PORTRAIT : SELMA BENKHELIFA

par | BLE, DES.HUMANISMES

C’est dans le calme de sa petite maison d’Anderlecht que l’avocate Selma Benkhelifa, loin de l’agitation des manifestations où nous avons l’habitude de la croiser presque systématiquement, nous reçoit.  

Dans sa cuisine, où elle prépare un café, le portrait de Ho Chi Minh[1] est collé sur l’une des armoires. « C’est celle des tasses à café, je dois l’ouvrir tous les matins », dit-elle goguenarde. Le leader de l’indépendance vietnamienne est pour Selma Benkhelifa une figure importante. Elle admire sa résistance à deux des plus grands empires et sa défense des aspects culturels du Vietnam. Elle cite volontiers d’autres figures tutélaires, sans hésitation : Angela Davis, pour son courage et sa détermination ; Nina Simone, qu’elle écoute en cas de coup de blues.

« Ça a été tellement dur pour elle qu’elle en est devenue dingue. C’est quelque chose qui me touche très fort et que je peux comprendre ». Il y a aussi Thomas Sankara[2], parce qu’il a prouvé que l’autosuffisance alimentaire pouvait être mise en place en cinq ans et que la faim n’est pas une fatalité. « Il a donné beaucoup d’espoir et il a été assassiné. Cela prouve qu’il nous faut combattre les puissances qui assassinent des personnes capables de changer les choses ». Une citation de Victor Hugo est aussi encadrée dans son salon. Dans une bibliothèque, Lénine côtoie discrètement le Coran.

Selma Benkhelifa est connue pour ses coups de gueule et son franc-parler dans les prétoires ou devant les micros à la sortie des palais de justice. S’assurer que ce que pense la rue soit entendu par les magistrats est une constante chez celle qui semble avoir fait siens les mots de Gisèle Halimi « ce n’est pas moi qui dérange ou qui fait scandale. C’est mon combat ». Nombre d’affaires qu’elle a eues à suivre pour ses clients trouvent non seulement des enjeux juridiques, mais sont aussi autant de batailles politiques et sociales.

Lorsqu’on lui demande de se présenter, elle indique sobrement qu’elle est mère de quatre enfants et avocate. Pour le reste, il va falloir creuser un peu…

Née en Belgique d’une mère belge et d’un père tunisien, elle s’installera d’abord à Schaerbeek. Dans les années 90, la police locale est dirigée par le tristement célèbre commissaire Demol[3], un flic ultra-violent et sympathisant du Vlaams Blok.[4] Selma Benkhelifa assiste donc aux violences policières quotidiennes qui s’abattent sur nombre de familles d’origine étrangère. Révoltée, elle décide qu’elle sera avocate pour lutter contre ces atteintes aux droits humains. Quelques années plus tard, elle s’inscrit à l’ULB pour faire du Droit, « comme on fait des études professionnelles ». Peu passionnée par la matière, qu’elle juge « déconnectée de la réalité », elle termine malgré tout son cursus et décroche un stage chez un avocat. Elle s’occupe de nombreuses affaires en droit des étrangers. Ses premières rencontres avec des réfugiés kurdes suscitent chez elle une admiration totale. Les mots « résistance » et « solidarité » résonnent pour Selma Benkhelifa : ses grands-parents belges sont d’anciens résistants communistes. Après la guerre, les discussions autour de la solidarité internationale envers les peuples en lutte étaient fréquentes dans la famille. « Pouvoir soutenir les réfugiés politiques, c’est ça que je voulais faire ».

Elle poursuit donc son stage et commence à travailler chez ce même avocat, situé chaussée de Haecht à Bruxelles. Le bureau de Selma Benkhelifa n’a pas changé d’adresse depuis lors : le cabinet deviendra Progress Lawyers Network, où elle travaille encore aujourd’hui. Dès le début de sa carrière, elle se concentre principalement sur trois thèmes : les violences policières, les droits des immigrés et les affaires de violences faites aux femmes, sujet qu’elle finira par abandonner pour se concentrer sur les deux premiers. Pour Selma Benkhelifa, la solidarité internationale est une évidence. Comment pourrait-il en être autrement quand on est issu d’une famille mixte ? Elle ne ressent aucun nationalisme : autant outrée quand un président tunisien insulte des migrants subsahariens que lorsqu’un Théo Francken déploie ses allusions détestables sur les migrants. Le curseur ? Les opprimés. Qu’il s’agisse de militants chiliens victimes de la dictature de Pinochet, de Palestiniens, de Kurdes et leurs longues résistances, ou encore des Ouïghours, Selma Benkhelifa prend fait et cause pour les opprimés.

