INTERVIEW : JÉRÔME DENIS & DAVID PONTILLE. CO-AUTEURS DE L’OUVRAGE “LE SOIN DES CHOSES. POLITIQUES DE LA MAINTENANCE”

par | BLE, DES.HUMANISMES, Politique

Pendant longtemps, la fabrication d’outils était perçue, au même titre que le langage, comme un attribut spécifique de l’espèce humaine. Cependant, dès le 20e siècle, les éthologues infirment cette croyance en attirant notre attention sur des chimpanzés qui se servent de brindilles pour pêcher des termites ou des oiseaux qui fabriquent des crochets pour mieux atteindre des aliments.

Si l’outil n’est pas l’apanage de l’Humanité, peut-être que la maintenance l’est davantage ? L’humain serait-il cet être qui prend soin des choses pour faire durer ce qu’il crée, ce qui rend le monde plus confortable, plus sûr ou plus beau ?

La maintenance comme soin du non-humain, mais aussi comme alternative à la surconsommation et comme rempart à l’obsolescence programmée dès lors que l’on prend conscience des limites physiques de notre environnement.

Jérôme Denis et David Pontille, sociologues et membres du Centre de sociologie de l’innovation de l’École des mines, ont co-écrit  « Le soin des choses ». Politiques de la maintenance », paru en 2022 aux éditions La Découverte. Un essai sur cette activité qui mobilise autant de sensibilité que de créativité pour dessiner « les contours d’un monde à l’écart des prétentions de la toute-puissance des humains et de l’autonomie technologique. Un monde où se déploient des formes d’attachement aux choses bien moins triviales que l’on pourrait l’imaginer ».[i]

Dans un dossier sur l’Humain, le non-humain et d’autres déclinaisons et questionnements sur le devenir de l’Humanisme et de ses valeurs, il semble fertile d’aller à la rencontre de ces sociologues de la maintenance, intéressés depuis longtemps par l’anthropologie des sciences et des techniques.

PH : Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à la maintenance comme objet sociologique ?

David Pontille : En tant que sociologues, nous avons réalisé une recherche qui avait comme objet la signalétique du réseau de transports parisiens (RATP). [ii] Cette recherche, publiée en 2010, s’intéressait aux activités, métiers, relations professionnelles autour de la signalétique. Plongés dans ce terrain sur les enjeux de design, quasi vers la fin de notre enquête, nous avons eu une sorte de révélation en creusant les activités du service de maintenance de la signalétique RATP. À ce moment, nous avons découvert une tout autre facette des panneaux (qui s’abîment, sont obsolètes, disparaissent…). Mais surtout nous avons compris que la version stable et rutilante que nous avions documentée jusque-là n’était possible que par ces activités de maintenance effectuées au jour le jour.

PH : L’attention fait partie des compétences indispensables aux activités de maintenance. Quelle est la nature de cette attention ?

David Pontille : Il s’agit d’une compétence qui est configurée et qui s’acquiert dans un cadre donné, avec une organisation du travail spécifique lorsque ces activités sont professionnelles, et en contact avec une matière particulière. Souvent, elle mobilise tous les sens. Dans notre terrain d’enquête, elle se déploie et s’apprend dans des faisceaux de relations professionnelles et au contact avec différents objets. Elle ne relève pas d’aptitudes innées, au contraire, il y a une nécessité de l’éveiller, de l’entretenir, de l’exercer et de la cultiver dans le cadre où elle se déploie. L’attention, dans les activités de maintenance, porte sur la fragilité des choses. Elle est généralement cadrée par des checklists et points de vigilance préétablis qui sont définis, puis améliorés collectivement. Bien que configurée, cette attention va avec une forme d’ouverture, qui permet de rester ouvert aux surprises que peuvent susciter les objets de maintenance.

PH : Dans votre ouvrage, vous développez principalement trois terrains où vous analysez les activités de maintenance ? Pourriez-vous expliquer ce choix ?

Jérôme Denis : Outre la signalétique de la RATP, nous avons présenté des enquêtes sur l’effacement des graffitis dans les villes et sur la maintenance des réseaux d’eau souterrains.

