DÉSORDRE CARCÉRAL
La prison est un lieu dans lequel on enferme des personnes qui ont été reconnues coupables de crimes ou de délits ou qui sont en détention préventive en attente d’être jugées. Cette mesure de privation de liberté vise à punir des actes délinquants et à inciter au respect de la loi. En Belgique, onze mille personnes sont enfermées. Un habitant de Belgique sur mille est en prison. Et parmi eux, entre un quart et un tiers, sont en détention préventive. C’est-à-dire que 3000 personnes sont détenues alors qu’elles sont réputées innocentes.
En Belgique, les lois qui encadrent l’enfermement carcéral sont parmi les plus progressistes et les plus humanistes. A titre d’exemple, citons seulement deux extraits de la loi de principes pénitentiaire de 2005 qui disposent que : “Le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, économiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnation pénale ou de la mesure privative de liberté, celles qui sont indissociables de la privation de liberté et celles qui sont déterminées par ou en vertu de la loi.”, puis “Durant l’exécution de la peine ou mesure privative de liberté, il convient d’empêcher les effets préjudiciables évitables de la détention”. Seulement voilà, en Belgique, la loi n’est pas appliquée en prison. Les rapports et les relations qui devraient y être réglés en vertu de la loi, le sont en réalité selon un ordre carcéral émique dont les ressorts sont la mortification [1] et la distribution arbitraire de faveurs ou de punitions. Autant dire qu’on prétend faire respecter la loi en mettant les personnes à qui on reproche de ne pas l’avoir respectée dans un contexte dont la loi et le droit sont strictement exclus. Et le tout, pour la modique somme de 4500 euros par mois et par détenu, dans une prison publique comme Lantin, Saint- Gilles ou Arlon et, de 36000 euros [2] par mois et par détenu dans une prison privée comme Leuze ou Beveren. Et, comme c’est l’impôt qui paye, ça fait désordre…
DROIT DE VOTE : L’ENTROPIE
Il va de soi que si les droits, y compris les droits fondamentaux des détenus, sont bafoués jusqu’à provoquer chez eux le sentiment qu’ils sortent de la catégorie des êtres humains, le droit de vote, qui en Belgique par ailleurs est aussi une obligation civique et politique, n’avait aucune chance d’être de mise. Effectivement, la seule et unique manière qu’auraient les personnes incarcérées d’exercer leur droit de vote, est de donner procuration à une autre personne qui se rendra à l’isoloir à sa place. Démarche qui présente de nombreux écueils.
Le lieu de résidence légale des personnes incarcérées est très communément ignoré par l’administration pénitentiaire autant que par les administrations communales ou celle du SPF Intérieur qui organise les élections. Dans ce contexte, recevoir une convocation électorale est pour le moins mal aisé. Aucune information n’est faite à l’endroit des personnes concernées pour qu’elles prennent les devants et s’organisent pour pouvoir exprimer leurs votes. Et, comme la très grande majorité des personnes ignorent que les détenus ont le droit de vote, souvent les détenus l’ignorent eux- mêmes (l’idée reçue selon laquelle on est privé du droit de vote sitôt qu’on est en prison est erronée, au contraire la loi de 2005 en garantit le principe et celle de 2009 la pratique). Sans compter que très largement issus des franges les plus défavorisées de la working class, les personnes qu’on envoie pourrir en prison sont aussi celles qui sont les plus éloignées de l’accès effectifs aux droits civils et politiques. Autant dire que leurs votes n’intéressent pas vraiment les mandataires politiques. Cela s’ajoute au fait que le formulaire de procuration n’est pas connu et difficile à se procurer (les détenus n’ont pas accès à Internet) et que l’attestation de détention nécessaire pour justifier la procuration est largement ignorée. Bref, les détenus ne votent pas. Et quand bien-même le feraient-ils, ils n’auraient jamais la garantie que le sens de leurs vœux électoraux soient respectés, ils ne peuvent compter que sur la parole de la personne qui accepte d’aller voter à leur place.
En 2014, alors que nous préparions une initiative pour mettre en lumière la matérialité du non-respect du droit de vote des détenus, une directrice de prison nous confiait en aparté : “Dans ma carrière j’ai reçu une demande d’exercer le droit de vote de la part d’un détenu. C’était tellement insolite que je n’ai pas su quoi faire et que le formulaire a disparu dans le tiroir de mon bureau.”
2014, TENTATIVE DE MISE EN ORDRE
A l’approche des législatives, Bruxelles Laïque et ses partenaires de la Fondation pour l’Assistance Morale aux Détenus (FAMD) et de la Concertation des Associations Actives en Prison (CAAP) [3] , ont organisé une expérience pilote à la prison de Nivelles qui fut accueillie avec intérêt tant par la direction de l’établissement que par les prisonniers qui ont participé aux ateliers pour le droit de vote des détenus. Au long de quatre séances d’atelier, nous avons expliqué la procédure de vote par procuration aux participants et nous avons considéré avec eux les enjeux, tenants et aboutissants de l’exercice du droit de vote quand on est prisonnier. Cette expérience prenait appui sur une précédente tentative fructueuse, en 2012 dans la commune de Molenbeek, dont l’objectif était de sensibiliser la population au droit de vote des étrangers pour les élections communales.
