LIVRE-EXAMEN : CAPITAL ET IDÉOLOGIE

par | BLE, DEC 2019, Economie

Thomas Piketty est peut-être l’économiste le plus lu au monde. Il est certainement l’un des intellectuels les plus en vue de notre époque et son dernier opus, paru en septembre, fascine bien au-delà des facultés d’économie ou encore du débat politique français. La déconstruction des idéologies et du prêt-à-penser dominant est remarquable. L’auteur propose un travail scientifique colossal et élève la discussion avec un propos amené de façon humaniste et nuancée.

Depuis toujours, les sociétés humaines ont inventé des récits pour expliquer le monde, incluant leurs propres hiérarchisations. Toute organisation sociale repose sur une théorie qui justifie les inégalités. Ce livre démontre que les croyances que nous entretenons aujourd’hui à propos du capitalisme et de l’institution de la propriété privée, qui en est la pierre angulaire, ne sont pas moins critiquables que celles qui prévalaient en des temps plus ou moins lointains. Cela dit, ce n’est pas un manifeste proposant un programme politique. C’est d’abord et avant tout un livre motivé par la recherche de connaissances. Malgré ses 1 200 pages, l’ouvrage est très accessible, notamment car il est logiquement très bien construit.

Nous ne pouvons ici qu’offrir une méta-analyse de l’ouvrage puisque qu’une analyse détaillée des arguments dépasserait largement ce que nous proposons en ces pages. L’exercice n’est pas pour le moins inintéressant. L’objectif de Piketty dans cet ouvrage est d’informer le débat public sur les questions d’économie politique,  afin de sortir des discours idéologiques ambiants qui donnent beaucoup trop souvent dans le prêt-à-penser et les sophismes. Il cherche à restituer les phases d’évolution des modes sociaux de production à la lueur de ses travaux antérieurs sur les inégalités (Le Capital au XXIe siècle, 2013), en étendant considérablement la portée de son objet de recherche en l’ouvrant, toujours dans une perspective historique fouillée, aux sociétés non occidentales. Les propositions qui émergent de l’analyse ne se veulent donc pas radicales sur le plan idéologique, mais sont des alternatives, complémentaires, nous permettant d’expérimenter des nouvelles formes d’organisations sociales. Celles-ci pourraient nous permettre de refaire de l’économie une science véritablement humaine.

LA MÉTHODE

Impossible de ne pas souligner la profondeur historique qu’apporte Piketty dans son analyse de l’évolution des idéologies économiques. Il crée un standard d’une qualité remarquable en termes de complétude de son étude, à travers une méthodologie aussi rigoureuse qu’ingénieuse, en embrassant un objet de recherche aussi vaste. Ceci dit, cela lui donne une crédibilité qui lui permet d’être comparé, peut-être même favorablement, à de grands économistes américains, notamment Joseph Stiglitz (qui a publié un ouvrage suggérant que le capitalisme actuel pouvait simplement être réformé ; People, Power and Profits : Progressive Capitalism in an Age of Discontent, 2019).

L’approche historique et statistique permet évidemment une analyse comparative entre les idéologies et leurs effets à l’échelle des populations. La démarche transcende l’utilisation restreinte du mot économie aujourd’hui. Il s’agit d’un ouvrage interdisciplinaire qui se révèle être un plaidoyer contre “l’autonomisation du savoir économique”, en faisant une histoire qui est aussi sociale, culturelle, politique et intellectuelle. L’auteur cherche à redéfinir les termes du débat économique classique, en l’ouvrant sur la richesse des sciences sociales, ou, pourrions-nous même dire ici, humaines. Il s’agit en somme de réhabiliter le matérialisme historique au moyen d’outils et du savoir disponibles dans les sciences contemporaines – avec tout ce que cela implique en termes de collaboration au sein d’équipes de recherche.

Il faut également reconnaître des vertus épistémiques manifestes à Piketty. Il ne fait pas des idéologies qu’il discute des hommes de pailles, c’est-à-dire qu’il ne recourt pas à la technique consistant à discréditer les thèses discutées en les présentant de manière à les faire apparaître comme faibles ou non pertinentes. Au contraire, il discute les idéologies en leur concédant une part de plausibilité et de rationalité. Les hypothèses sont confrontées aux faits, sur la base d’une méthodologie globale. Finalement, saluons le doute méthodologique et l’humilité qui découlent de la démarche de l’auteur. Les conclusions qu’il tire sur la propriété juste, l’éducation juste et la frontière (de la communauté politique) juste “doivent être prises pour ce qu’elles sont : quelques leçons imparfaites, fragiles et provisoires, permettant de dresser les contours d’un socialisme participatif et d’un social-fédéralisme fondé sur les leçons de l’histoire” (p. 61). Bref, on ne peut lui reprocher de manquer de rigueur ou de succomber à une possible tentation démagogique. Au contraire, il s’agit d’une proposition bien ficelée qui cherche à nous donner les moyens de reprendre du contrôle sur l’économie.

