Aurions-nous le pouvoir de rendre la société plus égalitaire si nous refusions d’être en concurrence dès le choix d’une première école ? Peut-on imaginer, décider qu’il en soit autrement ? Comment faire ?
Petite canaille,
Tu es assis fièrement sur le banc en métal de l’arrêt de tram. La température a baissé. Le banc est froid aux fesses. Pas les tiennes. Bien sûr, ton lange y fait barrage. Tes jambes se balancent dans le vide. Tu regardes mes pieds toucher le sol. Tu portes un petit bonnet bleu avec un pompon rouge, une veste épaisse beige en velours, des bottes jaunes tailles 21. Tu tiens fort entre les mains ton petit sac à dos rouge. Un lapin mangeant une carotte est brodé sur le devant. À l’intérieur de cet objet d’une importance capitale : l’imagier des insectes, une voiture de course rose fluo, un marron ramassé en ce début de novembre, une petite grenouille en origami.
Nous habitons toi et moi dans un quartier à proximité de la gare du midi. Nos voisins sont issus d’Afrique du Nord et subsaharienne, de Turquie, de France, d’Italie, du Portugal, d’Espagne, de Pologne, de Grèce, de Roumanie, du Cameroun, d’Ukraine, du Brésil…
Tu regardes le monde défiler devant toi. Tout est spectacle extraordinaire. Les rues sont constamment sales. Tu prononces “woauw” quand un pigeon chipe du pain dans une poubelle ouverte. Tu fais un coucou enjoué aux jeunes dealers postés au coin de la rue. Tu chantonnes joyeusement “tuut, tuut” avec les klaxons las des embouteillages et des travaux. Tu souris.
Je vérifie sur mon téléphone que l’amie qui te gardera ce soir, tiendra bien son engagement. Parce que ce soir, je dois assister à un événement de la plus haute importance. Ce soir, beaucoup de choses se joueront déjà pour toi.
Est-ce un débat politique pour lutter contre le “sans chez soi” qui pique de plus en plus les yeux ? Est-ce un rendez-vous clandestin pour coller des affiches féministes dans l’espace public ? Est-ce une soirée punk sous le pont d’une autoroute ? Tu mets l’index dans ton nez. Tu as raison, car il s’agit d’autre chose. Ce soir, je mettrai ma plus belle robe de maman pour me rendre à une séance d’information sur les inscriptions en classe d’accueil dans une école communale.
La classe d’accueil, qu’est-ce que c’est ? C’est un nouvel espace où l’enfant s’assied gentiment sur un pot, c’est le tout-petit qui se cogne à la réalité de 24 autres pour une seule personne surchargée, ce sont des horaires qui commencent tôt avec des retards peu tolérés. C’est l’annonce de 15 années minimum entre quatre murs bétonnés.
Je me réjouis d’aller à cette soirée d’adultes. J’imagine un petit pot de l’amitié, une boule à facettes et autres lumineux de fête, de la musique des années 90 (surtout des slows).
Je me vois papoter avec les nouveaux parents, blaguer sur ce rôle haut en surprises, écouter les programmes d’apprentissages, poser des questions aux représentants des différentes écoles, croire au système éducatif égalitaire pour chacun, être un peu égaillée par le mauvais vin et rire un peu. Ce soir, je sors, autant en profiter.
Ce soir, c’est une autre réalité qui m’attend. Pourquoi faire “sympa” quand on peut faire lugubre ? Je suis assise sur une chaise pliable dans une salle éclairée par des néons. Personne ne s’assoit à côté de moi. J’ai de la soupe aux carottes sur le pantalon. J’ai oublié ma bouteille d’eau. J’ai soif et j’ai faim.
