plus souvent de manière inconsciente par les gens qui s’engagent dans des dynamiques de changement ou de transition. La mondialisation contemporaine complexifie terriblement l’exercice du pouvoir politique et l’État peut  s’avérer être à la fois un allié et un obstacle. Dès lors, certaines organisations de la société  civile  pourront  basculer d’une posture à l’autre dans le temps en fonction d’enjeux spécifiques. En France, la Confédération Paysanne était un syndicat traditionnel dont les activités se concentraient sur le plaidoyer politique avant de se faire connaître pour ses actions de désobéissance civile. On remarque donc une diversité de stratégies dans le temps selon le contexte mais aussi une diversité  de  stratégies de manière concomitante. À titre d’exemple, un collectif peut recevoir  des subsides publics (l’État est un allié) alors que son activité consistera à organiser des actions de désobéissance civile (l’État est un adversaire).

Sans la sacraliser, on peut en tout cas constater que la troisième voie est de plus en plus empruntée par toute une série de groupes divers qui inventent des alternatives sans les pouvoirs publics et revendiquent la construction d’alternatives dans tous les domaines de la vie : logement, alimentation, économie, énergie…

LA RADICALITÉ, MOTEUR D’EFFICACITÉ POLITIQUE ?

L’une de ces trois postures est-elle plus radicale que les autres ? Est-ce que, parce qu’on essaie de se passer de l’État, on est forcément plus radical ? Est-il possible aujourd’hui d’être affilié à un parti politique – même dit “d’extrême gauche” tout en restant radical si on considère que l’État n’est plus le lieu de changement et de transformation radicale de la société ?

La désobéissance civile, par  exemple,  est de plus en plus énoncée par certains mouvements sociaux comme le moyen d’agir légitimement face à des États de plus en plus illégitimes. Elle continue cependant à effrayer toute une partie de la société civile qui voit d’un mauvais œil ce qu’elle considère parfois comme une “radicalisation” de l’action citoyenne qui risquerait de mettre en péril sa légitimité d’organisation de la société civile face à l’État. Or, qui dit désobéir à l’État ne dit pas spécialement ne pas reconnaître ce dernier. Au contraire, la désobéissance civile s’adresse à l’État pour lui signifier que ses lois ou ses pratiques sont injustes et qu’il doit les modifier. Il faut donc se méfier du risque d’étiqueter trop rapidement ce qui est radical et ce qui ne l’est pas, surtout que cette catégorisation risque au final de diviser, profiter à l’État et ses alliés puisque la posture
politique radicale n’est pas expliquée, comprise par la majorité et, par conséquent, le discours dominant a tendance à la marginaliser.

J’ai eu l’occasion ces dix dernières années de parcourir différents groupes militants, des collectifs affinitaires ou des organisations qui se considèrent comme “radicaux”. Dans chacun de ces groupes, on affirme plus ou moins que c’est par manque de radicalité d’un plus grand nombre de groupes engagés qu’il n’y a pas de réelle transformation vers une société égalitaire, respectueuse des humains et de  la  planète. Je partage  ce constat mais je questionne aussi la notion de temporalité face aux urgences multiples. Est-ce que chercher à travailler ensemble à établir des rapports de force, en cherchant à rassembler les stratégies plutôt qu’à les opposer est une perte de temps ? Est-ce qu’il vaut mieux agir à moins nombreux mais rechercher une certaine forme de pureté politique ? N’est-il pas urgent de gagner collectivement en rapport de force face aux dangers qui menacent la vie ?

Ce qui fait qu’une force est radicale n’est-il pas au final sa capacité à peser réellement sur une transformation profonde des situations en assumant à la fois la diversité, mais aussi une remise en question des méthodes d’organisation entre les groupes et mouvements ainsi qu’à l’intérieur de ceux-ci ? Nous ne pouvons exiger ou vouloir mettre en place des changements “radicaux” de société pour un monde meilleur, sans essayer d’appliquer à nous-mêmes et dans nos groupes ces mêmes principes et valeurs, et ce pour gagner en cohérence et donc en radicalité.

DES RADICALITÉS MULTIPLES

À quoi bon débattre ou opposer ce qui est radical de ce qui ne l’est pas ? Est-il plus radical de produire son alimentation collectivement en squattant une ferme à la campagne, ou de mettre en place une occupation de logement avec des personnes exclues du système dominant à la ville ? À l’instar du monde diversifié que nous désirons et mettons en place, ne nous faut-il pas assumer aussi que des radicalités diverses s’expriment ? Du local au global, de l’action directe en petit groupe à la désobéissance civile de masse, il nous faut par contre prendre conscience que c’est ici et maintenant que nous construisons de nouveaux mondes. Être radical, ce n’est pas espérer des lendemains meilleurs, mais c’est créer, vivre et lutter dans des situations radicalement différentes de la réalité actuelle parce qu’inscrites dans une volonté concrète de changement systémique.


[1] Définition proposée par la rédaction lors de l’invitation à prendre part au dossier.

[2] Source : Quinoa asbl

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