VERS LA CONSTITUTION D’UNE LAÏCITÉ POUR TOUS

par | BLE, DEC 2017, Laïcité

D’aucuns considèrent qu’il n’est pas nécessaire d’inscrire la laïcité dans la Constitution car la Belgique est déjà suffisamment laïque, respectueuse des libertés religieuses, de la neutralité et de la non-ingérence entre le spirituel et le temporel… La neutralité de l’État et des institutions publiques n’aurait pas besoin d’être inscrite dans les textes fondamentaux puisqu’elle s’observe déjà dans les faits. Le pragmatisme belge et ses compromis serviraient bien mieux la cause que les grands mots à la française… Si la pratique existe déjà, nous demandons ce qu’elle perdrait à être nommée dans les fondements du fonctionnement de l’État ? Les choses n’en seraient que plus claires et la pratique plus pérenne. Ce serait en outre l’occasion de poser une définition commune de la laïcité et de sortir des confusions dont elle fait historiquement l’objet en Belgique.

UN RÉGIME SUFFISAMMENT LAÏQUE ?

Un des grands défenseurs d’une laïcité effective qui n’a pas besoin d’être gravée dans le marbre se nomme Hervé Hasquin : “un État peut-il être laïque sans pour autant inscrire la laïcité dans sa Charte fondamentale? À notre estime, la réponse est oui, car les articles de notre Constitution, inchangés jusqu’à ce jour, jettent les bases d’une laïcité, en tout cas politique, qui reposent sur une indépendance réciproque de l’État et des Églises.[1]

Commençons donc par nous demander dans quelle mesure l’État belge est-il laïque ?

En matière de respect des libertés fondamentales et en particulier de liberté religieuse ou de conscience, la Constitution belge s’avère une des plus démocratiques, tolérantes et souples qui soient. L’article 19 consacre la liberté de culte, son exercice et son expression publique. L’article 20 protège contre toute pratique religieuse imposée. Toutes discriminations pour raison idéologique ou philosophique se voient proscrites par les articles 11 et 131.

La séparation des Églises et de l’État est en partie prévue par l’article 21 qui, d’une part, empêche l’État d’intervenir dans les affaires internes des cultes, d’autre part, pose la préséance du mariage civil sur la bénédiction nuptiale. La séparation n’est cependant pas parfaitement étanche puisque l’article 181 organise le financement public des cultes catholique, orthodoxe, israélite, anglican, protestant, islamique et – depuis 1993 – des organisations philosophiques non confessionnelles (le Centre d’Action Laïque et deMens.Nu).[2] L’État s’immisce donc dans la sphère spirituelle en y injectant de l’argent. Mais il n’a aucun droit de regard sur la manière dont ce budget est utilisé et sur la définition des cultes ou de l’assistance morale et de leurs pratiques. Il ne peut afficher de préférence, encore moins d’appartenance, à l’égard d’aucun culte particulier. Il est aussi censé financer les différents cultes reconnus de manière égale et impartiale.[3] C’est pourquoi davantage que de laïque, on parle d’un État neutre organisant le pluralisme actif.

Ce pluralisme actif s’exprime encore, et s’ancre plus profondément dans la vie sociale, lorsque la Constitution, en son article 24, organise l’enseignement et le libre choix des parents entre des écoles confessionnelles ou libres subventionnées et un enseignement neutre que la communauté est chargée d’organiser dans le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents. Pluraliste certes, mais plus du tout laïque lorsque la charte fondamentale garantit que tous les élèves ont droit à “une éducation morale et religieuse”, à charge de la communauté.

LA LAÏCITÉ N’EST PAS L’ATHÉISME

Depuis des décennies, le mouvement laïque, comme son nom l’indique, se bat pour une laïcisation de l’État belge. La plupart des principes constitutionnels qui, selon Hervé Hasquin et d’autres, jettent les bases d’une laïcité politique en Belgique ont été obtenus par des adeptes de ce mouvement tout au long de l’histoire belge, histoire de compromis s’il en est. Dans la continuité de ces évolutions, nous estimons qu’une inscription dans la Constitution de la laïcité comme principe organisateur de la sphère publique permettrait, moins de parachever que d’approfondir et de clarifier cette laïcité de l’État si nécessaire au vivre ensemble harmonieux.

Le fait que cette revendication émane de ce qu’on appelle “la laïcité organisée” déforcerait la cause aux yeux de certains. “On sait que le combat sur la laïcité est porté par le mouvement laïc, affirmait Catherine Fonck (cdH) à la Chambre. Or ce mouvement n’est pas neutre, il est antireligieux, surtout anticatholique…” Le Centre Jean Gol et le Premier ministre ont soulevé le problème de manière plus nuancée en rappelant la double compréhension de la laïcité en Belgique, à la fois principe politique de séparation entre les Églises et l’État, à la fois conception philosophique fondée sur le rejet des dogmes et des arrières mondes. “Pour nombre de citoyens, la laïcité se confond aussi souvent avec l’athéisme.”