Pour ce qui est de la maintenance urbaine, on est partis du constat que la présence de graffitis était une préoccupation forte dans plusieurs grandes villes dans le monde à partir des années 1980. Notamment aux États-Unis, les autorités ont d’abord imaginé qu’elles pourraient se débarrasser du phénomène, avant de réaliser qu’il faudrait élaborer une politique anti-graffiti qui le traite comme un problème de maintenance. Ce terrain nous a permis de constater que, même au sein de politiques auxquelles nous n’adhérons pas forcément, il est possible de constater que les travailleurs et travailleuses en charge de l’exécution de ces politiques, au contact de la matière de la ville, développent une expertise d’une grande valeur, un savoir-faire, notamment cette attention à la fragilité dont David parlait plus haut.

Pour ce qui est de la maintenance des réseaux d’eau, celle-ci a été réalisée en collaboration avec Daniel Florentin, géographe et urbaniste. Il s’agit d’un terrain où justement les questions d’attention se posent d’une manière très complexe, puisqu’il s’agit d’une infrastructure vitale et souterraine et qui, en plus, pose des questions de financement et de politiques publiques très intéressantes.

D’autres travaux menés par des collègues s’ajoutent à ces terrains principaux. Nous avons essayé d’avoir la plus grande variété possible de situations de maintenance : de la réparation de téléphones portables et du recyclage d’ordinateurs en Afrique, aux mécaniciens automobiles ou à la conservation de monuments historiques, en passant par la restauration d’œuvres d’art. Toutes ces situations posent des questions similaires : quel est l’état normal des choses et comment on se met d’accord sur ce qui est normal et ce qui ne l’est pas ? Quelle est la manière ajustée pour que les choses durent ? Jusqu’à quand accepte-t-on qu’un pont se dégrade ? Que la Joconde jaunisse ou se craquelle ? Qui décide de la limite entre l’état normal et l’état de dégradation ? Quels sont les moyens mis en œuvre pour que des personnes surveillent les choses et s’en occupent ?

Les réponses à ces questions pointent toutes vers une définition très générale de la maintenance comme l’art de faire durer les choses.

PH : Est-ce que cette notion de maintenance peut être pertinente pour penser les enjeux liés aux droits sociaux. Si je vous pose la question, c’est parce que les politiques et les administrations insistent sur la nécessité, pour les travailleurs sociaux, d’innover constamment. L’innovation sociale est devenue une injonction. Alors que, parfois, on pourrait avoir l’impression qu’il serait déjà bien de maintenir les droits acquis ?

David Pontille : Pour tenter de répondre à cette question, j’évoquerais une autre enquête sur la maintenance des actes des huissiers de justice. Plus spécifiquement, sur les activités de maintenance des inscriptions – puisqu’il y a certains actes qui sont considérés comme défaillants, inactifs. Dans certains cas, il faut que les huissiers, assistés par leurs clercs, réparent l’écrit pour que celui-ci fonctionne. Alors, afin de vous suivre dans votre hypothèse, le droit peut être un domaine traversé par des questions de maintenance. Cependant, j’ai fait exprès de partir tout de suite de la question très matérielle des écrits. Il faut qu’il y ait une incarnation matérielle pour pouvoir parler de maintenance au sens où nous l’entendons.

Sans vouloir faire la police de la notion, on a une réticence assez forte à ce que le mot maintenance soit décliné à toutes les sauces, comme c’est le cas avec la notion de réparation. Depuis un certain nombre d’années on répare tout : les vélos, les téléphones, les océans, les humains, et même la planète. Nous n’adhérons pas ce geste qui fait perdre à la notion sa pertinence analytique.

Alors, dans un souci de cohérence, on va dire qu’il est important de rester fidèle à la définition maximaliste dont parlait Jérôme, mais qui malgré tout définit une forme de périmètre : il faut que ce soit une préoccupation forte des personnes et que cela soit articulé encore une fois à des formes qu’on pourrait dire d’incarnation et de traduction matérielle.

Donc, pour ce qui est de droits sociaux, tout dépendra de comment on calibre l’enquête, et quels sont les sites empiriques de la maintenance. Il ne faut pas qu’elle soit juste une notion fourre-tout ou un concept flottant.