Pas de sourire, pas de bonsoir. Un homme se tient debout sur une estrade. Il allume son ordinateur qui lui permet de projeter un Powerpoint. Il annonce de sa voix grave : “Premier arrivé, premier servi !” Il poursuit : “Je vous préviens, tout, je dis bien TOUT se décidera sur un centième de seconde, tout se jouera à la vitesse éclaire ! Alors quand les inscriptions s’ouvriront, soyez dans les starting–blocks. Vous devez, je dis bien, vous DEVEZ être derrière votre ordinateur, en avance, le jour J. Avoir une connexion rapide à Internet. Faire appel à des amis, des collègues, des grands-parents, pour vous donner toutes les chances d’inscrire votre enfant dans la file d’attente de l’école de votre choix. Heureusement, ce soir, je vous explique les stratégies pour y arriver. Vous avez de quoi noter ? C’est parti !“
À défaut de petits fours, je mâche mon bic à quatre couleurs. J’écris en rouge la date et l’heure à ne pas manquer. Je note en vert les modalités à suivre. J’élabore mentalement des stratégies. J’en dresse la liste en bleu. J’entre dans la dynamique de gagner un combat. Je veux une école de qualité pour toi.
L’homme demande si nous avons des questions. Avec un goût amer, je lève le doigt : “Monsieur, pourquoi n’aurions-nous pas accès sans “se battre” aux endroits d’apprentissages appropriés pour nos gamins ?“
L’homme rit : “Madame, si on prend le temps d’écouter les besoins de chacun, cela prendra trop de temps. Mais je vous rassure, les parents présents à cette réunion d’information, qui se préparent aux modalités d’inscriptions ont souvent la place qu’ils désirent. C’est une récompense à leurs efforts.”
Mon cerveau implose. Une récompense comme un biscuit pour chien quand il donne la patte à son maître ? Une récompense comme une gommette parce qu’on a fait silence en classe ? Grâce à l’effort de quoi ? D’avoir eu accès à l’information ? D’avoir eu la possibilité de faire garder son ou ses enfants ? D’avoir écouté les règles sans broncher ?
Je lève la main, l’homme levant les yeux au ciel me donne la parole : “Oui madame ?”.
Je lui demande : “Est-ce que tous les adultes ayant des enfants ont eu accès aux rendez-vous de ce soir ? Comment font les personnes sans Internet ? Ou celles qui ne parlent pas français ? Comment ont-ils reçu l’information ? Connaissent-ils les modalités d’inscription ? Ou comment le système fonctionne ?“
L’homme veut m’interrompre, je n’en lui laisse pas le temps : “Et les parents qui sont au bout du rouleau ? Ou qui travaillent le fameux jour J, sans avoir la possibilité de s’absenter, sans relais à Bruxelles ? Avez-vous pensé à eux ?“
L’homme me dit fermement : “Madame, tous les enfants de la commune sont scolarisés. C’est la responsabilité des parents de trouver les renseignements. Tout est mis en place pour y accéder facilement.”
Je lève mon doigt. L’homme m’ignore. L’assemblée glousse. Je m’impose : “J’ai encore une question. Comment me sentir cohérente lorsque je dirai à mon enfant : “Attention, on ne frappe pas son voisin, on fait la file derrière le toboggan, on partage sa collation avec les autres enfants. Quand j’aurai moi-même virtuellement frappé les parents de ses nouveaux amis ? Et que je n’aurai pas agi pour celles et ceux laissés sur le carreau ?“
L’homme me dit : “Madame, nous ne laissons personne sur le côté. Simplement, ils auront une place dans l’école où il restera de la disponibilité. Et oui madame, toutes les écoles n’ont pas la même qualité. Certaines manquent de professeurs, d’autres n’ont pas les infrastructures suffisantes pour le nombre d’enfants, d’autres encore ne parviennent pas à réduire les cas de harcèlement. En attendant, je vous conseille de vous connecter le Jour J avec de l’avance et une bonne connexion internet. Je ne suis pas là pour vendre du rêve.“
J’ai la tête qui tourne. J’allume mon téléphone. C’est trop en fin de journée. Je scrolle des informations inutiles. Faire un pas de côté, pour ne pas monter sur cette estrade comme sur un ring (et mettre le système KO). Cultiver le plaisir de l’inutilité pour lâcher prise.
