PEUT-ON METTRE L’HUMAIN EN BOÎTE ?

par | BLE, MARS 2013

Etrange époque que la nôtre, où l’épiphénomène prend plus d’importance que le phénomène, où le mode de raisonnement est devenu plus important que le raisonnement en lui-même, la mise en pli du réel et du vivant plus importante que leurs contenus, leurs valeurs ou leur sens. Tout comme gérer une décision est devenu plus important que décider. Un monde de structures et de méthodes, où tout doit être saisi et mis en boîte, formaté, modélisé, domestiqué, étiqueté et classé. Un monde qui ne cherche plus fondamentalement à changer les réalités, mais à les gérer. Et ce, par des systèmes et des logiques dont les objectifs et les finalités n’en restent pas moins tout aussi insaisissables et obscures que les mystères de la Foi et les Voies impénétrables du Seigneur !

Nous avons, pour ainsi dire, déboulonné les dieux et les esprits pour les remplacer par la dictature et la domination de systèmes d’autorité incarnés dans des technostructures et des structures méthodologiques qui, d’emblée, excluent le hasard, l’insaisissable, l’imprévisible et la remise en cause. Mais au-delà de leurs dimensions apodictiques et utilitaires, de leur efficacité éprouvée, qui s’interroge sur leur véritable essence, leur contenu et la raison profonde de leur mise en place ? Il est sans doute vrai que notre époque a tendance à l’adoption rapide, parfois sans se poser de questions sur le bien-fondé des choses et l’intention de ceux qui les produisent !

Que valent des logiques qui réduisent l’humain en abstraction, en paramètre ou variable économiques à prévoir, organiser, contrôler et maîtriser ?

Sous ce rapport, ceux qui ne sont pas solvables et qui ont le tort de coûter se voient soumis en permanence à des pressions que leur statut rend obligatoirement légitimes. En l’occurrence, les pauvres, les chômeurs, les immigrés, accusés de déséquilibrer les budgets, de fausser les calculs, de déjouer les plans  programmés, les prévisions, les pronostics, les données, les critères et les statistiques convenus dans des systèmes clos et rigides, devenus la clef de voûte et la pierre angulaire d’un monde résolument utilitariste et obsédé par la valeur marchande, la recherche de l’utilité et du rendement.

L’enfermement dans ces systèmes clos, ces logiques rigides et ces structures désincarnées semble être l’aboutissement de la course effrénée vers le profit et la quête permanente d’une efficacité définie comme absolue. Le trait le plus marquant de cette oppression universellement ressentie, parce que ces systèmes s’exportent désormais partout et provoquent les mêmes réactions, est bien la vague d’immolation par le feu qui a saisi le monde en décembre 2010 avec le geste du jeune Tunisien Mohamed Bouazizi, ayant sonné le glas des régimes autoritaires dans les pays arabes. Depuis, l’immolation par le  feu  est devenue une forme de protestation empruntée par les plus faibles  face  à  des oppressions impossibles à vaincre et dont le cynisme n’autorise d’autre issue que l’immolation, c’est-à-dire l’élimination volontaire des plus démunis, ceux qui sont sans ressources pour se défendre.

Longtemps associée à des régions démocratiquement sous-développées, en proie à l’instabilité politique, l’immolation par le feu s’est paradoxalement répandue, au sein de sociétés occidentales jusqu’alors étrangères à cette pratique. Ainsi, en mars 2011, l’Italie fut sous le choc, suite au suicide par le feu de deux hommes acculés par des problèmes d’argent. L’image de  ce Grec de 55 ans se mettant le feu à la sortie d’une banque a fait le tour du monde. Plus récemment, en Belgique, un sans-papiers marocain, âgé de 40 ans, a tenté de s’immoler par le feu à la Maison Communale de Jemeppe-sur-Meuse, où il était venu demander un document lui permettant de rester en Belgique. Dernièrement, en France, un chômeur de 42 ans en fin de droits, s’est immolé devant le siège de l’ANPE à Nantes.

Pourquoi des individus, dont les réalités et les environnements de vie semblent en apparence si éloignés, sont-ils inspirés par les mêmes actes ? Pourquoi tous de la même façon mettent-ils en scène publiquement leur mort ? Quel désespoir les pousse ?

Dans les pays musulmans où l’immolation est perçue comme un péché, les religieux ont décrété que ceux qui se mettraient le feu ne bénéficieraient pas d’un enterrement conforme à la tradition, considérant qu’il appartient à dieu seul de donner et  de retirer la vie. Pourtant, cela n’a pas suffi à arrêter la funeste vague.

En Europe démocratique, le discours officiel tend au dédouanement des gestionnaires. En France, le service public a été blanchi de toute responsabilité. “Nul n’est besoin d’aller chercher une responsabilité” a déclaré François Hollande, affirmant au passage que les fonctionnaires de l’ANPE ont été “exemplaires” dans la gestion de cette affaire, dont l’issue tragique relève du désespoir d’un homme conjugué à la cruelle rigueur d’un contexte socioéconomique implacable. Cela non plus n’éclaire en rien sur le sens réel et la signification des actes posés. Ce que chacun se refuse d’entendre ou feint d’ignorer est, sans doute, l’ultime cri de détresse d’une humanité de plus en plus à l’étroit dans des systèmes de structures, de méthodes et de procédures qui l’évacuent de son essence intime. Une humanité qui refuse de se laisser mettre en boîte.

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