Printemps 2017. Emma, bloggeuse et dessinatrice française, poste une bande dessinée intitulée Fallait demander [1] qui envahit la toile de manière internationale. Cette BD aborde l’épineuse question de la charge mentale. Elle explique comment les femmes portent encore majoritairement le fait de devoir penser à tout, en ce qui concerne la famille, le foyer, les tâches de soin. Avec des mots simples, elle renvoie aux hommes le fait que ces questions font partie intégrante de leurs responsabilités et qu’attendre encore et toujours que leur partenaire féminin demande les choses est une manière de s’en décharger.
LE PRINTEMPS DE LA CHARGE MENTALE
De nombreuses femmes applaudissent la bloggeuse. Avec l’aide de la BD, beaucoup d’entre-elles parviennent à exprimer à leur partenaire ce qu’elles tentaient d’expliquer depuis de nombreuses années. Les résistances vont cependant s’avérer nombreuses. De la même manière que l’on a observé des femmes et des hommes s’insurger suite aux mouvements de libération de parole balancetonporc et metoo, des femmes et des hommes se retranchent derrière l’idée que les femmes (voire les féministes) exagèrent : il y a bien plus d’améliorations en termes d’égalité et de partage des responsabilités domestiques que ce qu’elles prétendent. Certaines et certains renversent également la situation en argumentant que si la situation stagne, c’est parce que les femmes ne veulent pas lâcher prise.
Aussi, quelques mois plus tard, Emma croque son second coup de gueule : “La faute des femmes”.[2] Elle y raconte comment la plupart des articles ou entretiens réalisés à la suite de “Fallait demander” avaient pour objectif d’expliquer aux femmes comment se décharger de la charge mentale. Si cette démarche a du sens pour de nombreuses femmes qui cherchent en effet à se décharger et ne savent pas comment s’y prendre, on s’interroge sur la pertinence des conseils qui sont formulés : comment déléguer des tâches de parentage pendant le congé de maternité lorsque le co-parent ne dispose que d’un congé de dix jours ? Par ailleurs, Emma soulève le fait que très peu d’articles s’adressent aux hommes et à la manière de prendre leur place et d’assumer leurs responsabilités au sein des foyers. Une fois de plus, les femmes sont responsables de vivre dans une société sexiste : c’est à elles de fournir les efforts nécessaires pour sortir de leur condition et de s’adapter au fonctionnement de la société plutôt que l’inverse.
UN ORDRE SYMBOLIQUE PROFONDÉMENT ANCRÉ
Depuis le XIXe siècle, les femmes et les féministes se sont pourtant attelées fermement à donner un autre visage à la société. De vagues de luttes en vagues de luttes, elles ont acquis progressivement leur majorité, le droit de vote, à exercer une profession, à disposer d’un compte en banque, à accéder à l’éducation et à des études supérieures, etc. Malgré cet arsenal juridique persistent cependant de nombreuses inégalités – très flagrantes dans le monde professionnel : des écarts salariaux entre les femmes et les hommes, des niveaux de rémunération distincts à niveau d’études identiques ainsi qu’une difficulté réelle des femmes à atteindre des postes à responsabilité (que cela soit dans le secteur privé ou public).[3] Ce dernier phénomène est communément appelé le plafond de verre, mais aussi le tuyau percé ou le plancher gluant. Dans les trois expressions, on se réfère au fait que, par-dessus, par-dessous ou par les côtés, les femmes sont maintenues dans des échelons hiérarchiques inférieurs ou éjectées des niveaux hiérarchiques les plus élevés. Comment expliquer ce phénomène alors que les femmes sont plus diplômées que les hommes et que la mixité des genres a des effets bénéfiques pour les entreprises ?[4]
Nous assistons en réalité à la perpétuation d’une organisation symbolique des rapports entre les femmes et les hommes. La sphère professionnelle n’en est que le miroir. Dans cette société, les femmes sont identifiées comme les responsables du prendre soin des autres et de l’environnement, ce que nous appelons aussi le Care. L’expérience potentielle de la maternité est grandement liée à cette assignation : comme les femmes ont la capacité de porter les enfants, la société a toujours estimé qu’elles étaient également plus sensibles et talentueuses pour s’en occuper et, par extension, prendre soin du foyer, des proches, de l’environnement, etc. Aussi, si l’accès à la contraception et l’avortement a libéré les femmes d’une maternité imposée, elles ne se sont pas libérées de l’injonction à avoir des enfants et à être les principales pourvoyeuses de soin. En conséquence, les femmes qui ont intégré la vie professionnelle se retrouvent à assumer des doubles voire des triples journées. Elles adaptent leur vie professionnelle à leurs obligations privées et domestiques, ce qui se traduit très souvent par le temps partiel ou une revisite à la baisse de leurs ambitions professionnelles.[5]
Vis-à-vis du Care, les hommes ont traditionnellement été écartés ou cantonnés au statut d’aidant. Aussi, si depuis les années 1950 on observe globalement une plus grande implication des hommes dans les tâches de Care, l’augmentation est loin d’être proportionnelle à l’implication des femmes sur le marché de l’emploi.[6] Pire : entre 2005 et 2015, on observe un déclin de la participation des hommes belges aux tâches relatives au ménage et à l’organisation des repas.[7] Par ailleurs, les hommes ne subissent pas aussi fortement l’injonction à la paternité : la virilité d’un homme n’est pas diminuée s’il n’a pas d’enfants. La société autorise qu’un homme utilise sa créativité dans d’autres domaines que la sphère privée. Libres de ces deux injonctions, les hommes peuvent utiliser les heures qu’ils ne passent pas à faire du Care pour travailler plus d’heures de manière rémunérée, à s’investir dans des projets professionnels ou communautaires et, pour ceux qui en ont la possibilité, à assumer un poste à responsabilité.
