TRAVAIL SOCIAL DE RUE, USAGES DE DROGUES ET ACTEURS DE L’ESPACE PUBLIC : UNE RENCONTRE DÉLICATE

par | BLE, MARS 2017, Social

Il y a des seringues là où je travaille, vous pourriez aller voir et les ramasser ? Dire à vos tox de ne pas les jeter là…

  • Un groupe de personnes consomment et font la manche à cet endroit. Il y a du deal aussi, ce n’est plus possible, les gens ont peur. Et tous ces détritus et déjections… Aidez-nous à leur faire comprendre, sinon on va user de la force.
  • [Photo et descriptif physique à l’appui] Cette personne est vraiment dérangeante (elle dort, s’injecte, pisse, etc. dans l’espace public). On ne sait plus quoi faire avec elle. Est-ce que vous la connaissez ? Elle vient chez vous ? Vous la suivez ? Faut faire quelque chose !
  • J’ai vu R la semaine passée à tel endroit, elle dormait par terre. Elle ne va vraiment pas bien. Elle est si fragile… On m’a dit que vous faites des démarches pour une hospitalisation, ça en est où ?

Quelques situations, rédigées de manière un peu caricaturale, donnent un aperçu éclairant des demandes de collaboration, de concertation, d’intervention, de médiation, d’informations… qui sont régulièrement adressées à DUNE par la palette d’acteurs  (élus communaux, service de prévention, police, gardiens de parc, société de transport, société de parking…) ayant à gérer les espaces publics bruxellois où s’installent les consommateurs les plus précaires.

C’est notre présence en rue et les contacts “privilégiés” que nous avons noués avec les usagers de drogues en errance qui intéressent ces interlocuteurs  confrontés à l’impuissance et aux “nuisances” imputées au public cible[1] de notre association.

Ce “privilège” est le fruit du patient travail mené au quotidien par les travailleurs sociaux avec les usagers : créer et maintenir le lien dans le cadre duquel peut se travailler l’émergence de la demande et se déployer la relation d’aide est en effet au centre de notre travail. Il s’appuie sur différents leviers[2] : l’anonymat, l’inconditionnalité de l’accompagnement médico-psychosocial et la liberté de choix de l’usager ; l’accès au matériel stérile, qui agit comme une sorte de vecteur de rencontres ; le temps qui permet de dépasser la méfiance initiale et de s’apprivoiser peu à peu ; l’accueil au comptoir où l’usager peut se reposer,  être  écouté dans la bienveillance et  le non-jugement ; les accompagnements mobiles émaillés de moments où la relation se fait plus horizontale ; les pratiques participatives qui se diversifient…[3]

C’est qu’intervenir auprès de ce public en souffrance requiert la faculté de sortir des rôles habituels du travailleur social et de s’adapter au contexte de vie de la personne, à ses spécificités et à son rythme. Outre une présence régulière sur le terrain permettant observation et  ressenti  de ce que connaissent nos bénéficiaires (froid, insalubrité, puanteur), la  “posture de proximité” implique un mode de sociabilité où l’asymétrie entre le travailleur social et l’usager s’estompe. Ce détour par quelques éléments de notre méthode de travail permet  de  rendre compte de la difficulté à répondre aux questions et demandes qui se multiplient, formulées de manière plus ou moins élégante, plus ou moins impérative, sans risquer de perdre le lien fragile à renouveler sans cesse avec nos bénéficiaires.

Si le travail en réseau et la concertation intersectorielle sont nécessaires pour répondre à la complexité des situations de vie et de santé des usagers de drogues les plus précaires, il convient de faire preuve de prudence, notamment quant au partage d’informations qui peut en découler, d’autant plus quand nous interagissons avec des acteurs dont la mission se situe hors du champ de l’aide et du soin.

