Se soucie-t-on des mamans avec enfant(s) dans les transports publics ? Se pose-t-on la question du corps des mères dans l’espace public ? Loupe sur l’injuste réalité d’une femme bruxelloise qui vit en ville avec son enfant.
Le 31 juillet 2024 à 15h42, dans un magasin de sport, une femme achète une paire de chaussures. Et si 50% de ristourne sur une paire de godasses paraît être une énorme chance, une opportunité à ne pas rater, une bonne affaire… Il n’en demeure pas moins que le prix restant aura un impact direct sur son “panier de la ménagère” comme on prononce encore dans ces émissions radiophoniques ou télévisées de consommateur.
À la recherche de son portefeuille, cette femme d’une quarantaine d’années, fouille dans son sac. Il déborde de langes, de vêtements de rechange, de lingettes à l’eau sans savon, de biscottes sans sucre ajouté, de fruits bien lavés, d’un yaourt sans matière grasse, d’une cuillère en plastique souple, d’une casquette qui recouvre aussi le cou, d’une crème solaire 50+ pour enfant en bas âge, d’un parapluie, d’une housse de pluie pour poussette et autres matériaux prévus “au cas où”. Cette femme est mère. Mère sur le “tard”. Elle a accouché avec une énergie de 20 ans après une grossesse dite “gériatrique”, autre petit trésor linguistique.
Le 31 juillet à 16h02, elle tient d’une main la poussette et de l’autre, elle cherche désespérément son portefeuille. Elle l’attrape. Enfin ! Elle frôle la petite boîte noire avec sa carte bancaire. Le payement est validé ! Elle ressent un sentiment de victoire. Elle embrasse le front de son petit garçon de 17 mois. Elle le remercie pour son calme olympique lors des essayages. Elle tente une note humoristique à la vendeuse qui ne sourit pas. Elle n’a pas l’air ravie. Forcément, elle a dû s’occuper d’une cliente qui hésitait entre la taille 40,5 ou 41. La maman a choisi la taille 41,5. Un choix qui paraît insignifiant. Et qui pourtant fera toute la différence dans un quotidien de mère avec un enfant à charge.
À 16h24, elle sort du magasin. Elle sourit comme l’une de ces femmes dans les publicités de yaourt. Sur le dos, son kit de MacGyver. Dans la main gauche, la poignée du bolide à quatre roues qui lui annonce une tendinite au poignet. Sous le bras droit, son nouveau trésor.
À 16h25, le vent dans ses cheveux blonds aux reflets blancs, ses marques de fatigue diluée sous un maquillage rosé, elle se sent remplie d’une force nouvelle ! Avec ces godasses de rêve, elle se voit déjà virevolter dans les rues de la capitale, monter dans le tram à saut de gazelle, courir comme une athlète après le bus, arpenter les stations de métro aux doux parfums de fleurs. Avec ces godasses de rêve, elle imagine que la ville va se transformer en un décor teinté de joie et de paillettes. Avec ces godasses de rêve, elle dansera comme ces princesses qui chantent avec les souris, les rats et les oiseaux.
À 16h58, la femme est entrée dans le métro. Une voix robotique l’arrache à sa fiction. Elle tend l’oreille. Elle écoute attentivement l’annonce. “En raison d’un incident technique, les métros de la ligne 2 et 6, doivent momentanément, pour une durée incertaine, interrompre leur trajet. Des bus prendront le relais dans un délai que nous ne connaissons pas encore. Merci pour votre compréhension et votre patience. Merci de garder votre calme pour ne pas créer d’incident dans la masse humaine liée à l’heure de pointe. Veuillez ne pas vous battre lorsqu’un bus bondé arrivera. Nous conseillons aux poussettes et aux personnes à mobilité réduite, de trouver d’autres moyens de déplacement, leur bolide étant trop volumineux. Merci de penser aux autres.”
L’annonce est peut-être ironique. Le réel n’en est pas loin.
Comme chaque matin, elle s’est levée aux aurores. Elle a passé une nuit à trous. Comme chaque matin, elle a assuré soins et petit-déjeuner. Comme chaque matin, elle a tenté de prendre une douche. Elle a consolé les pleurs de son enfant. Elle a attrapé des vêtements tout juste lavés. Elle a accepté que rien n’allait ensemble. Comme chaque matin, elle a embrayé sur une heure trente dans les transports publics. Du domicile à la crèche (celle qu’on lui a enfin trouvée, pas forcément voisine), pour ensuite se rendre au travail sans retard, puis sortir du travail en courant pour arriver à l’heure à la crèche (qui a réduit ses horaires par manque de personnel), puis rentrer, mettre en route le repas, le bain, la mise au lit, les histoires du soir, les “il était une fois…”.