Jérôme Denis : Nous n’avons pas fait d’enquête dans le domaine social, cependant, l’idée qu’il y a des luttes ou des résistances à des programmes qui font de l’innovation une espèce de bien en soi, voire d’une évidence, est très intéressante. Il y a déjà des pistes dans le domaine du soin, sur le maintien à domicile (des personnes dépendantes) par exemple, qui posent la question de ce qu’il faut consolider, de qu’est-ce que veut dire exactement maintenir. Pour ce qui est du domaine de l’innovation sociale, nous ne connaissons pas de cadre où il y aurait des contre-programmes, mais ce serait effectivement intéressant de s’y pencher. Cela sort de notre périmètre de recherche, mais ce serait un bon moyen de saisir la portée un peu plus étroite et politique de cette notion de maintenance comme une résistance à l’injonction à une certaine forme d’innovation.

PH : La sociologie de la maintenance est quelque chose de nouveau. Quelle est la nature du réseau de recherche sur ce domaine ?

David Pontille : Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler un collège invisible, réunissant des chercheurs dans différents domaines qui partagent, formellement ou informellement, les résultats de leurs recherches. Au départ, afin d’élargir nos réflexions, nous avons exploré des travaux sur la maintenance des objets techniques de la culture matérielle, de la conservation patrimoniale, dans différents domaines. C’est ainsi que nous avons été mis en contact, à l’occasion de colloques ou par des courriels, avec des collègues passionnés et spécialisés comme nous dans la maintenance, ou des personnes qui n’ont fait qu’un seul article sur la question. Parfois, des chercheurs dans des domaines très éloignés de nos terrains de départ ont pris contact avec nous, créant un momentum, comme Fernando Domínguez Rubio[iii], qui fait un travail passionnant sur la maintenance dans le domaine de l’art contemporain.

Jérôme Denis : Parfois, les personnes qui travaillent sur la maintenance sont aussi engagées dans des collectifs plus militants. Au sein de cette communauté de recherche, des collègues sont proches de certains acteurs de la lutte contre l’obsolescence et pour le droit à la réparation, par exemple.

PH : Une dernière chose que vous souhaiteriez ajouter, en guise de conclusion ?

David Pontille : Une dernière précaution, peut-être, serait d’éviter de romanticiser la maintenance. Celle-ci produit parfois des choses qu’on pourrait considérer horribles en termes de pollution ou de conditions extrêmes de travail. Malgré tout, dans ces situations néfastes, il y a des formes de préoccupation et d’attention de la part des travailleurs, pour faire durer les choses, dont on peut apprendre afin de nourrir des réflexions aussi bien analytiques, voire philosophiques que politiques. Il est essentiel de comprendre que la maintenance est traversée d’ambivalences : on ne peut être pour ou contre la maintenance : il y a des luttes incessantes, notamment pour définir le « bon » état des choses ou, bien sûr, à propos de la nécessité de faire durer telle ou telle chose, telle ou telle infrastructure plutôt que de l’abandonner voire d’en interrompre le fonctionnement. Nécessité pour qui, au nom de quoi, à quel prix ? Des travaux passionnants commencent à se mettre en place autour de ces questions qui sont un des horizons de notre livre.


[i] Jérôme Denis, David Pontille, Le soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris, La Découverte (Terrains philosophiques), 2022, quatrième de couverture (nécessaire ?)

[ii] Denis, Jérôme, et David Pontille. Petite sociologie de la signalétique. Presses des Mines, 2010.

[iii] « Fernando Domínguez Rubio nous plonge au cœur du Museum of Modern Art (MoMA), musée pionnier de l’art contemporain à New York […] cette catégorie est fragile et peut être rapidement anéantie sans un énorme travail de maintenance. » GARROCQ Jean-Baptiste, « Fernando DOMÍNGUEZ RUBIO, Still Life: Ecologies of the Modern Imagination at the Art Museum, Chicago, London, University of Chicago Press, 2020, www.cairn.info/revue-reseaux-2021-4-page-273.htm

Dans la même catégorie

Share This