POUR UN INTERCULTURALISME LAÏQUE

par | BLE, Cohésion Sociale, Laïcité, Politique

L’interculturalisme est une notion qui revient régulièrement lorsque l’on parle de cohésion sociale et, plus largement, de gestion démocratique du pluralisme. Cette analyse propose d’étayer la notion d’interculturalisme en explorant son lien avec le principe de laïcité. Si l’interculturalisme est un modèle d’intégration, et non d’assimilation, la laïcité permet d’offrir un cadre d’intégration neutre. L’hypothèse que nous défendons ici est que la laïcité permet d’éviter à la fois l’écueil du relativisme moral, mais aussi celui d’un nationalisme tourné vers le passé, réducteur et excluant.

L’interculturalisme est une notion centrale de la cohésion sociale, à juste titre. En effet, comment savoir et vivre ensemble sans un désir collectif, politique, assumé de créer des ponts entre la société d’accueil et celles et ceux qui sacrifient énormément, souvent, pour s’y joindre et offrir un meilleur avenir à leurs enfants ? Sans tomber dans une pensée magique, ni enjoliver la diversité, il convient de se demander comment faire des compromis, comment appréhender la diversité et comment construire du commun afin de permettre à tout un chacun d’avoir des opportunités effectives, mais aussi signifiantes. La tolérance, aussi noble soit-elle, ne saurait suffire. Nous nous devons de construire des ponts et un monde commun, tant au niveau des institutions et des pratiques que sur le plan symbolique.

PETIT DÉTOUR PAR LE QUÉBEC

L’interculturalisme a de profondes racines au Québec. La raison en est fort simple. Les différences sociologiques et politiques entre le Québec et le Canada ont mené le Québec, ses intellectuels et politiques, à imaginer une politique d’intégration mieux adaptée à son histoire et à son peuple que ne l’est le multiculturalisme canadien, imposé de force depuis la Constitution de 1982.[1] Sans entrer dans les débats constitutionnels canadiens qui ont traversé la philosophie politique anglo-saxone durant les décennies 1980-1990, mentionnons seulement la rupture que le Québec a opérée à partir du début des années 1970, avec le dessein assumé de développer son propre modèle.

Sans refaire l’histoire de cette notion, qui ne fut pas appelée comme tel lors de ses premiers balbutiements, nous pouvons en trouver une des expressions les plus abouties dans les travaux du sociologue Gérard Bouchard, notamment son ouvrage L’interculturalisme. Un point de vue québécois (2012).[2] Il a cherché à systématiser sa pensée sur le modèle de l’interculturalisme et montrer la cohérence de ce modèle, en prenant en compte les perceptions et les critiques suscitées par le dépôt de leur rapport. Ce moment important de réflexion sur la gestion démocratique du pluralisme a attiré l’attention bien au-delà des frontières du Québec et du Canada, comme en témoigne l’ouvrage du sociologue français Jean Baubérot, Une Laïcité Interculturelle. Le Québec, avenir de la France ?  dans lequel il affirmequ’ « En définitive se joue au Québec la construction d’une laïcité intercuturelle. Cela ne concerne pas que le Québec. En France, en particulier, ceux qui estiment que la laïcité n’est pas seulement un héritage de la IIIe République mais reste aussi une idée neuve, qui a l’avenir devant elle, une réalité en mouvement, apte à affronter les défis du XXIe siècle, ne peuvent qu’être très attentifs aux débats québécois ».[3] Sans anticiper  la dernière section de cet article, qui portera sur la laïcité, insistons ici sur l’idée que celle-ci demeure en filigrane dans les débats sur le vivre-ensemble, à tout le moins dans des sociétés francophones comparables ou proches de la Belgique. Chacune ayant d’ailleurs son rapport propre à la laïcité. C’est d’ailleurs ce qui explique que la Loi sur la laïcité de l’État au Québec a été adopté en 2019[4], sous un gouvernement tout à fait différent de celui qui a initié la Commission Bouchard-Taylor, pour ensuite « tabletter » son rapport et ne pas modifier substantiellement les lois.

Pour en revenir à la contribution de Gérard Bouchard sur la notion d’interculturalisme, elle s’inscrit dans un désir de systématiser un modèle différent de celui du multiculturalisme canadien. Pour résumer, la différence essentielle entre les deux est que le multiculturalisme rejette l’idée d’une culture majoritaire à laquelle les immigrés doivent s’intégrer pour assurer la cohésion sociale. C’est tout le projet post-national du Canada enchâssé dans la Constitution de 1982 – laquelle le Québec n’a toujours pas signée à ce jour. L’idée est de rompre avec le paradigme de l’État-Nation et de détacher la citoyenneté d’une appartenance culturelle donnée. La Charte des droits et libertés assure les libertés individuelles et consacre la « grande mosaïque culturelle » canadienne. L’idée a bien évidemment ses mérites, mais elle vise essentiellement à noyer la spécificité québécoise dans la diversité canadienne afin de miner les visées indépendantistes du Québec, dans une perspective colonialiste et de Raison d’État, tout en consacrant, sans le dire, la culture majoritaire canadienne anglaise.