Il importe donc de rappeler haut et fort, voire de graver dans le marbre, que la laïcité n’est pas l’athéisme. Pour ce faire, il convient désormais de réserver strictement le terme de laïcité au principe politique qui organise le régime des libertés et à la dynamique de concertation qui permet la coexistence pacifique des différentes convictions et composantes sociétales. Il convient d’abandonner la notion de “laïcité philosophique” que nous utilisions jadis pour désigner cette conception de vie réglée par le seul libre examen. C’est en ce sens que les statuts du Centre d’Action Laïque[4] ont été révisés l’an dernier. L’article 4 relatif au but social ne distingue plus laïcité politique et philosophique. Il définit la laïcité comme “le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen.

Certes, notre mouvement ne renie pas son histoire et son identité. Il persistera à assumer sa conception de vie, à pratiquer l’assistance morale et à défendre ses intérêts, tel que précisé dans l’article 5 des statuts. Mais sans en faire une norme pour l’ensemble de la société ni une caractéristique du principe de laïcité. La promotion de la laïcité comme un des fondements constitutionnels de l’État belge requiert de faire la part de ce qui appartient en propre à notre communauté philosophique et ne peut être imposé à tous, et de ce qui peut et doit être partagé par tout le monde pour vivre ensemble dans l’égalité, la solidarité et le respect des libertés de chacun. Ainsi la définition proposée par les statuts du CAL pourrait figurer dans la Constitution à condition d’en ôter le terme “humaniste” et les derniers mots “par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen”. Le libre examen est notre méthode, nous devons entendre qu’il n’est pas forcément celle des bouddhistes, des catholiques ou des musulmans. Du reste, cette définition est limitative en ce que l’État doit déployer bien d’autres moyens que la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen afin d’assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation (des lois anti-discriminations, des mécanismes de ponction et redistribution, des services publics…).

Il y a lieu enfin de rappeler que la démarche philosophique concerne principalement les individus[5] et leurs choix. Tandis que la laïcité comme principe constitutionnel, au même titre que la neutralité et l’impartialité, s’impose à la puissance, aux institutions et aux fonctions publiques, pas aux personnes.

L’inscription de la laïcité comme principe d’organisation de l’État et sa définition, au sein même de la Constitution, comme un enjeu pour tous permettant la coexistence des croyants et non croyants, clarifierait les choses de manière univoque. La laïcité ne serait plus l’apanage des “laïques organisés” mais de tout le peuple belge. Elle ne pourrait plus être confondue avec l’anti-religiosité ou l’athéisme.

DE L’INSCRIPTION À SA FORMULATION

Reste à savoir sous quelle forme transposer ce principe dans la charte fondamentale de l’État belge. Lors des débats sur les “valeurs fondamentales de la société”, initié par Patrick Dewael (VLD) à la commission de révision de la Constitution de la Chambre, les termes de neutralité et d’impartialité semblent préférés à celui de laïcité. Nous insistons pour que le terme soit justement utilisé en précisant que c’est lui qui assigne aux pouvoirs publics un devoir de neutralité et d’impartialité. La définition proposée par les statuts du CAL pourrait être reprise (moyennant le toilettage proposé ci-dessus) bien que nous soyons ouverts à d’autres formulations issues d’un
travail de concertation au sein de la commission et validées par des constitutionnalistes.

Cette définition de la laïcité et de l’État comme laïque pourrait figurer dans un préambule à la Constitution présentant les valeurs fondamentales de la société, dans un article du Titre 1er (De la Belgique fédérale, de ses composantes et de son territoire) ou dans l’article 21. Le préambule serait le plus pédagogique et sans doute le plus facile à adopter mais n’en ferait pas un principe juridique organisant l’État, un article du Titre 1er aurait le plus de force (comme en France) mais ne fera pas l’unanimité (parce que trop français), la modification de l’article 21 serait sans doute la plus logique.[6] Ces options ne sont pas exclusives l’une de l’autre bien qu’il ne faille peut-être pas trop en demander…

DE L’INSCRIPTION À SES IMPLICATIONS

Ce ne serait pas rien d’inscrire la laïcité dans la Constitution. Mais ce n’est pas tout… Encore faut-il en tirer les conséquences.

