On se plait trop souvent à penser que les hiérarchies raciales ont été ensevelies avec la décolonisation. Malheureusement les chiffres, les rapports internationaux et les expériences vécues témoignent d’une réalité plus dérangeante : les représentations façonnées par 80 ans de propagande coloniale continuent d’organiser l’accès aux droits, au savoir et à la reconnaissance. Quelles sont les manifestations encore actuelles de la lente structuration du racisme ? Comment cette immense entreprise cognitive qu’a été la propagande coloniale, relayée par une iconographie fleuve (cartes postales, chromos, affiches, photos), une production de films documentaires et de fiction record, une presse abondante, des monuments, des noms de rue nombreux et des institutions dédiées à la glorification de l’œuvre coloniale, a-t-elle encore un impact aujourd’hui ? La société belge a-t-elle véritablement déconstruit les mythes de la suprématie blanche et de la hiérarchie racialisée ? Les indicateurs ne nous encouragent guère à le croire.
À l’école, les ravages du tabou colonial
Les derniers manuels scolaires à évoquer explicitement des théories racialistes et à présenter les populations africaines comme intellectuellement inférieures datent du début des années 1980, comme l’a montré l’étude exhaustive menée par Edouard Vincke, qui a dépouillé des centaines de manuels scolaires belges entre 1896 et 2004. Dans ces manuels de géographie notamment, on trouvait encore des descriptions présentant les « Hottentots », les « Pygmées » ou les « Bantous » comme des races « primitives », « paresseuses », « incapables d’abstractions ». Mais le problème ne se limite pas à la persistance de contenus racistes jusqu’aux années 1980. Il réside surtout dans l’occultation quasi totale du passé colonial dans les programmes scolaires belges pendant plusieurs décennies après l’indépendance, et dans la marginalité persistante de cette thématique malgré des réformes récentes.
Jusqu’au début des années 2000, l’histoire de la colonisation belge était quasiment absente des programmes scolaires officiels. Les manuels scolaires, quand ils évoquaient le Congo, le faisaient principalement sous l’angle de la « mission civilisatrice » ou des « réalisations » de la Belgique, sans jamais aborder les violences, les résistances ou les responsabilités belges. Cette occultation était d’autant plus frappante que la Belgique était l’un des rares pays européens à ne pas avoir intégré l’étude critique de son passé colonial dans ses cursus obligatoires. Pendant des décennies, les enseignants n’avaient ni formation, ni ressources pédagogiques, ni même mandat institutionnel pour enseigner cette histoire de manière approfondie. Le sujet était tabou, laissé à l’initiative personnelle de quelques enseignants militants, sans soutien ni reconnaissance académique.
Depuis 2020, des évolutions timides ont commencé à apparaître. La Commission parlementaire spéciale sur le passé colonial (en 2021) a recommandé l’intégration de l’histoire coloniale dans les programmes scolaires, et la Communauté française Wallonie-Bruxelles a adopté de nouveaux programmes d’histoire mettant l’accent sur la « décolonisation des savoirs ». Mais ces réformes restent marginales et insuffisantes, la place accordée au passé colonial dans les nouveaux programmes restant mineure. En effet, seulement quelques heures dans l’année scolaire, souvent noyées dans des thématiques plus larges comme « le monde contemporain » ou « les droits de l’homme », sans véritable approfondissement. Les enseignants sont massivement peu formés à la matière : selon une enquête de la Ligue de l’Enseignement de 2022, 73% des enseignants d’histoire en Belgique déclarent ne pas se sentir formés pour enseigner le passé colonial de manière critique et nuancée[1]. Les ressources pédagogiques restent elles aussi lacunaires. Les manuels scolaires actuels, bien qu’améliorés, évitent toujours les questions les plus dérangeantes (violences systématiques, spoliations, responsabilité de l’État belge) et privilégient une approche « consensuelle » qui minimise les antagonismes. Comme le souligne Romain Landmeters[2], « l’histoire coloniale est enseignée comme une parenthèse, un épisode parmi d’autres, et non comme le socle structurel de la société belge contemporaine ». Ainsi, les programmes ne traitent pas de la continuité des structures économiques et sociales coloniales dans la Belgique d’aujourd’hui (banques, multinationales, logiques de ségrégation urbaine), des résistances congolaises et les luttes pour l’émancipation, réduites à des « événements » sans enjeu structurel ou encore des responsabilités individuelles et collectives des Belges, présentées comme des « erreurs du passé » plutôt que des crimes systémiques.
L’histoire de la colonisation est malheureusement encore trop enseignée comme une histoire « lointaine », sans lien avec les discriminations actuelles, les inégalités raciales ou les héritages mémoriels. Cette approche décontextualisée empêche les élèves de comprendre le racisme systémique comme un legs vivant du colonialisme.