Avec le temps et l’expérience, s’est-elle réconciliée avec le Droit ? Pas vraiment. Pour Selma Benkhelifa, « c’est une langue que le dominant utilise pour parler ou dominer ». Car que comprennent les milieux prolétaires et populaires au charabia inaccessible qu’est le droit, alors que nul n’est censé ignorer la loi ? « Je traduis donc ce que dit le dominant au dominé, mais je traduis aussi les revendications du dominé vers le dominant, pour qu’elles lui soient audibles ».Elle cite l’exemple d’une mère célibataire avec deux enfants, qui s’était fait radier du chômage sous prétexte qu’elle avait refusé un emploi de femme de ménage commençant à 6h du matin. La maman a expliqué qu’elle devait s’occuper de ses enfants à cette heure-là. Rien à faire. Maître Benkhelifa a attaqué la décision en justice, invoquant la CEDH et la Convention des droits de l’enfant. Elle traduit en termes légitimes et audibles ce que l’on ne voulait pas entendre car « les gens comprennent très bien leurs droits, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Ils ne connaissent pas les subtilités du droit ».

Après plus de 20 ans passés dans les prétoires des tribunaux, Cours d’Appel et de Cassation, Selma Benkhelifa constate amèrement que les bases du droit, ses principes et le respect de ceux-ci s’effritent peu à peu. Des politiques migratoires décomplexées, des protections internationales bafouées et refusées. Pire encore, le Gouvernement sortant a obstinément et systématiquement refusé d’appliquer des décisions de justice qui le condamnaient pour ne pas avoir respecté l’accueil dû à tout demandeur d’asile.

Depuis toutes ces années, plusieurs affaires l’ont marquée, mais deux en particulier : l’affaire Angélica en 2007, qui a secoué toute l’Europe après l’arrestation et l’enfermement d’une mère et de sa petite fille, Angélica[5], parce qu’elles n’avaient pas de papiers. « C’était quelque chose d’insupportable pour moi qu’on puisse mettre une petite fille et sa maman en prison pour l’unique raison qu’elles n’avaient pas de papiers »Depuis, le Gouvernement sortant s’est engagé à respecter les lois internationales. Jusqu’à quand ? L’autre affaire qui a ébranlé l’avocate, c’est celle de la petite Mawda[6], tuée d’une balle dans la tête par un tir policier. Selma a travaillé plus de quatre ans sur cette affaire, accompagnant la famille dans ses démarches, le procès et la reconstruction des parents.

Mais comment tenir ? Comment décompresser face à ce genre d’affaires dramatiques où les détails peuvent hanter longtemps les avocats qui s’en occupent ? Selma Benkhelifa a une particularité dans son parcours professionnel : elle a eu ses deux premiers enfants alors qu’elle était encore étudiante. « Alors que les jeunes stagiaires travaillaient jusqu’à 21h pour terminer leur dossier, à 17h00, je partais chercher mes enfants à l’école et à la crèche ». Deux autres enfants suivront, et un autre encore, accueilli en famille d’accueil. Les cinq enfants permettront à Selma Benkhelifa une déconnexion obligatoire, l’obligeant à quitter le monde, parfois très dur, auquel elle était confrontée quotidiennement. Aujourd’hui, ses enfants sont plus grands et participent à toutes les manifestations qu’elle fréquente. Sa fille a occupé l’ULB au printemps de cette année et milite au Cercle BDS[7] de l’université. Aujourd’hui, elle partage ses engagements militants avec eux.

Et si elle n’avait pas été avocate ? « Quand je suis rentrée à l’université, j’étais persuadée que je n’étais pas capable de réussir des études universitaires parce que je venais d’une école un peu poubelle. Je m’étais dit que je ferais institutrice. Et si j’arrête d’être avocate ? Ce serait… ouvrir une école ! »

Laïcité ?