Contrairement à ce que certains supputent ou soupçonnent, une telle définition laïque de l’État belge n’entraînera pas automatiquement l’interdiction des signes religieux à l’école et dans la fonction publique. Le principe de laïcité s’impose aux institutions et non aux individus. Pour les enseignants et les fonctionnaires, on peut considérer que la fonction publique prime sur l’individu qui doit afficher des apparences de neutralité mais cela pourrait encore être nuancé. Ces questions devront de toute façon être réglées par des lois. Des accommodements raisonnables ou ajustements ponctuels ne sont pas totalement exclus non plus dès lors qu’on n’y voit pas le primat des préceptes religieux sur la loi civile mais des exceptions extrêmement circonscrites et pondérées, décidées par la justice afin d’empêcher une discrimination particulière. Tels que les définissent les instances juridiques internationales, il n’y a jamais de généralités en matière d’accommodements raisonnables, ils ne peuvent valoir ni pour toute une communauté, ni pour un ensemble de situations semblables. Il s’agit toujours de demandes singulières traitées au cas par cas de sorte que la réponse apportée ne soit pas disproportionnellement contraignante ni pour l’individu ni pour l’institution ou la collectivité.

Une suite logique de cette consécration de la laïcité en Belgique mènerait à la fin du financement de l’enseignement libre, des cultes et des communautés philosophiques non confessionnelles, ainsi qu’à la suppression des cours de religion ou de morale dans un réseau unique d’école publique. Ce sont des évolutions que nous devons souhaiter au nom de la laïcité. Mais nous savons qu’ouvrir ces débats touchant à des équilibres sur lesquels reposent l’unité et la paix nationales pourrait “mettre notre pays à feu et à sang”, selon l’expression d’Edouard Delruelle.

Avec prudence, stratégie et diplomatie, nous estimons devoir avancer dans ce sens, conscients que ces évolutions ou révolutions ne se feront pas plus vite que Rome. Avancer dans ce sens, cela signifie à terme envisager et anticiper la perte de subventions importantes et réfléchir à d’autres moyens pour fédérer les athées, les agnostiques et les libres penseurs, pour organiser la communauté philosophique non confessionnelle, faire valoir ses points de vue dans le débat public et défendre ses intérêts. Tout comme les églises continueront à exister et s’exprimer dans un État pleinement laïque, cette communauté gardera sa raison d’être. Elle ne devrait par contre plus s’intituler “laïque” au premier chef tout en restant liée à cet enjeu. Pourquoi pas un “Mouvement des libres penseurs en faveur de la laïcité de l’État” ?

Il s’agit là des prochains pas à franchir après ceux du remaniement de la Fête laïque de la jeunesse, du cours de philosophie et de citoyenneté et de la révision constitutionnelle actuelle. Sans être experts, nous pensons que des constitutionnalistes aguerris pourraient – en attendant – élaborer une formulation du principe de laïcité compatible avec les articles 24 et 181, du style “La laïcité est le principe… et qui oblige l’État à demeurer impartial dans la reconnaissance du pluralisme philosophique et religieux”.

UNE INSCRIPTION ET DES PRÉCAUTIONS

Nous considérons la laïcité comme un principe politique mais aussi comme un cadre dynamique et un outil de gestion de la diversité. Il ne faudrait donc pas que son inscription au frontispice de l’État nous laisse ensuite nous reposer sur nos lauriers et nous dispense de la faire vivre au quotidien, à travers des interactions et des négociations permanentes. Il ne faudrait pas en faire un dogme figé et brandi pour couper court à tout débat, comme l’attestent certaines dérives françaises. Il ne faudrait pas non plus en faire une arme de discrimination et d’exclusion de personnes étrangères ou issues de l’immigration. Telle est pourtant la motivation de certains députés qui ont remis le point à l’ordre du jour en réponse aux attaques djihadistes : inscrire la laïcité dans les valeurs nationales pour pouvoir déchoir de la nationalité et expulser les suspects de terrorisme qui n’y adhèrent pas. Il faut garder tous ces écueils à l’esprit mais ne pas passer à côté de l’opportunité qui s’est offerte d’enfin aborder ces questions fondamentales. Saisir l’opportunité et la cadrer. Avec l’espoir qu’un enjeu tel que la révision de la Constitution générera un vrai débat de fond, pesé, réfléchi, et animé par des visions à long terme plutôt que des réactions “émocratiques” aux attentats qui n’en finissent pas de défrayer la chronique et d’effrayer le peuple.


[1] “Faut-il modifier la Constitution pour y inscrire la laïcité?”, L’Echo, 2 mars 2016.

[2] Ce qui a été exclu par la définition française de la laïcité dans la loi de 1905 : “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte” (art. 2).

[3] Notons que c’est loin d’être le cas : 85 % du financement des cultes revient à l’église catholique romaine, 8 % à la communauté philosophique non confessionnelle, et 7 % repartis entre les cinq autres (Caroline Sägesser, Le prix de nos valeurs. Financer les cultes et la laïcité en Belgique, éd. Espace de Libertés, 2010).

[4] Suivi par Bruxelles Laïque et d’autres régionales.

[5] Bien que le libre examen, la confrontation aux faits, la remise en cause des dogmes sont également les bienvenus dans le débat public et démocratique.

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