CONTRIBUER OU S’EFFACER ? LA PLACE DES HOMMES DANS LES LUTTES FÉMINISTES

par | BLE, DIALOGUE, Féminisme

Le débat n’est pas nouveau mais il ressurgit avec force à mesure que les mobilisations féministes gagnent en visibilité : quelle place donner aux hommes dans ces luttes ? Pour certaines, leur implication est indispensable, car l’égalité ne saurait se construire sans que les dominants assument leur part de responsabilité. Pour d’autres, cette présence pose problème, car elle tend à reproduire la centralité masculine et à invisibiliser les femmes. Entre attentes, espoirs et méfiances, le sujet divise jusqu’au sein des mouvements progressistes.

Les hommes doivent prendre part aux combats féministes

Si les femmes ont toujours porté le flambeau des luttes féministes, la question de l’implication masculine s’impose comme une nécessité pratique. « L’égalité ne se fera pas sans les hommes », rappelle la spécialiste en étude de genre, Zoé Cleeren, dans la revue Politique (n°129).[i] Pour elle, les expériences intimes montrent que lorsque des hommes se revendiquent pro-féministes, cela peut avoir des effets concrets : meilleure écoute, attention portée au consentement, remise en cause d’attitudes sexistes. Mais, ajoute-t-elle, encore faut-il que ces prises de conscience ne restent pas de simples postures.

Francis Dupuis-Déri, politologue québécois, insiste de son côté sur la dimension collective. Dans son livre Les hommes et le féminisme. Faux amis, poseurs ou alliés ? (Textuel, 2023), il souligne que la non-mixité est un outil stratégique indispensable, mais cela n’empêche pas les hommes d’agir en soutien. « Comme les syndicats se réunissent entre eux pour élaborer une stratégie, les femmes peuvent et doivent avoir leurs espaces. Les hommes, eux, peuvent s’organiser pour rompre la solidarité masculine qui protège les comportements sexistes », explique-t-il.

Cet engagement prend aussi la forme d’un partage des responsabilités dans la vie quotidienne. La sociologue Marine Quennehen, dans le même dossier de Politique, note que « devenir père féministe, ça s’apprend ». Pour elle, il ne s’agit pas seulement d’accompagner les enfants aux activités « fun », mais bien d’assumer la charge mentale, les tâches domestiques et les soins. Un point d’autant plus crucial que l’inégale répartition du travail domestique reste l’un des ciments de la domination patriarcale.

La question contraceptive illustre également ce déplacement des charges. Lola Tribout, doctorante en sociologie sur la contraception masculine, insiste sur le fait que l’arrivée de nouvelles méthodes n’a de sens que si elle s’inscrit dans une logique féministe : « Il ne faut pas hyper-valoriser l’homme qui prend en charge sa contraception », prévient-elle. Mais cette possibilité ouvre malgré tout une brèche vers une plus grande équité.

Au-delà de l’intime, l’engagement masculin se joue aussi dans les espaces collectifs. Dans le syndicalisme, par exemple, Anne-Françoise Theunissen rappelle que « quand des hommes portent explicitement les revendications féministes, ça avance ; quand ils ne le font pas, ça traîne ». Leur soutien, loin d’être accessoire, peut débloquer des rapports de force, à condition de ne pas se substituer aux femmes qui les portent.

L’écrivaine américaine bell hooks, traduite en français sous le titre La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour (Éditions Divergences, 2021), défend une thèse similaire. Pour elle, le patriarcat opprime aussi les hommes, en les enfermant dans des rôles virilistes destructeurs. S’impliquer dans le féminisme, c’est donc aussi se libérer soi-même : « Les hommes ont tout à gagner à défaire le patriarcat. Il ne leur promet que solitude affective, violence et incapacité à aimer ».

Enfin, de nouvelles générations d’auteurs comme Quentin Delval insistent sur la dimension pédagogique de l’engagement. Dans son ouvrage Comment devenir moins con en dix étapes (2023), il se moque des « esquives masculines » qui consistent à se dire « déconstruit » tout en gardant des pratiques sexistes. Son appel est clair : travailler entre hommes pour se corriger mutuellement, mais toujours sous l’horizon du féminisme.