Un point commun, depuis devenu saillant quand il s’agit du droit de vote des populations en situation de précarité, est que le droit de vote est sans doute l’un des plus ignoré par les personnes concernées. Pourtant, après discussion, il finit par aller de soi que si, en lui-même, il n’est pas propre à régler leurs problèmes cuisants, quotidiens et instantanés, il représente symboliquement l’accession au statut de citoyen. C’est avec les mamans de Molenbeek, les étrangers du quartier Bonnevie et les détenus de la prison de Nivelles que nous avons acquis la conviction que, pour des personnes dont les droits sociaux, économiques, civils et politiques ne pèsent pas lourds, l’exercice du droit de vote est sans doute aussi subversif que ne peut l’être l’abstention pour les personnes, mieux nanties, pour lesquelles on s’attend à ce qu’elles votent.
L’expérience à la prison de Nivelles a été, en particulier, bien accueillie par l’administration pénitentiaire qui s’est étonnée que nous ne prenions pas cette initiative dans toutes les prisons et qui, de notre proposition, en est venue à formuler une demande à notre égard. Mais nous n’avions pas le personnel suffisant pour une action d’une si grande ampleur. Nous nous sommes cependant engagés à chercher le moyen de mieux généraliser l’initiative pour les élections suivantes qui devaient avoir lieu en 2018 et 2019. A l’issue de cette série d’ateliers, à la demande des participants, nous avons poursuivi le travail par le biais d’un atelier d’expression citoyenne qui, dans un premier temps, a été consacré à la lecture et à l’exégèse de la loi pénitentiaire de 2005. Le travail s’est poursuivi par la fabrication d’une œuvre artistico-politique, outil de sensibilisation à la question des droits bafoués des détenus et des conséquences sociales de cette perfidie.
2017, NAISSANCE DU GENEPI BELGIQUE
Depuis 2015, nous fomentions d’adapter le Genepi, une association française qui intervient en prison depuis 1976 et qui mène des actions de sensibilisation à propos du monde carcéral, au contexte belge. C’est en 2017 que le Genepi Belgique voit le jour sous la forme d’une association de fait qui se dote d’une charte et qui est constituée de plusieurs groupes locaux pour un nombre de membres qui oscille entre trente et septante. Outre la formation de ses membres, le Genepi Belgique se dote de trois axes de travail : mener une action d’éducation populaire à l’adresse des personnes incarcérées et de tous publics intéressés ; contribuer à l’exercice du droit au savoir et à l’information des personnes incarcérées et, de manière générale à l’exercice de leurs droits citoyens ; informer et sensibiliser des publics larges et spécifiques à propos des réalités carcérales. Sa vocation est de participer au décloisonnement de la prison en établissant un lien entre les personnes incarcérées et le monde extérieur. En 2019, le Genepi Belgique, fort d’une soixantaine de membres actifs, se fonde en tant qu’asbl et lance, pour donner suite à l’expérience pilote de 2014, une véritable campagne pour le droit de vote des détenus.
2019, CAMPAGNE DES 6000
Cette fois, on remet de l’ordre…
Comme souvent, l’administration n’a aucun chiffre à fournir quant aux réalités carcérales qui ne l’intéresse pas. L’exercice du droit de vote n’y échappe pas. Impossible de savoir non seulement combien de détenus votent, mais aussi combien ont le droit de vote. Extrapolant les chiffres à partir du taux de détention préventive et du nombre d’étrangers en prison, négligeant les crimes politiques et financiers (on ne va pas souvent en prison pour ce genre de choses) qui pourraient donner lieu à une restriction des droits civils et politiques, nous évaluons le nombre de détenus qui devraient pouvoir voter à, au minimum, 6000 personnes. L’équivalent du corps électoral d’une commune de bonne taille comme Floreffe ou Neufchâteau.
Une équipe de trente-cinq membres du Genepi Belgique, en collaboration avec Bruxelles Laïque et la CAAP, précurseurs, se lancent donc dans cette “Campagne des 6000, pour le droit de vote des détenus” qui se sera déroulée dans toute la partie francophone du pays, de mars à juin 2019.
Les revendications sont claires : Que les principes de la loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus (du 12 janvier 2005) soient respectés ; que ladite loi entre entièrement en application ; que le suffrage des personnes incarcérées soit effectivement organisé, soit via le vote par correspondance, soit par l’installation de bureaux de vote dans les établissements pénitentiaires, soit par l’octroi de permissions de sortie spécifiques supplémentaires le jour des élections.
Les axes de travail le sont aussi. Il s’agit d’échanger des informations et des analyses avec les personnes incarcérées, d’interpeller le personnel politique et d’informer le public. En définitive, vingt-cinq ateliers ont eu lieu dans huit prisons francophones. Six établissements ont refusé de participer pour des raisons de timing et d’organisation et plusieurs ateliers prévus n’ont pas pu avoir lieu à cause de problèmes de surpopulation ou de manque de personnel ou de locaux. En tout, une centaine de détenus ont participé aux ateliers animés par une trentaine de genepistes.
