LA CHRONIQUE DE “SETH EMIEUX-AVENG”*

par | BLE, Précarité

*Cette chronique est écrite sous pseudonyme et se doit d’être prise au second degré.

On nous fera bientôt croire que la précarité n’est pas précaire !

J’ai grandi, il y a quelque temps certes, mais pas autant que vous ne pourriez le croire, dans un monde sans précarité. Il y avait des clochards, bien sûr, du quart monde en quantité, du lumpenproletariat en veux-tu-en-voilà, des pauvres à tire-larigot. Et même, sans doute des femmes incapables de se payer des serviette hygiéniques – mais on avait encore le bon goût de ne pas en parler !

Mon monde n’était donc pas tellement différent du vôtre, mais il était sans précarité. Il ne serait en effet venu à l’idée de personne de réunir tout ce beau monde – dans une catégorie unique – et moins encore de recourir au terme de « précaires » pour ce faire. La mode est désormais lancée et je suis à deux doigts de revendiquer ma « précarité capillaire » pour me libérer de l’infâmant stigmate de la calvitie !

En mal de lutte de classes, las de parler d’exploitation, les nouvelles générations ont donc inventé la précarité… Nouvelle plaie d’Égypte, cette peste sans coupable qui s’abattrait sur le sel de la terre, sur ses revenus, sur ses emplois, sur ses logements, sur ses amours et, désormais, sur ses menstruations. L’ubiquité contemporaine de la précarité pourrait nous faire croire qu’en ce bas monde, la seule chose qui ne soit pas précaire, la seule à ne pas être menacée par la Grande extinction qui fait la fortune des collapsologues, c’est la précarité elle-même. J’ai l’impression que nos jeunes imaginent beaucoup plus facilement la fin du monde que la fin de la précarité !

Même les maréchaux-ferrants !

Jacques Chirac nous avait d’ailleurs fourni un aperçu saisissant de cette loi nouvelle de la précarité universelle lors d’une conférence de presse de 1997 à Sao Paulo, qui constitue par ailleurs un bon avertissement de santé publique sur les ravages de la caïpirinha : « C‘est la vie. Les arbres naissent, meurent, les plantes, les animaux, les hommes, les entreprises. [ …] il fut un temps où nous en avions en France, moi, j’ai connu quand j’étais petit des maréchaux-ferrants partout. J’ai même travaillé chez un maréchal-ferrant. Il n’y en a plus, ils ont disparu. Ce n’est pas pour autant naturellement que la civilisation a régressé, même s’ils avaient un certain charme. Alors, quand il y a des usines inadaptées, on est bien obligé de les fermer ».

Maintenant que nous sommes mieux informés sur la fragilité existentielle des maréchaux-ferrants et des usines, il serait peut-être temps d’explorer le sens profond de la « précarité ». D’après Larousse, est précaire ce « qui n’offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut toujours être remis en cause ». Qu’on ajoute « précaire » à un substantif comme « emploi », « logement », « amour » ou « bonheur », je peux dès lors le concevoir, mais l’utilisation absolue et intransitive de « précarité », gravée parfois dans le terme « précariat », voilà qui me plonge dans une perplexité… insuffisamment précaire. Insuffisamment précaire car cette perplexité offre maintes garanties de durée, de stabilité, et bien peu de remises en question. Quoi de plus précaire en effet que la précarité elle-même ? Pourquoi dès lors y recourir pour désigner un état stable d’instabilité, un état temporaire durablement figé, la fragilité faite roc ?

Car si le chômage est précaire, c’est bien parce que les personnes qui le subissent risquent bien de retrouver prochainement un emploi. Le chômeur est d’autant plus précaire que grandes sont ses chances de redevenir un travailleur – à part peut-être dans certains coins reculés du Hainaut qui peuvent se targuer d’avoir inventé le chômage éternel et dès lors d’avoir mis fin à sa précarité.

Mais on ne s’est pas arrêté en si bon chemin : on a été jusqu’à substantiver l’adjectif lui-même pour parler des « précaires », ces personnes dont la pauvreté est si peu précaire et au contraire tellement pérenne qu’on peut les caractériser durablement par ce seul trait. À ce niveau de permanence dans l’impermanence, il n’y a guère que le bouddhisme pour rivaliser !

Mais telle est sans doute la tâche qui requiert actuellement le plus d’énergie de nos jeunes générations militantes : construire le combat sur des colonnes de sables, fluidifier le rapport de force, édifier des catégories fugaces, s’acharner à pétrir le mou dans le vain espoir de le voir durcir, jeter l’échelle avant même d’en avoir gravi un échelon. Avec des lances en mousse, des boucliers en éponge et des identités fluides, le mouvement social est sur le point de lancer la grande bataille du suicide collectif. Tant qu’ils n’auront face à eux que la précarité même du concept de précarité, les pouvoirs pourront continuer à profiter du sommeil tranquille, des caïpirinhas excessives et des rêves nostalgiques de maréchaux-ferrants disparus.

Leur a-t-on dit à ces nouveaux militants que leur jeunesse elle-même est précaire ? Vont-ils, pour protester contre ce scandale, joindre leurs voix au chorus transhumaniste de la Silicon Valley ? Je les entends d’ici réclamer le jeunesse éternelle en même temps que la pension à quarante ans !

Ne nous inquiétons, toutefois, pas plus que nécessaire ! Il n’est en effet sans doute rien de plus précaire que leur engagement, qui durera ce que durent les grands élans égalitaires de la jeunesse. Au moment du premier héritage, lorsqu’il s’agira de s’acquitter des droits de succession, on entendra les mêmes se plaindre de cet impôt exorbitant qui vient taxer… la précarité de l’existence !

Pour les précaires… une prière !

Ce n’est pas tout ! Nous nous sommes jusqu’ici contenté d’un simple recours au Larousse et à Jacques Chirac, dont on connaît les limites respectives en matière linguistique. Ouvrons plutôt le merveilleux « Trésor de la langue française » pour en apprendre un peu plus sur les origines philologiques de la « précarité ». Merveille des merveilles : « du latin precarius, qui s’obtient par la prière ».

« Précarité, qui es au mieux,

Que ton nom soit sanctifié,

Que ton règne vienne,

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Donne-nous aujourd’hui notre rien de ce jour. »

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