À l’inverse, l’interculturalisme propose un modèle d’intégration sans faire fi de l’histoire, de la culture et des représentations de la nation. Il ne s’agit cependant pas d’un modèle assimilationniste. C’est plutôt la langue qui sert de creuset afin de permettre les échanges interculturels et promouvoir l’égalité des chances. Au Québec, l’interculturalisme est donc soutenu par la Charte de la langue française (1977) qui visait à émanciper la nation québécoise de la domination des élites anglophones, essentiellement héritée du colonialisme. C’est pourquoi Bouchard, comme d’autres, insiste sur le caractère non assimilationniste de l’interculturalisme : il ne s’agit pas de reproduire à l’échelle du Québec la domination des minorités, subie elle-même par les francophones dans le Canada – et à l’échelle de l’Amérique du Nord plus globalement. « S’inspirant d’une philosophie qui a imprégné notre passé, l’interculturalisme se veut aussi une formule d’équilibres : une intégration sans assimilation, une mémoire collective faisant place à celle des minorités, une conjugaison des droits collectifs et des droits individuels, une majorité qui prend ses responsabilités, mais qui reste d’autant plus sensible à la situation des minorités qu’elle en est une elle-même ».[5]

Comme nous le verrons dans la dernière partie du texte, en plus de la langue commune et de l’interculturalisme, la laïcité permet d’articuler une politique cohérente de gestion de la diversité qui respecte à la fois les droits individuels et collectifs : « En somme, tout comme l’interculturalisme, le régime de laïcité inclusive se veut un modèle mitoyen, entre la formule républicaine, trop peu soucieuse de la liberté d’expression des différences, et le néo-libéralisme individualiste, trop peu sensible aux impératifs collectifs ».[6] Seul bémol ici, Bouchard semble confondre le « républicanisme » avec la France et sa laïcité, dite « fermée » (notamment aux accommodements raisonnables). Or, la France n’est pas une incarnation « pure » de la philosophie politique républicaine. Déjà, car elle confond l’indivisibilité de la volonté générale et la centralisation du pouvoir. Elle est trop peu fédérale et n’accorde que très peu d’autonomie à ses régions. Sur le plan philosophique, la liberté républicaine peut mener à d’autres politiques que celles qui sont d’application en France.

D’un point de vue théorique, libre-exaministe, il importe de ne pas opposer liberté républicaine, entendue comme liberté collective, à la liberté plus libérale, entendue au sens individuel. Il est tout à fait possible, par exemple, de penser la distinction entre l’interculturalisme québécois et le multiculturalisme canadien comme une opposition entre un régime républicain, garantissant aussi les libertés individuelles, et un régime libéral de « laisser-faire », hostile tant sur le plan ontologique qu’éthique aux libertés collectives. La philosophie politique républicaine peut tout à fait mener à l’équilibre que Gérard Bouchard estime désirable. C’est-à-dire éviter à la fois l’écueil d’une nation conservatrice, mais aussi celui de la privation des collectivités de leur droit fondamental à l’auto-détermination – et absolument nécessaire pour lutter contre les ravages du colonialisme, masqué sous l’idéologie (néo)libérale.

QUEL INTERCULTURALISME POUR BRUXELLES ?

S’il est tout à fait légitime pour la nation québécoise de chercher à maintenir et à reproduire sa culture minoritaire à travers un modèle d’interculturalisme basé sur son histoire et sa langue, le modèle doit nécessairement s’adapter dans d’autres contextes. Intéressons-nous ici à la Région Bruxelles-Capitale en tant, elle aussi, qu’entité fédérée, dans son contexte propre.

Se pose alors la question de l’identité bruxelloise… et donc de sa diversité inhérente. Bruxelles est un immense carrefour où s’entrecroisent des cultures et des langues différentes. Le nombre de parlements que l’on y retrouve décoiffe. L’idée même du vivre ensemble se décline en tellement de niveaux… et de conflits communautaires différents. Bref, c’est du belge.

