LES PRATIQUES D’AUTO-SUPPORT. PRENDRE SOIN DE NOS MANIÈRES DE FAIRE COLLECTIF

par | BLE, Politique, SEPT 2015, Social

Dans le cadre de notre travail d’enquête politique autour du travail social et des pratiques de soin[1], il nous a semblé nécessaire de proposer un moment public d’échanges autour d’un certain nombre d’expériences singulières. Ces expériences, nous avons voulu les mettre sous le signe de l’auto-support.

Il s’agit par là de rendre compte des processus qui fabriquent de nouveaux modes d’existence d’un événement, qui instaurent d’autres régimes d’intelligibilité d’expériences jusqu’ici captive des dispositifs de soin ou du travail social. Avec l’association ASUD,[2] des usagers de drogues évoqueront la question des rapports aux substances psycho-actives, légales ou illégales, et de l’impossible équation entre expérimentation, soin et prohibition. Avec le collectif Ding ding dong,[3] il sera question d’une reprise des effets que la mutation génétique de la maladie d’Huntington entraine dans la vie d’une personne et de la  reconfiguration du collectif auquel elle appartient, parfois contre la médecine. Avec REV,[4] des entendeurs de voix évoqueront l’expérience dite hallucinatoire en la délogeant des déterminismes de la clinique psychiatrique. Avec Visa Santé (Maison Médicale communautaire à Woluwé-Saint-Lambert), nous suivrons le processus de création d’un lieu de soins mis en place, ensemble, par des professionnels de la santé et des habitants d’un quartier. A chaque fois, nous sommes témoins de la création de nouveaux rapports entre des individus, et entre ceux-ci et des substances, un gène, des voix ou un lieu qui produisent des nouvelles individuations collectives. Mais aussi à la création d’une scène politique associée à des expériences sensibles, là où va se jouer une forme de litige, l’instauration d’un espace polémique, voir antagoniste aux institutions d’administration de la santé et de ce qu’on appelle le “social”.

Que la question du soin soit aussi une question politique, qui peut encore en douter ? J’évoquerai seulement l’instauration en France de l’ancêtre du ministère de la santé, en 1920, appelé alors de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance (tout un programme… biopolitique), qui coïncide avec l’institution du rôle étatique et tout puissant de la corporation médicale et, au passage, avec les premières lois prohibitionnistes concernant l’usage de substances psychoactives, dorénavant soumis au triumvirat médecine-police-justice. Mikhaïl Boulgakov, romancier mais aussi médecin opiomane, aurait pu se trouver aujourd’hui en prison en compagnie d’un crackeur, peut-être tout aussi émérite, du quartier parisien de Barbès.

Mais notre intention n’est pas de nous contenter de dénoncer, aussi nécessaire que cela puisse être, les “institutions répressives” ou, en modernisant notre langage, les dispositifs de contrôle. Nous voulons nous réapproprier le soin, les manières collectives de faire exister autrement l’expérience singulière de la souffrance ou de ce qu’on appelle la maladie, des rapports singuliers aux choses, aux lieux, aux êtres.

Il y aurait des savoirs “légitimes” qui prétendent rendre intelligibles des événements subjectifs, qui en instaurent un certain régime de visibilité, si on emprunte la formule foucaldienne. La clinique médicale, la psychopathologie, les déterminations sociologiques ont entraîné une lente sédimentation de savoirs  qui  codifient  les expériences de l’anormalité tout en nous dépossédant de l’invention d’autres manières de faire et de faire collectif. On pourra dire même que nous ne savons pas ce qu’est le “normal” sans les écarts institués par le “pathologique”. Et que ce sont ces écarts qui justifient les domaines à partir desquels l’emprise des institutions s’exerce sur nos vies. Que ces savoirs sont aussi des régimes de pouvoir, une manière de susciter ce que l’on peut appeler une “subjectivation” captive des dispositifs qui la font émerger : les survivants de la psychiatrie, ou les psychiatrisés récalcitrants, ou les usagers de drogues “non repentis” le savent bien. Certains, parmi eux, pourront nous en parler lors de ces rencontres.