Savais-tu que les fourmis ne dorment jamais ? Que les pieuvres ont trois cœurs ? Que le cri d’un canard ne fait pas d’écho et que personne ne sait pourquoi ? Savais-tu que les éléphants sont les seuls mammifères qui ne peuvent pas sauter ? Que les paresseux prennent deux semaines pour digérer leur nourriture ? Que les escargots ont 14 000 dents et qu’environ 100 000 voyageurs par semaines fréquentent la gare du midi ? Non d’un algorithme ! Comment se fait-il que je reçoive cette donnée ? Ma géolocalisation ?
Je continue de faire défiler du contenu sur mon écran. Je veux partir loin d’ici. D’où viennent ces cent mille voyageurs ? Des montagnes de l’Atlas, du désert du Sahara ? Sont-ils voisins du Nil ? Ont-ils déjà trempé leurs orteils dans la mer Noire, dans la mer Égée, dans la mer du Nord ou dans la mer Méditerranée ? Viennent-ils des splendeurs du Sud ? Tu sais qu’il existe une cathédrale de sel dans le sous-sol de Varsovie ? Et que Dracula vient de Roumanie ? Que le mot “karaoké” signifie “orchestre vide” en japonais ? Qu’on peut manger des frites au Vietnam ? Et que la République démocratique du Congo est grande comme 80 fois la Belgique ?
Non d’une petite canaille ! Comment suis-je passée des fourmis insomniaques à vouloir t’expliquer soudainement le colonialisme ? Si je mets en lien la RDC et la Belgique, il faut que je t’explique la relation entre notre plat pays et cette terre magnifique. Comment introduire la notion de territoire, de domination, de politique, de pouvoir, d’économie, de conquête à un enfant de 2 ans ? Pour l’instant, tu ne partages pas tes biscuits, tu voles ceux des autres. Et moi, je vais me battre pour t’obtenir une place de choix dans un système inégalitaire.
Faut-il vouloir le meilleur pour son gamin dans l’adversité ? Faut-il mettre les parents, les tuteurs déjà en concurrence pour une classe d’accueil ? Est-ce qu’un changement pour plus d’égalité pourrait se penser déjà là ? Et si nous disions NON dès le départ à cette course débile ? Chaque petite tête a le droit de se développer dans un cadre solide, compétent, accueillant. Chaque petit chenapan a le droit d’avoir accès aux ressources nécessaires pour apprendre à lire, écrire et réfléchir. Il en va de l’intérêt de la société.
Je dis : “Monsieur, si je comprends bien, je dois faire entrer mon enfant dans un système qui contribue à maintenir les inégalités dès les couches culottes. Je suis convaincue que nous pouvons déconstruire ce système de domination dès l’accès au système éducatif. Il doit y avoir un moyen de faire autrement.”
Je reçois en réponse : “Madame, vous pouvez aussi faire école à la maison.” L’assemblée rigole.
Avant de rentrer de cette réunion, je fais trois fois le tour du bloc. Je me sens démunie. Les larmes montent. Le froid entre dans tout mon corps. Je pense aux valeurs que je te transmets, qui me sont chères :
- Fabriquer une épaule universelle sur laquelle toutes les têtes peuvent se poser ;
- Imiter le cri du loup pour sortir de nos colères ;
- Cultiver notre joie comme on cultive un potager ;
- Écouter celui ou celle qui parle, jusqu’au bout ;
- Dire : “je suis là, je t’entends.” ;
- Faire plus de soupe pour la voisine exténuée ;
- Croire plus en l’humain qu’au système ;
- Construire de nouveaux imaginaires ;
- S’engager avec les ressources et moyens que nous avons ;
- Être en adéquation avec les valeurs que je veux transmettre ;
Pourrais-je te parler de valeurs humaines si je m’assieds dessus à la première occasion ?
Comment faire ? Prendre le train, aller loin, au pays des animaux qui chantent ? Aller là où il fait bon vivre ? Un endroit où il fait chaud dans le cœur ? Nous bercer de douceur ?
Petite canaille, tu es assis fièrement sur le banc en métal de l’arrêt de tram. Tu souris. Je vais en faire autant. Pour l’instant.