De même, s’il est certain que le travail psychosocial de proximité au quotidien avec les usagers de drogues constitue un facteur participant à l’objectif de pacification de l’espace public, il est tout aussi évident que cet objectif ne nous appartient pas : le nôtre est centré sur la personne de l’usager de drogues, sa santé et son bien-être, sa liberté d’agir et de se dire. Il convient donc d’être vigilant et de ne pas se laisser piéger par des demandes qui (peut-être sans malice) invitent à la confusion des rôles en demandant au travailleur social d’endosser celui de traqueur d’incivilités, d’agent de la propreté publique, d’acteur de répression, d’informateur ou de médiateur social. D’aucuns semblent même prêter à notre travail une sorte de pouvoir magique qui parviendrait à “gérer” des situations problématiques récurrentes et tenaces, qui ne font que se déplacer lorsque les usagers sont chassés des lieux qu’ils occupent (stations de métro, squats, parcs, parkings…).

Alors, que faire et ne pas faire ? Que dire et ne pas dire ? La réponse est assez simple finalement lorsque l’on se réfère aux fondamentaux éthiques et déontologiques  du travail social et de la réduction des risques4. Et en même temps, la position n’est pas aisée à tenir devant certaines insistances, dans certaines situations d’échanges informels ou lors de réunions de concertation entre  acteurs  porteurs  de mandats fort différents. C’est que les enjeux sont importants, les intérêts divergents et l’impuissance souvent partagée.

Résister à la facilité (se questionner sur nos pratiques prend du temps et de l’énergie ; l’échange d’informations peut nous être utile aussi), résister à suivre le courant (avec le risque d’être ostracisé) se complexifie quand les questions et demandes évoquées plus haut proviennent d’un partenaire qui finance un projet. Ce dernier pourrait attendre une sorte de “retour sur investissement” et s’offusquer de ce qu’il interpréterait comme un manque de collaboration. Quoiqu’il en soit, nous essayons de répondre aux demandes dans un esprit de dialogue, avec le souci de préserver le lien avec nos bénéficiaires – premiers destinataires (il ne faut pas l’oublier !) de nos actions – et de respecter leur droit à la confidentialité. En présentant les principes qui sous-tendent notre travail, la réponse apportée est souvent en demi-teinte, renvoyant l’autre à ses propres missions et responsabilités, tout en proposant, le cas échéant après analyse de la demande, une piste d’action bien souvent différente de celle attendue.[5]

La vigilance est donc de mise, d’autant que le secteur associatif peut être tenté (pour faire face à une précarisation croissante liée aux politiques de restrictions budgétaires) de collaborer avec des organisations (publiques ou privées) qui, pour servir des préoccupations sécuritaires, proposent des partenariats subventionnés aux acteurs de l’aide et du soin. Il convient dès lors de continuer à questionner, au cas par cas, l’impact des dispositifs et projets proposés, tout en évitant un excès de méfiance qui pourrait nous priver d’inventer de nouvelles manières de travailler ensemble…


[1] Pour un aperçu des conditions de vie et de consommation de ces personnes, voyez M. Mormont, “Drogues à ciel ouvert, cocktail de risques”, Alteréchos. L’actualité sociale avec le décodeur, 2015, n° 414-415, pp. 11-17 [en ligne].

[2] Pour plus d’informations sur notre méthodologie de travail et nos actions, voyez : www.dune-asbl.be

[3] La participation des bénéficiaires se décline de plusieurs manières à DUNE, notamment : les “focus-groupes” faisant appel au savoir expérientiel de nos bénéficiaires, les opérations “Boule de neige” de prévention par les pairs, les opérations de ramassage de seringues, le projet “media” : le DoucheFlux magasine et La voix de la rue sur Radio Panik donnent la parole aux précaires.

[4] Voyez la Charte de la réduction des risques liés aux usages de drogues : http://reductiondesrisques.be/charte-de-la- reduction-des-risques/

[5] Par exemple, DUNE développe des modules de formation portant sur l’approche spécifique des usagers de drogues en errance. L’objectif est de renforcer les compétences  des acteurs de l’espace public ayant des contacts avec ce public, en leur donnant des clés de compréhension de l’usage de drogues et en démystifiant la problématique de la toxicomanie.

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