Cette campagne aura eu un bon retentissement dans la presse. En particulier, les chaines publiques et associatives de radio et de télévision ont proposé plusieurs reportages sur le droit de vote des détenus et sur la campagne des 6000. La presse écrite lui a aussi réservé un certain écho.
Au fil des ateliers, dans les différentes prisons, une idée commune a pris corps. Celle de s’adresser directement au personnel politique par le biais d’une lettre ouverte.
QUAND L’HUMANITÉ RELÈVE DE LA HIÉRARCHIE DES DROITS
La grande leçon que nous devons tirer de ces rencontres est sans doute que, si le droit de vote peut être conçu comme un droit symboliquement fort et qu’il est justifié de le mobiliser pour sensibiliser le public, il n’est que l’ultime droit citoyen auquel les détenus désirent prétendre. Leurs conditions de vie quotidienne, la dureté de la détention et de tout ce qu’elle suppose, la misère qu’elle entraîne, souvent aussi pour la famille et les proches et, l’état d’indignité dans lequel ils sont placés, importent bien plus que le droit de vote. Celui-ci devient donc une sorte de prétexte bienvenu pour parler de tous les autres droits qu’il faudrait acquérir d’abord, en commençant par le droit au respect de la dignité humaine.
QUELQUES PHRASES SAISIES À LA VOLÉE POUR ILLUSTRER CE PROPOS :
“La prison est une machine à désinsérer. Quand tu sors, tu es souvent obligé de retomber dans l’illégalité.” | “Une journée type en prison : tu dors, tu manges mal, tu regardes la télé, tu dors.” | “Je refuse de faire une procuration, je veux voter moi-même” | “J’ai un travail, une compagne, des enfants, une maison mais le TAP (Tribunal d’application des peines) trouve que ma sortie est prématurée. Nouvelle comparution, j’ai plus de travail, plus de maison, plus de compagne et je ne sais où sont mes enfants. Ça s’appelle la réinsertion.” | “Plan de détention ? Y’a pas de plan ! Peut-être que c’est ça le plan.” | “Ici t’es plus un humain. Et quand tu sors, t’es un fauve qui a la rage.” | “Je vais voter, si ça te fait plaisir je vais voter, pas de problème. Faut juste que tu me dises pour qui, parce que moi, je n’en ai rien à foutre, c’est juste pour te faire plaisir. Ici on a d’autres problèmes. Nos problèmes c’est la misère, la douche, on veut prendre une douche tous les jours et pas une seule fois par semaine.” | “On ne peut pas ouvrir les fenêtres, on devient fou avec cette clim’ qui fait du bruit mais qui ne refroidit rien. C’est un four ici. Ça rend dingue. Je voterai pour le gars qui pètera ces putains de fenêtre.” | “Ça ira mieux pour nous si on va voter ? J’ai un doute. Déjà que ça ne va pas mieux pour vous, alors pour nous…” | “Le droit de vote c’est essentiel ! Surtout quand t’as le droit de prendre une douche avant d’aller voter !”
À force de parler du droit de vote, il finit par retrouver une quelconque utilité politique aux yeux des participants à nos ateliers. Voici, pour conclure sur une note d’optimisme, l’outil de fiction politique dont l’esprit vif de Jean, un participant, nous a gratifiés.
“Il y a 10 000 inscrits à Leuze-en-Hainaut. Il faut 400 voix pour être sûr d’être élu. Si on respectait la loi qui dit qu’il faut être domicilié au lieu de sa résidence réelle, on serait 400 ici à pouvoir voter aux communales. Ça suffirait pour faire élire un détenu ou pour faire basculer la majorité communale dans le sens d’une formation qui serait attentive à notre situation. Mais si on faisait voter toutes les familles et les proches des détenus de Leuze, on pourrait même avoir une majorité à nous ! Première mesure : crac, la prison est impropre à y détenir des humains. Traitements inhumains et dégradants, on ferme ! (Rires de l’assemblée)”.
Un éclat de rire en prison et c’est déjà demain.
[1] En entrant en prison, la personne est soumise à des “amputations” de sa personnalité. Erving Goffman parle de “mortifications”, “d’humiliations”, “de dégradations” de la personnalité. Goffman décrit plusieurs “techniques de mortifications”. Les techniques de mortification visent à un dépouillement de la personnalité et entraînent une modification progressive des certitudes que la personne nourrit à son propre sujet et au sujet des personnes qui importent à ses yeux. Goffman E., 1968, Asiles. Etude sur la condition des malades mentaux, Paris, Les éditions de minuit.
[2] Dans notre conférence gesticulée Taule, errances, de la critique carcérale à l’action en détention, nous lançons cette boutade :“il suffirait de leur donner ce qu’ils nous coûtent et ils n’iraient jamais en prison !”