À 17h08, dans une station de métro bruxelloise, cette femme est découragée. Elle perd espoir. Elle va devoir encore demander de l’aide pour porter sa poussette, pour sortir d’une station sous terrain sans ascenseur. Elle comprend que la solution pour rentrer chez elle, sera une heure de marche. Le petit humain s’impatiente.
À 17h09, cette femme s’assied sur un banc. Elle est prise d’un sentiment de tristesse supplémentaire. Parce que dans le croisement des réalités, vient s’ajouter un petit cadeau laissé par l’accouchement. Un périnée distendu qui peine à se reconstruire. Un périnée qui dans cette matérialité des pavés, des marches trop hautes des trottoirs, des espaces trop larges entre l’arrêt et les portes des transports, des ascenseurs peu présents ou en panne, il ne parvient pas plus à tenir malgré ses efforts. Tenir, pousser, porter, se tenir droit, il est, lui aussi, à bout. Il a lâché. Elle se sent sans dignité.
Elle regarde son enfant. Il a faim. Elle lui donne une biscotte sans sucre ajouté. Il est content. Avec son petit doigt, il indique la boîte en carton déposée. Elle se sent un nouveau regain !
Il était une fois, à 17h12, une femme qui décida de mettre sa nouvelle paire de godasses de marche de marque ! Parce que le rebondissement de la semelle aérée sur le sol, épousant parfaitement son pied, ne lui laissera pas gâcher le plaisir d’être avec son enfant, ni même de sa fin de journée ! Même dans la jungle de la ville, même dans la complexité des transports publics, même dans un corps cassé, même par vent, par pluies, par gastros partagées, par canicule, par épuisement, par ampoules au pied !
Il était une fois, à 17h13, une mère à fleur de peau qui se dit : “merde !” Et qui décida de croire aux contes de fée en imaginant qu’avec ses nouvelles “bottes des sept lieux”, elle allait faire face à cette longue distance qui l’attendait !
À 17h15, cette femme indignée se mit à marcher en déchargeant à chacun de ses pas des pensées de colère : “elle est où l’oreille attentive à cette réalité des mères urbaines ? Elle est où l’écoute des femmes qui vivent dans ce rush tout le temps ? Qui courent constamment comme le Lapin blanc ? Elle est où la considération de la mobilité des mamans ? Elle est où l’amende qu’il faudrait faire payer à ceux et celles qui disent “qu’une mère ne doit pas se plaindre, qu’elle l’a voulu, qu’être maman, c’est le plus beau cadeau du monde !” Parce qu’il est lourd le cœur des mères dans la société actuelle, il est lourd.
“Et pourquoi ne pas imaginer de leur offrir un vélo-cargo électrique, une voiture avec la panoplie Maxi Cosy, un réservoir toujours plein qui ne polluerait pas, une poussette électrique télécommandée avec GPS et musique intégrée ? Ou plus simplement un espace public avec une accessibilité aux transports respectueux des besoins de chacun ?”
À mi-chemin, la femme interrompt ses pensées. Son petit garçon lui réclame une nouvelle biscotte. Elle le regarde. Il chantonne. Elle ne veut pas rentrer chez elle avec cette rage qui lui colle au ventre. Elle veut passer la porte de son foyer avec un peu de baume au cœur. Elle veut profiter de ce petit homme. Partager avec lui des moments empreint de douceur. Parce que le temps file. Parce que la vie n’attend pas.
À mi-chemin, elle tourne sa pensée vers cet autre filet humain. Pas celui dont on attendrait des mesures proportionnées aux besoins de la population, mais vers celui qui tisse une toile invisible et solide entre les gens qui comme elle, galèrent et veulent autre chose.
Elle se remémore les gestes, les mots, les paroles, les sourires échangés dans les instants de galère quotidienne, essentiellement dans les transports en commun. Elle se dit de les écrire dans un carnet, peut-être même d’en composer une ode. Pour ne pas tomber dans la grisaille de la déception et du mécontentement. Pour ne pas tourner toujours dans la frustration. Parce qu’elle ne perdra pas le sourire. Elle ne le perdra pas ! Pas question ! Même si elle juge que les politiques devraient poser leurs fesses dans les réalités autres que les leurs. Qu’ils devraient prendre des mesures adéquates. Qu’ils ont l’obligation d’agir pour le bien commun. Même s’ils ne font rien, elle ne perdra pas son sourire. Elle ne le perdra pas !