« Mon papa est tunisien, je suis issue de la culture politique de Bourguiba. Il y a un Coran à la maison, mais l’Etat doit être laïque. Dans la Tunisie de Bourguiba, la Laïcité était le combat de l’indépendance. Malheureusement, je pense que le concept a été en partie volé par des gens de droite, ce qui m’énerve ! La Laïcité est un concept de gauche qui affirme que l’Etat ne peut imposer une religion, ni l’absence de religion. Je remarque que parmi les seuls États qui se mêlent de la tenue vestimentaire des femmes, ce sont les Talibans, l’Iran et la France. Il serait temps qu’on fiche la paix à ces femme ».

Bruxelles coup de gueule

« La misère galopante. Ça me frappe très fort. Quand j’étais enfant, nous étions partis en vacances en France avec mes parents. Je devais avoir 8 ou 9 ans, et j’ai vu quelqu’un dormir dans la rue. Je me souviens que cela m’avait fait pleurer. C’était quelque chose qui existait en France, mais peu en Belgique. Jusqu’à la fin des années 1980, il y avait très peu de SDF. Maintenant, on s’est habitué à voir des familles, des enfants, des jeunes qui dorment et meurent dans la rue. C’est quelque chose qui m’est insupportable ».

Bruxelles coup de cœur

« La multiculturalité ! Quand on est à Bruxelles, on a la chance de connaître des gens venus de partout. C’est une multiculturalité qui n’est pas organisée par l’État, mais qui vient des gens eux-mêmes. C’est une ville très cosmopolite où les gens se côtoient. Et moi, j’ai la chance de rencontrer des personnes venant de différents horizons, et je trouve que c’est vraiment une richesse ».


[1] Leader révolutionnaire vietnamien (1890-1969) et fondateur du Parti communiste vietnamien, il a mené la lutte contre les forces coloniales françaises et, plus tard, contre les États-Unis pendant la guerre du Vietnam. Président de la République démocratique du Vietnam (Nord-Vietnam) de 1945 jusqu’à sa mort, il reste une figure emblématique du mouvement anti-impérialiste, pour son rôle dans la libération nationale et la promotion des valeurs culturelles vietnamiennes.

[2] Thomas Sankara (1949-1987) était un militaire, révolutionnaire et homme d’État burkinabé, devenu président du Burkina Faso après un coup d’État en 1983. Tout au long de son parcours politique, il s’est attaché à mettre en œuvre des politiques radicales de transformation sociale et économique, prônant l’autosuffisance alimentaire, la nationalisation des ressources naturelles, et la lutte contre la corruption et les privilèges des élites. Sankara a aussi milité pour la libération des femmes, abolissant les pratiques traditionnelles oppressives et encourageant leur participation active à la société. Son engagement contre l’impérialisme et son appel à l’annulation de la dette africaine lui ont valu l’hostilité de certaines puissances internationales. Il a été assassiné en 1987 lors d’un coup d’État orchestré par son ancien allié, Blaise Compaoré.

[3] Après sa carrière policière, Johan Demol est entré en politique et a été élu député au Parlement bruxellois sous les couleurs du Vlaams Blok.

[4] Parti politique d’extrême droite flamand en Belgique, renommé Vlaams Belang en 2004, connu pour ses positions nationalistes et anti-immigration.

[5] En 2008, une mère équatorienne et son enfant ont été arrêtés en Belgique pour séjour irrégulier. La famille a été détenue dans le centre fermé 127 bis, provoquant une indignation publique et médiatique en raison des conditions de détention des enfants. L’affaire a suscité un débat sur la politique de détention des mineurs en Belgique.

[6] En mai 2018, Mawda Shawri, une fillette kurde irakienne de deux ans, a été tuée par un tir policier en Belgique lors d’une poursuite d’une camionnette transportant des migrants. L’affaire a suscité une grande émotion en Belgique et à l’international, soulevant des questions sur l’usage de la force par la police et les politiques migratoires en Europe. En 2021, le policier qui a tiré a été condamné à un an de prison avec sursis pour homicide involontaire. Le tribunal a reconnu que le tir était illégal et disproportionné, mais il a également noté qu’il n’y avait pas d’intention de tuer.

[7] BDS : Boycott, Désinvestissement et Sanctions, mouvement militant pour exercer une pression sur Israël afin de mettre fin à l’occupation et aux politiques discriminatoires envers les Palestiniens.

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