Ce sont les points de vue situés, incarnés, et donc pluriels, qui nous intéressent. Des points de vue qui défont l’évidence d’une délégation de nos manières de vivre à ceux qui sont censés savoir trouver des réponses à nos difficultés. Les logiques d’auto-support sont à ce prix : se réapproprier ce qui singulièrement s’écarte de la norme c’est prendre le risque de renoncer à l’évidence des savoirs de ceux qui sont censés savoir à notre place. Ou qui ne sachant pas vous condamnent à “faire le deuil” d’une vie “normale”. L’expérience de Dingdingdong ne nous dit pas autre chose : elle est la reprise d’une “malédiction” (je reprends ici les mots de la fondatrice du collectif),[5] celle d’un diagnostic médical qui rend impuissant, qui ferme les portes à toute expérimentation de ce que la présence anormale d’un gène mutant introduit dans la vie d’une personne et dans la vie collective de ceux qui l’entourent.

Nous croyons donc qu’il y a toujours  des contre-dispositifs possibles, que les expériences sédimentées par les institutions échappent toujours aux cadres étroits de ce qu’elles sont censées instituer. Mais aussi qu’une institution n’est pas seulement un exercice vide de pouvoir : elle répond à une expectative, ou à une “demande”, qu’il s’agit de redéfinir dans les voies d’une réappropriation de ses processus instituants. L’expérience de Visa Santé nous parle de ceci : habiter un territoire, c’est en constituer les lieux dans lesquels une communauté se met à exister. Et cette nouvelle  communauté  peut se recomposer à partir d’une nouvelle alliance avec des professionnels du soin qui prennent le risque de participer à la construction d’un dispositif médical avec les habitants d’un quartier.

Un dispositif contient toujours des lignes de fuite, la possibilité de créer de nouveaux rapports d’où émergeront de nouveaux dispositifs. Des contre-dispositifs on a dit, des formes antagonistes aux régimes de savoir-pouvoir auxquels on délègue les pratiques de soin et la définition de ce qu’est la maladie et la santé. Mais encore de nouvelles créations, le partage d’expériences qui transforment ceux qui prennent le risque de s’embarquer.

Nous vivons des temps de plus en plus dystopiques : le bouleversement  inédit  de la bio-géologie planétaire, la mort de milliers de migrants dans les eaux de la Méditerranée au nom de la doxa des souverainetés nationales qui décide de qui a le droit d’habiter un territoire, la mise en scène de la condamnation du peuple grec à la misère au nom de l’intouchable religion punitive néolibérale, la tiers-mondisation de masse de moins  en  moins cantonnée aux géographies post-coloniales.

Alors, les pratiques de soin dans nos contrées… C’est tout ? On pourra nous dire : c’est si peu ! Et pourtant comment résister sans inventer, là où nous sommes, la possibilité de refaire collectif, d’instaurer d’autres rapports pour expérimenter des nouvelles formes de communauté, ouvertes à l’étrangeté ?

Lors de ces rencontres, il ne s’agira pas de déterminer le caractère “exemplaire”  de quelques expériences, mais seulement de proposer des “cas”. Un cas institue une puissance qui lui est propre, qui en spécifie sa singularité. Mais aussi des résonances possibles avec d’autres cas qui eux-mêmes, dans leur caractère situé, dans leur singulière composition collective, échappent à toute généralité.

Résister, ici, c’est créer. Refuser de fabriquer ce qui perpétue des formes d’assujettissement, c’est avoir confiance dans notre capacité collective d’inventer de nouvelles formes de partage. Et d’imaginer de nouvelles alliances.


[1] Voir la présentation de ces ateliers : Josep Rafanell i Orra, “La métropole et ses marges de manœuvre : enquêtons ensemble, Echos” (dans Bruxelles Laïque Echos, n°87, 4ème trimestre 2014, pp.55-57).
[2] ASUD. Auto-support des usagers de drogues : http://www.asud.org
[3] Dingdingdong. Institut de coproduction de savoir sur la maladie d’Huntington: http://dingdingdong.org
[4] REV. Réseau français sur l’entente de voix : http://www.revfrance.org
[5] Institut de coproduction de savoir sur la maladie d’Huntington. Manifeste Dingdingdon, Dingdingdong Editions, 2013

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