À 18h15, en préparant le repas du soir, elle note sur une feuille de brouillon le début d’une liste. Elle commence à immortaliser quelques gestes simples qui ont contribué à la faire tenir, à ne pas laisser s’envoler l’espoir. Elle se promet qu’un jour quand son enfant sera plus grand et qu’il sera en âge de comprendre, elle lui dira au détour d’un repas ou d’un café chaud : “tu sais, ça n’aura pas toujours été facile”. Et de lui partager la liste de toutes ces humanités qui par un geste, un mot, une discussion sans frontière a rempli son cœur de beauté.
À 19h, son petit garçon a le visage rempli de purée et de légumes. Il est fier parce qu’il a mangé tout seul. À 19h15, elle répète encore et encore qu’on ne peut pas boire l’eau du bain. Surtout lorsqu’elle est agrémentée de saleté et de savon. À 19h22, elle feinte pour lui mettre correctement son lange et son pyjama. À 19h30, c’est l’heure de s’allonger ensemble sur le grand lit, de boire le biberon du soir, de se faire un câlin avant d’aller dormir.
À 19h48, son petit garçon s’est endormi. Elle le regarde. Elle lui souffle dans son sommeil le début de l’ode aux gens rencontrés dans les transports publics. Des gens qu’elle se plaît à nommer, parce qu’elle aime la pluralité des prénoms qui forment sa communauté d’entre aide quotidienne.
“Il y a eu Thiago, un homme d’origine brésilienne qui s’est fait un honneur de nous aider à monter dans un vieux tram aux marches beaucoup trop hautes, aux portes très étroites. Il nous a raconté avoir été adopté par une famille belge, que sa maman a probablement accouché lorsqu’elle était encore enfant, qu’il ne veut pas avoir d’enfant, mais qu’il croit fermement à l’entraide.
Il y a eu une famille de roms qui a crié en chœur au chauffeur du bus : “stop” quand il avait fermé les portes du véhicule sur moi, avec toi dans ta poussette déjà dehors. Un homme, deux femmes, deux enfants, qu’on avait déjà vu laver leurs vêtements dans la fontaine d’une place aux allures bourgeoises. Comme “un seul homme”, ils ont tiré sur les portes coincées sur moi. Il était beau l’échange de sourire avec ces gens qui d’ordinaire me demandent de l’argent.
Il y a eu aussi Fatima. Je me souviens, elle était vêtue de blanc, elle voulait me céder la place, elle qui était déjà de multiples fois grand-mère. Elle a pris ma main et elle m’a dit avec beaucoup de sagesse, combien il était important de prendre soin de soi, de prendre le temps des choses, d’aimer.
Il y a eu Kader, il te portait dans les escaliers en racontant qu’il était père de quatre filles, qu’il avait étudié la littérature française au Maroc, qu’il est aujourd’hui gardien de nuit dans un parking de Bruxelles. Il m’a récité Victor Hugo.
Il y a eu aussi Karina qui a laissé sa propre poussette en haut d’un escalier, encore un, qui est descendue pour nous venir en aide avec son propre bébé dans les bras. J’étais bouche bée. Elle m’a dit : “au plaisir” !”
Le petit garçon change de position. Elle l’observe. Elle pense que la vie va trop vite, beaucoup trop vite. Et que notre société laisse de côté, beaucoup de gens, beaucoup trop de gens merveilleux sous des critères dont on ne connaît pas la grille d’évaluation.
Et si elle est en joie, de tisser des liens éphémères avec des personnes sur qui elle ne se serait jamais retournée, elle ne fera pas l’apologie d’une réalité injustement dure. Elle ne dira jamais des phrases comme “il faut vivre l’adversité pour faire grandir son cœur” ou “c’est en sentant l’odeur d’urine dans les ascenseurs des métros que tu profites davantage de l’arôme des fleurs à l’extérieur” ou … Elle sourit de sa bêtise, elle pense fermement qu’alléger le stress ambiant serait bénéfique pour la respiration de la ville. Elle pense que les citoyens n’en seraient que plus sereins, à même de faire des rencontres, d’échanger, de rire aussi.
À 20h30, elle pense qu’elle est fatiguée. Qu’il lui faut encore pendre le linge, manger, faire la vaisselle, préparer demain, répondre à un mail, payer deux factures…
À 20h33, elle pense qu’elle ne pense plus. Demain, un autre jour. Elle pense qu’il n’y aurait rien à perdre à humaniser le quotidien. Qu’il ne suffirait de pas-grand-chose. Que… Elle s’endort dans le salon, les chaussures aux pieds, son ordinateur sur les genoux.
Demain, un autre jour.