Plus sérieusement, que signifie l’interculturalisme à Bruxelles ? Qui cherche-t-on à intégrer et surtout à quoi ? Contrairement aux États-Nations comme la France ou aux proto États-Nations comme le Québec, il n’existe pas à Bruxelles une culture dominante, s’appuyant sur une langue commune. Oui, le français domine. Mais il y a le choix des deux langues officielles, avec le néerlandais. Les parents ne doivent pas envoyer leurs enfants à l’école dans la langue commune. Ils ont le choix… en plus de cela il existe différents systèmes scolaires à l’intérieur d’une même communauté linguistique. L’aspect hétéroclite des communautés et donc des institutions bruxelloises complexifie grandement la question de l’interculturalisme.

La question se pose alors de savoir si le multiculturalisme ne conviendrait pas mieux comme modèle de gestion démocratique du pluralisme à Bruxelles. De par son statut particulier, Bruxelles présente une culture commune plus éclatée qu’elle ne l’est dans d’autres endroits comme la France ou le Québec. La question se pose alors : pourquoi l’interculturalisme ? Ne serait-il pas mieux d’opter pour un modèle expressément conçu pour rejeter l’idée même d’une culture majoritaire et dont le mérite est de dépasser l’idée que l’accès aux droits et aux opportunités significatives ne devrait pas être conditionné par les identités ?

La réponse à cette question n’est peut-être pas aussi évidente qu’il peut y paraître à première vue. Nous souhaitons plutôt ici explorer l’hypothèse d’une réponse négative et soutenir, plutôt, le modèle interculturel. Cela pour, au moins, deux raisons. La première est négative : un rejet du libéralisme politique qui en fournit les justifications philosophiques. La seconde est positive et plaide en faveur d’un interculturalisme s’inscrivant dans le cadre de la laïcité. Discutons d’abord la première raison avant de nous tourner vers la seconde, dans la prochaine section du texte.

Pour reprendre les mots de Gérard Bouchard, que nous avons cité plus haut, le problème avec le libéralisme (Bouchard parle de néo-libéralisme, mais le problème demeure), c’est que celui-ci est insensible à la dimension collective du politique. Le libéralisme conçoit l’État comme un moindre mal dans la protection des libertés individuelles, mais se méfie du fait qu’il puisse incarner un sujet collectif. Cela rend difficile la création d’un sens commun à la citoyenneté, à la création d’un sentiment d’appartenance avec des références communes permettant de s’approcher d’une cohésion sociale qui ne se réduirait pas seulement à une coexistence à peu près pacifique. Cette critique du libéralisme mériterait d’être étayée davantage, mais concentrons-nous plutôt ici à développer notre hypothèse en faveur d’un interculturalisme laïque.

LA LAÏCITÉ COMME SOCLE COMMUN… ET UNIVERSEL

Répétons-le encore : la laïcité n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une. C’est pour cette raison qu’elle est un pilier fondamental d’un interculturalisme permettant de créer du commun, de donner un sens à la citoyenneté en démocratie. C’est, à notre avis, son avantage concurrentiel face au multiculturalisme libéral (sans parler de l’histoire coloniale du modèle…) : de créer une citoyenneté qui dépasse la simple somme des individus et des identités. De créer une appartenance qui transcende les particularismes, tout en restant dans l’immanence. Ce que Rousseau appelait, dans Du Contrat Social, « la religion civile ».

La laïcité comme socle d’intégration interculturelle permet d’éviter, au moins, deux écueils dans la gestion démocratique du pluralisme. Le premier est le relativisme culturel, des normes et des pratiques de citoyenneté. Le second est la tentation d’adopter un modèle basé sur une version figée, voire passéiste de la nation, et de basculer en réalité vers un modèle assimilationniste ou excluant. Bref, la laïcité, comme principe de neutralité de l’État, permet d’intégrer la diversité sans privilégier quelques traditions que ce soit, si ce n’est celle de l’État de droit.

Affirmer dans les textes de lois, la laïcité de l’État, comme l’a fait, par exemple, le Québec en 2019, c’est rejeter le relativisme culturel et des pratiques de citoyenneté en affirmant qu’il y a des normes civiles qui sont – et qui doivent être – supérieures à quelques normes particulières. Ce n’est pas une restriction de la liberté de conscience, c’est un cadre pour penser le pluralisme. La laïcité établit clairement les limites de l’action de l’État et de la légitimité de la collectivité à se donner des lois à elle-même, dans le domaine du temporel. La laïcité tranche ainsi avec le laisser-faire libéral incarné par le multiculturalisme. Car ce n’est pas en laissant faire tout le monde, tout le temps, partout et comme il veut, en se fiant à la bonne volonté de chacune et chacun, que les choses vont naturellement s’équilibrer et tendre vers l’intérêt commun. L’inscription de la laïcité dans le droit commun est simplement une question de bon sens. Elle permet d’expliciter les normes communes de citoyenneté, de créer du commun et d’affirmer dans l’espace civil (et non public) la primauté du droit et de l’universalisme sur les normes particulières. En ce sens, la laïcité est un pilier de l’interculturalisme.