Représentations et discriminations persistantes et importantes
Car UNIA (l’organe interfédéral belge de lutte contre les discriminations) nous rappelle chaque année les chiffres alarmants des discriminations quotidiennes que subissent nos concitoyens d’ascendance africaine, notamment dans l’accès au logement et à l’emploi. En matière de travail, un rapport d’UNIA de 2022[i] révèle que les personnes d’origine subsaharienne ont plus de difficultés que les Belges ou les personnes d’autres origines à trouver un emploi, et ce même si elles ont un diplôme de l’enseignement supérieur. Le contraste est saisissant, « le taux d’emploi des personnes d’origine subsaharienne diplômées de l’enseignement supérieur est proche de celui des personnes d’origine belge ayant tout au plus un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur »[3]. En matière de logement, UNIA constate une surreprésentation des dossiers de discrimination envers les personnes afrodescendantes : refus de visite, de location ou de vente par des agences immobilières ou des propriétaires, candidats au nom ou à l’accent étranger restant sans nouvelles. Ces pratiques discriminatoires reposent explicitement sur des stéréotypes hérités de la propagande coloniale : saleté supposée, irresponsabilité, incapacité à payer le loyer, dangerosité, etc.
Dans l’enseignement, les jeunes afrodescendants et afrodescendantes sont surreprésentés dans les filières professionnelles et sous-représentés dans les filières générales et universitaires, victimes d’un « profilage scolaire » qui reproduit l’assignation coloniale à des rôles subalternes. Les stéréotypes des enseignants sur les capacités intellectuelles des élèves noirs jouent un rôle déterminant dans ces orientations discriminatoires. Ces chiffres sont bel et bien à mettre en rapport avec les résidus importants de la propagande coloniale belge comme nous le rappelle encore une fois UNIA.
Certains traits du folklore belge sont encore à questionner tant ils suintent le racisme et les stéréotypes coloniaux. Le personnage de Zwarte Piet lors de la Saint-Nicolas, certaines chansons populaires, des caricatures dans les bandes dessinées, des affiches publicitaires, des expressions du langage courant. Ces pratiques culturelles, souvent défendues au nom de la « tradition » ou de l’« innocence », perpétuent les représentations dégradantes et infériorisantes des populations noires forgées pendant 80 ans de colonisation.
La décolonisation de l’espace public, quant à elle, n’en est qu’à ses balbutiements. En juillet 2020, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale a adopté une résolution « relative à la décolonisation structurelle et inclusive de l’espace public bruxellois ». Un groupe de travail coordonné par Urban.brussels a publié un rapport en 2022 et un plan d’action a été validé (dont la mise en œuvre a commencé) par le gouvernement régional en 2023. Pourtant, les résistances existent encore. Quelques-uns s’opposent encore catégoriquement au déplacement ou au retrait de ce « patrimoine », arguant qu’il faut « conserver l’histoire » plutôt que l’effacer. Cette défense du « patrimoine colonial » révèle l’incapacité d’une partie significative de la société belge à reconnaître que ces monuments ne sont pas de simples témoignages historiques neutres, mais des outils de propagande de l’époque destinés à glorifier la domination raciale et à banaliser ses hiérarchies.[ii]
De trop nombreux discours politiques demeurent empreints d’un racisme latent, que beaucoup qualifient de « dérapage » alors qu’ils sont l’expression directe de ce qu’on enseignait dans les écoles et universités d’alors, de ce qu’on se racontait dans les cartes postales de la colonie, de ce qu’on chantait dans les cours d’école. Des déclarations publiques de responsables politiques stigmatisant les « Africains » comme « incapables de gérer leurs affaires », « corrompus », « violents », ou minimisant les violences coloniales (« Léopold II a aussi fait du bien ») sont régulièrement proférées sans susciter de sanctions significatives.