AU-DELÀ DE LA SACRALISATION DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

Si Piketty est l’économiste le plus lu au monde aujourd’hui, c’est notamment en raison de sa capacité à fasciner le monde anglo-saxon. Comment y parvient-il ? À notre avis, c’est en s’inscrivant en interlocuteur crédible de la gauche, étant capable de dépasser la philosophie politique libérale dominante qui appauvrit le débat depuis maintenant près d’un demi-siècle Piketty reprend explicitement la conception politique de la justice du philosophe américain John Rawls, incluant son “principe de différence” (Théorie de la Justice, 1971) lorsqu’il nous dit qu’une société libre et démocratique “permet d’améliorer les conditions de vie et d’accroître l’étendue des opportunités ouvertes aux plus défavorisés, alors l’inégalité de revenus et de propriété peut être juste” (p. 1113). C’est ce que l’on a appelé chez Rawls le “maximin”. Or, Piketty veut le combiner à un principe que l’on pourrait qualifier de “maximax” pour sortir d’une théorie purement spéculative, désincarnée et surtout incapable de penser de manière conséquente le creusement des inégalités : “[le principe de différence] doit être démontré et non supposé, et cet argument ne doit pas être utilisé pour justifier n’importe quel niveau d’inégalité, comme cela est trop souvent fait” (ibid.).

C’est là qu’il s’agit de penser la propriété autrement que par la simple propriété privée de laquelle découle l’impératif (théorique) de penser la justice sans saper la motivation des plus productifs, c’est-à-dire de ceux qui détiennent les moyens de production. Ainsi, le creusement des inégalités y est admis à la seule condition que le sort des plus défavorisés s’améliore, ne serait-ce que légèrement. Or, comme nous l’enseignent autant l’histoire que la realpolitik, la concentration des richesses se traduit bien souvent par une concentration du pouvoir politique. C’est dans cette perspective beaucoup plus large des déterminants du pouvoir (classes, genre, colonialisme) que Piketty aborde ces questions. Il dépasse ainsi largement la conception tronquée de la justice domestique de Rawls, mais aussi sa conception extrêmement limitée de la justice globale.

Il ne s’agit pas de s’opposer à la propriété privée, mais plutôt de la (re)cadrer pour lui redonner son ambition originelle, c’est-à-dire l’émancipation, entendue au sens noble et où on peut parler de libéralisme, au sens de libération. “Pour résumer, il est possible, en faisant évoluer le système légal et fiscal, d’aller
beaucoup plus loin que ce qui a été fait jusqu’à présent, d’une part en instituant une véritable propriété sociale du capital, grâce à un meilleur partage du pouvoir dans les entreprises, et d’autre part, en mettant en place un principe de propriété temporaire du capital, dans le cadre d’un impôt fortement progressif sur les propriétés importantes permettant le financement d’une dotation universelle en capital et la circulation permanente des biens” (p. 1118). L’idée est donc de stopper l’accumulation du capital, de le démocratiser et de le faire circuler pour en tirer des bénéfices collectifs. Il s’agit de dépasser la sacralisation de la propriété privée, mais pas celle des gains par l’échange, que l’on retrouve par exemple dans l’économie politique d’Adam Smith – sans naturaliser les processus d’échange.

La proposition est alors de dépasser la propriété privée par un socialisme participatif pour aboutir à une forme d’organisation politique supranationale qui permettrait d’éviter les écueils dont la sociale démocratie n’a pas su nous protéger ; c’est-à-dire (a) la concentration de la richesse et le triomphe de l’hyper capitalisme et (b) la tentation populiste-nativiste qui découle de la compétition entre les populations et de l’incapacité à produire des structures politiques adaptées à la multinationalisation et à la fluidité de la circulation des capitaux. Si le diagnostic est juste, les solutions proposées apparaîtront à certains comme étant utopistes… avec le risque de diviser plutôt que de rassembler.

CE QUE L’ON RETIENT

Piketty réussit à justifier la pertinence de son propos dans l’ensemble. D’abord, de par sa méthode, mais aussi car il arrive de manière, assez convaincante, à dépasser le matérialisme historique marxiste classique en cherchant à offrir une théorie de l’économie qui est à la fois plus complète et qui ne se situe pas à partir d’une situation inscrite dans un rapport de force ou de domination. Le ton est beaucoup moins hargneux et beaucoup plus humaniste que ce l’on entend souvent de celles et ceux qui se revendiquent du matérialisme historique. Au final, les nombreuses propositions comme la justice éducative, la justice au sein des entreprises, la limitation de l’accumulation de capital (y compris financier), la démocratisation de la propriété ou le social-fédéralisme globalisé, ne feront certainement pas l’unanimité chez les épigones de l’hétérodoxie néo-classique, ou même chez les familles politiques se disant socialistes. N’en demeure pas moins que Piketty place des bases très solides pour suggérer une nouvelle économie politique en contexte de crise sociale et écologique, ou encore advenant une crise financière encore plus importante que celle de 2008 et qui nous pousserait collectivement à changer de système économique.

Il demeure cependant de notre devoir de ne pas tomber dans le piège de la confiance aveugle envers le matérialisme historique en analysant tout à travers cette grille de lecture, pour éviter les biais de confirmation qui conduisent au dogmatisme. Pour reprendre les mots de Piketty que nous avons cités plus haut, nous devons prendre ces conclusions pour ce qu’elles sont, c’est à-dire se garder de les prendre pour des vérités absolues.

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