Dans la même veine, la laïcité en tant que principe de neutralité de l’État et des institutions publiques, sert de rempart au nationalisme « culturel » et conservateur. La laïcité ne nie pas les droits individuels que le libéralisme place au-dessus des impératifs collectifs. Elle protège, elle aussi, les droits des minorités face à la montée des populistes qui prônent une démocratie non libérale (illiberal democracy), pour réduire celle-ci à une tyrannie de la majorité. Évidemment, dire cela implique aussi de rester vigilant face à toute tentative d’instrumentaliser la laïcité pour faire des normes majoritaires, mais non moins particulières, les normes communes de la citoyenneté. Ce qui serait en soi une forme de relativisme, antinomique avec la laïcité elle-même qui, elle, embrasse la diversité et le caractère hétérogène de la matière sociale à laquelle la Constitution doit donner une forme. Pour appuyer la thèse que nous défendons ici, citons le philosophe Jean Leclercq : « Ici, on a choisi : on veut progresser, en passant de l’ère théologique à l’ère idéologique où laïcisation et sécularisation sont deux marques essentielles de la vie de la raison humaine et démocratique, dialogique et procédurale. Par-là, on cherche à se libérer des appartenances immédiates, à savoir comment faire du « nous » et pas du « eux », et à éviter les assignations automatiques (« moi comme athée, comme juif, etc. ») ou les procédés d’uniformisation ».[7]

La laïcité peut donc offrir un modèle de gestion démocratique du pluralisme. Soit un interculturalisme qui évite le relativisme moral qui guette le multiculturalisme libéral, tout en servant de rempart à la tyrannie de la majorité. En d’autres mots, la laïcité comme principe de neutralité permet d’intégrer la diversité à une majorité qui, à l’image du Québec, s’inscrit dans un contexte plus large et cherche à mettre fin à la discrimination des minorités sans reproduire ces discriminations à une autre échelle.

En guise de conclusion, si le terme de laïcité provient du grec « laos » qui signifie le peuple, notamment entendu face à l’élitisme du cléricalisme, cela fait sens que la laïcité soit une marque de l’interculturalisme en ce sens que l’intégration de la diversité s’inscrit dans une solidarité universelle. Comme le disait Machiavel, le peuple est animé par une passion pour la non-domination, alors que les élites ont un appétit pour la domination et c’est pourquoi il est préférable de confier la balance du pouvoir au peuple, puisqu’il voudra jalousement s’assurer qu’aucun intérêt particulier ne puisse s’emparer de la puissance commune, de la chose publique (res publica). De la même manière, la laïcité est un rempart contre les particularismes et l’interculturalisme se doit d’être laïque pour intégrer la diversité à une culture civique tournée vers l’intérêt général et les valeurs universelles d’égalité et de solidarité.


[1] https://www.laicite.be/magazine-article/quebec-choix-de-laicite/

[2] Suite à la Commission de consultations sur les pratiques d’accommodements liés aux différences culturelles – dite Bouchard-Taylor, menée en 2007-2008, au Québec, à laquelle il a présidé avec le philosophe Charles Taylor.

[3] Jean Baubérot. (2008). Une laïcité interculturelle. Le Québec, avenir de la France ? Éditions de l’Aube, p.

[4] Voir, notamment, Jean-François Grégoire. « Québec : Le choix de la laïcité », Espace de Liberté, Septembre 2019 / no. 481. https://www.laicite.be/magazine-article/quebec-choix-de-laicite/

[5] Gérard Bouchard. « Confusion autour du pluralisme et de l’interculturalisme », Le Devoir, 23 avril 2022. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/702588/point-de-vue-confusion-autour-du-pluralisme-et-de-l-interculturalisme#:~:text=Graham%20Hughes%20La%20Presse%20canadienne,la%20base%20de%20crit%C3%A8res%20inadmissibles.

[6] Gérard Bouchard. (2012). L’interculturalisme. Un point de vue québécois. Boréal : Montréal, p. 224.

[7] Jean Leclercq. « Et si la Belgique de demain était aussi laïque ? », Espace de Liberté, Avril 2021 / no. 498. https://www.laicite.be/magazine-article/belgique-de-demain-etait-laique%e2%80%af/

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