Plusieurs rapports de groupes d’experts onusiens ont pointé à de multiples reprises le racisme systémique et son lien avec la colonisation en Belgique. En 2019, le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine (WGEPAD) des Nations Unies effectue une visite en Belgique et conclut que la discrimination raciale est « endémique »[iii] dans les institutions du pays, suggérant aux autorités belges d’entamer un « travail de mémoire » pour établir les faits sur le passé colonial. En juin 2025, le Mécanisme international d’experts indépendants des Nations Unies chargé de promouvoir la justice et l’égalité raciales dans le contexte du maintien de l’ordre effectue une visite de 10 jours en Belgique et rend des conclusions accablantes : « Les Africains et les personnes d’ascendance africaine sont confrontés à un racisme systémique, à la discrimination raciale, à la xénophobie et à l’intolérance. Le racisme systémique est présent dans tous les secteurs de la société, y compris au sein des forces de l’ordre et du système de justice pénale. Il s’agit d’un héritage de l’esclavage et du colonialisme, dont les effets durables se font encore sentir aujourd’hui ». Les experts ajoutent : « La Belgique doit continuer à prendre des mesures concrètes en faveur d’une justice réparatrice en s’attaquant aux séquelles de son histoire, avec la participation effective des communautés concernées »[4]. Ils documentent le profilage racial, l’usage excessif de la force par la police, la surpopulation carcérale disproportionnée des personnes afrodescendantes, et l’utilisation des prisons pour la détention administrative des migrants. À chaque présentation de ce type de rapport, les gouvernements successifs ont tenté de minimiser le problème et d’éteindre les recommandations officielles. Les réponses gouvernementales consistent généralement à reconnaître du bout des lèvres quelques « problèmes », à annoncer des « groupes de travail » ou des « plans d’action », mais jamais à engager les transformations structurelles nécessaires : réforme en profondeur de l’éducation, de la police, de la justice, des politiques d’emploi et de logement, et surtout reconnaissance officielle du caractère criminel de la colonisation et mise en place d’un processus de justice réparatrice.
Décoloniser pour construire l’égalité ?
Plus d’un siècle après le début de la colonisation belge du Congo, du Rwanda et du Burundi et 65 ans après les indépendances formelles, la hiérarchie coloniale continue de structurer les rapports sociaux, les institutions et les représentations en Belgique. Des théories pseudoscientifiques du XIXe siècle aux discriminations contemporaines se dessine donc une continuité troublante dans l’assignation raciale des capacités et des savoirs. Cette persistance comme nous l’avons vu n’est pas accidentelle. Elle résulte pour bonne partie de 80 années de propagande coloniale massive, systématique et institutionnalisée. Cette entreprise d’abord cognitive a façonné en profondeur l’imaginaire collectif belge, transmettant de génération en génération l’idée de l’infériorisation raciale. Le silence, le déni et la minimisation qui ont longtemps caractérisé l’approche belge du passé colonial ne sont plus tenables.
Par ailleurs la décolonisation des esprits et de la société ne peut se limiter à quelques gestes symboliques, comme le retrait d’une statue ici ou l’ajout d’une plaque explicative là, ou encore des regrets du roi sans suite concrète. Elle exige une transformation structurelle et en profondeur, une révision radicale des programmes scolaires pour enseigner l’histoire coloniale dans toute sa violence et sa complexité, une réforme des processus de recrutement et de promotion dans l’enseignement, la recherche, l’administration publique et les entreprises pour combattre les biais raciaux hérités, la transformation des pratiques policières et judiciaires pour éliminer le profilage racial, la mise en place de politiques de réparation impliquant les personnes concernées.
Enfin, une décolonisation plus complète exige également une révolution cognitive et épistémologique : reconnaître que les savoirs, les intelligences et les cultures ne peuvent et ne doivent pas être hiérarchisés selon des critères raciaux. Une approche plus humaniste est nécessaire : valoriser la diversité des formes de connaissance et des perspectives intellectuelles, écouter et légitimer les voix de celles et ceux qui ont subi la domination coloniale et continuent de subir ses effets, déconstruire activement les stéréotypes et les préjugés hérités de la propagande coloniale. Tant que persistera, consciemment ou inconsciemment, l’idée d’une infériorité intellectuelle des personnes afrodescendantes (idée fabriquée, transmise et institutionnalisée), la Belgique ne pourra prétendre être une société véritablement égalitaire et démocratique. Car la décolonisation n’est pas seulement une question de justice historique, mais également une condition nécessaire pour construire un avenir commun fondé sur la reconnaissance mutuelle, le respect et l’égalité réelle de tous les citoyennes ou citoyens, avec ou sans papier, quelle que soit leur origine.
[1] Ligue de l’Enseignement, Enquête sur l’enseignement du passé colonial en Belgique, Bruxelles, 2022.
[2] Romain Landmeters, « L’histoire de la colonisation belge à l’école. Décentrement, distanciation, déconstruction », BePax Analyses, 2017.
[3] Ibid.
[4] Communiqué de presse OHCHR, 11 juin 2025, Belgique, Un organisme indépendant des Nations Unies constate un racisme systémique à l’encontre des Africains et des personnes d’ascendance africaine.
[i] Discriminations à l’encontre des personnes afrodescendantes, rapport 2022, Bruxelles, Unia, 2022.
[ii] Décoloniser l’espace public, un enjeu démocratique, Bruxelles Laïque Échos, no. 120, 2023.
[iii] Groupe de travail d’experts des Nations Unies sur les personnes d’ascendance africaine (WGEPAD), Rapport sur la visite en Belgique (4-11 février 2019), A/HRC/42/59/Add.1, Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, 26 août 2019.