POUR UN PARTAGE DE CARE ET DES POSTES À RESPONSABILITÉS !
Quand on parle de la charge mentale, du fait de porter les responsabilités liées au Care ou de s’engager dans un poste à responsabilités, on a tendance à justifier la persistance de stéréotypes par des choix strictement personnels ou interpersonnels : “elle a choisi d’être mère au foyer ou de privilégier l’éducation des enfants”, “ils ont décidé ensemble de mettre en avant plan la carrière de son partenaire”, “nous avons des niveaux d’exigence différents par rapport aux tâches domestiques”, etc. Néanmoins, au regard de l’histoire, on se rend compte à quel point cette organisation symbolique est une construction sociale et que celle-ci prend très souvent le pas sur nos choix personnels. Il est difficile pour une femme de s’émanciper des injonctions séculaires à la maternité et au prendre soin, de même que pour un homme, il n’est pas facile d’accepter que son genre est privilégié et de s’investir durablement dans des responsabilités et tâches socio-économiquement peu valorisées.
Car c’est bien là que le bât blesse. La société patriarcale et néolibérale dans laquelle nous vivons, passe sous silence la valeur et l’importance du Care – à moins qu’elle ne la sous-estime consciemment ? “Le travail rémunéré est plus valorisé et valorisant que le travail non-rémunéré. Les secteurs d’activités qui produisent beaucoup de ressources matérielles et financières (la recherche pharmaceutique, les banques, la technologie) sont davantage soutenus que les secteurs d’activités qui ne visent pas directement le lucre (l’enseignement, la santé)”.[8] Pourtant, comment garantir la productivité et la croissance économique sans cet énorme travail de soin réalisé soit gratuitement au sein des foyers (généralement par les femmes), soit à bas coûts dans les secteurs de l’enseignement, du social et de la santé (par les femmes et une grande part de personnes issues de milieux plus précaires) ?
Pour la Plateforme pour Promouvoir la Santé des Femmes, l’ensemble de ces constats appellent les femmes et les hommes à défendre un modèle de société qui remet le Care au centre des préoccupations et des priorités. Cette perspective permettrait à la fois de mieux le reconnaître, le valoriser et d’organiser la société autour de ce pilier plutôt qu’autour des valeurs de productivité et de performance. Femmes et hommes n’auraient plus à penser leur choix de vie de manière exclusive (par exemple, faire des enfants ou s’engager dans une carrière ?), mais bien de manière inclusive (par exemple, prendre part au Care et s’engager dans un poste à responsabilités peu importe son genre !).
[1] Emma, Fallait demander !, bande dessinée virtuelle publiée le 09 mai 2017. Disponible sur le site www.emmaclit.com
[2] Emma, La faute des femmes, bande dessinée virtuelle publiée le 05 septembre 2017. Disponible sur le site www.emmaclit.com
[3] Section emploi disponible sur le site de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.
[4] Idem.
[5] Manoë Jacquet, Stigmatisation des femmes dans une société néolibérale : entre dévalorisation sociale et représentations idéalisées : quel(s) choix pour les femmes ?, CEFA asbl, 2017.
[6] Idem.
[7] Elodie Blogie, “Tâches ménagères : les hommes belges en font de moins en moins”, 26 février 2018. Disponible sur le site du journal Le Soir.
[8] PPSF, Rapport de recherche-action “Care, genre et santé des femmes”-, 2016. Disponible sur le site : www.plateformefemmes.be