L’ensemble de ces voix converge : la présence des hommes dans les luttes féministes n’est pas une faveur accordée aux femmes, mais surtout une responsabilité politique. Elle passe par le partage des charges, la remise en question de ses privilèges et un engagement concret dans les espaces militants et syndicaux.

Attention au centrage masculin

À l’inverse, de nombreuses militantes insistent sur les dangers d’une telle implication. La principale crainte est celle du recentrage. La militante et essayiste Pauline Harmange, autrice de Moi les hommes, je les déteste (Seuil, 2020), l’exprime sans détour : « Ce n’est pas aux femmes de faire la pédagogie auprès des hommes. Ce travail-là leur incombe à eux ». Derrière cette formule se cache un ras-le-bol : trop souvent, l’entrée des hommes dans les luttes féministes se traduit par un surcroît de charge mentale pour les femmes, sommées d’éduquer leurs compagnons ou collègues.

Le risque est aussi celui de l’hypervisibilisation. Comme le souligne Lola Tribout (Op. cit.) à propos de la contraception, les rares hommes qui s’impliquent sont parfois présentés comme des héros, alors même qu’ils ne font que leur part. Cette dynamique d’admiration contribue à invisibiliser le travail massif et quotidien des femmes quant à la charge contraceptive qu’elles portent toujours presqu’intégralement.

Francis Dupuis-Déri met quant à lui en garde contre les « faux amis » des luttes féministes : ces hommes qui apparaissent volontiers sur les photos de manif mais se dérobent quand il s’agit de tâches ingrates. Dans son livre, il rappelle une règle simple : « un homme féministe qui refuse la critique ou cherche à contrôler les espaces des femmes cesse d’être un allié pour redevenir un obstacle ».

La non-mixité masculine, parfois proposée comme pendant des groupes de femmes, est loin d’être une panacée. Dans Politique, le collectif La Bonne Poire observe que ces espaces basculent souvent vers un entre-soi qui recentre le vécu masculin, voire glisse vers un discours masculiniste. « Sans boussole politique claire, ces cercles deviennent vite un miroir narcissique », notent-ils.

Les contradictions apparaissent également dans l’intime. Zoé Cleeren rappelle que certains hommes pro-féministes peinent à reconnaître leurs propres abus, préférant théoriser leur engagement plutôt que d’assumer des responsabilités concrètes dans leurs relations. Cette dissonance nourrit la méfiance : comment croire à l’implication d’hommes qui ne reconnaissent pas leurs propres torts ?

Pauline Harmange souligne encore un point crucial : vouloir inclure les hommes partout peut fragiliser les espaces non-mixtes féminins, patiemment conquis pour que les femmes puissent élaborer leurs stratégies sans être interrompues ou jugées. L’exigence d’inclusion masculine y est perçue comme une nouvelle forme d’intrusion.

Enfin, de nombreuses militantes pointent le risque de dépolitisation. Le travail sur les masculinités peut se réduire à des ateliers de développement personnel, centrés sur « le bien-être des hommes » plutôt que sur le démantèlement du patriarcat. Comme le note Dupuis-Déri, « si l’engagement devient un narcissisme de la déconstruction, il sert plus à l’ego qu’à la cause ».

À cela s’ajoute le contexte politique : la montée du masculinisme, notamment chez les jeunes, montre que l’espace laissé aux hommes pour parler de féminisme peut être récupéré par des courants hostiles. Dans un climat de backlash, chaque prise de parole masculine doit être interrogée : s’agit-il de renforcer les luttes féministes, ou de les neutraliser ?

Au fond, la critique n’est pas que les hommes s’engagent, mais la manière dont cet engagement se traduit. S’il se limite à occuper de la place, à réclamer de la reconnaissance ou à « voler » la centralité, il reproduit la domination qu’il prétend combattre. Pour beaucoup de militantes, mieux vaut alors que les hommes restent en retrait, écoutent et travaillent entre eux, plutôt que de venir saturer les espaces de lutte.


[i] Politique – Revue débat, Hommes et féminismes. Entre la parole et les actes, Numéro 129.

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