EN INTELLIGENCE AVEC NOS ARTIFICES

par | BLE, DES.HUMANISMES, Technologies

L’intelligence artificielle (IA) fait désormais partie de nos existences. Elle prend en charge nombre de tâches ou de compétences qui furent jusqu’il y a peu l’apanage de l’humain telles que parler, écrire, dessiner, soigner ou juger. Elle soulève des questions sociales, économiques, politiques et culturelles, que nous n’aborderons pas ici et qui sont en grande partie liées à son déploiement par et pour le capitalisme. Plus profondément, elle ébranle la définition de l’humain et interpelle l’humanisme, parallèlement aux remises en question que lui adresse l’antispécisme. Des secousses qui le sapent moins qu’elles ne le somment de rebondir et de s’améliorer. Il s’impose autant de repenser notre spécificité que de réfléchir, redéfinir et réguler nos relations avec les autres vivants et avec les robots.

Dans l’arène sans lauriers

Par les temps qui courent, l’humain, tel que l’humanisme l’a mis en lumière, se trouve délégitimé par le non-humain, tant du côté des computeurs et des algorithmes que du côté de ce qu’on nomme désormais le vivant : les animaux, les végétaux et plus vastement Gaïa, la terre mère des croyances ancestrales ressuscitée. 

Le privilège de l’humain – être de raison et de langage, animal social et politique, roseau pensant, agent libre et perfectible… – ne cesse d’être contesté par la vindicte des activistes antispécistes et par les recherches d’éthologues, d’anthropologues et de philosophes très en vogue, telle Nastassjia Martin, Baptiste Morizot ou Vinciane Despret.[1]

Ces écrits et ces combats relativisent la frontière entre les humains et les animaux jusqu’à douter du saut qualitatif dans l’évolution qui passa du primate à l’humain. Les animaux se révèlent plus intelligents, créatifs ou spirituels que nous ne le pensons. L’humain se découvre bien plus animal voire végétal qu’il ne le pense. Il gagnerait même à penser comme un animal, à tout le moins, à apprendre des autres vivants et à remballer sa prétention qui a déjà commis assez de dégâts.

Symétriquement, les prophètes de la Silicon Valley proclament que les IA seront bientôt, voire déjà, en mesure de conduire, de guérir, de prendre soin, de surveiller, d’alerter des dangers, de faire justice, de parler, d’écouter, d’aimer… mieux que les humains. 

Si ces deux types d’existence non-humaine questionnent la spécificité humaine, nous persistons à penser qu’elles s’en distinguent et que l’humanisme consiste, entre autres, à continuer à s’en démarquer. Commençons par voir comment elles se distinguent entre elles. D’un côté, un non-humain vivant et sentant mais dépourvu du logos, au double sens de parole et de raison ; de l’autre un non-humain raisonnant et parlant, mais dépourvu de vie et de sensibilité. L’humain a pu apprivoiser, élever, domestiquer, exploiter la force, la chair ou les affects du vivant non-humain. L’humain a créé le non-vivant rationnel pour en exploiter la puissance de calcul et modéliser ses propres fonctionnements. Peut-être devrait-il vite apprendre à apprivoiser et domestiquer cette créature.

L’IA se différencie en effet du vivant en ce qu’elle a été créée par l’humain et son aptitude à modifier la nature. Cette création est un produit de l’humanisme et, plus loin, de l’hominisation. Ce non-humain s’inscrit de la sorte dans notre histoire et nous rappelle notre origine en tant qu’humanité.

Autour du feu d’artifice

Cette histoire est animée par le mouvement fondamental de l’humain qui cherche à décrypter le monde dans lequel il est jeté, à le – et se – comprendre, à le – et se – transformer, à le – et se – dépasser.

Cette histoire a permis aux humains de se différencier des animaux, notamment, par la création d’artifices ou d’artéfacts. Elle commence par la découverte et la maîtrise du feu pour voir dans la nuit, faire fuir ce qui nous menace, se réchauffer, se réunir et se raconter des histoires, métamorphoser des aliments naturels en mets artificiels… L’humanité n’a depuis cessé de concevoir des artéfacts : un os gravé pour se souvenir d’un défunt, une charrette pour transporter ses récoltes, un burin pour sculpter des artifices architecturaux, un pinceau pour exprimer ses tourments dans une œuvre d’art, des paradis artificiels pour explorer les méandres de sa conscience ou encore une intelligence artificielle pour trier ses données devenues trop nombreuses.

Le développement des IA n’est ainsi qu’une prolongation du rapport technique au monde en tant que trait caractéristique de l’humanité. Le terme grec technê signifie art, pratique, procédé, fabrication, savoir-faire efficace qu’il soit à l’origine d’une réalisation matérielle ou immatérielle… tout ce que, sous la métaphore mythologique du feu, Prométhée a dérobé aux dieux pour le donner aux humains.

Aristote posait que l’art (technê) est le propre du genre humain aux côtés du raisonnement (logismos).[2] Les algorithmes des IA articulent la technê et le logismos. Eu égard à d’autres objets techniques, les IA manifestent ainsi à la fois le rapport technique au monde et la volonté de décoder de l’humain. Alexandre Gefen rappelle qu’elles  résultent d’un « effort collectif pour calculer le monde, qui commence à Sumer deux mille sept ans avant Jésus-Christ par l’invention de l’abaque, l’ancêtre du boulier (une invention chinoise) passe par l’Athènes du IVe siècle avant J.-C., où Aristote formalise la pensée dans ses traités de logique, se poursuit au XIIIe siècle sur l’île de Majorque où Raymond Lulle rédige son Ars combinatoria […] arrive à Leipzig ou le jeune Leibniz imagine en théorie la première machine calculatoire… ».[3]

Selon Aristote encore, la technê se trouve à l’origine des substances artificielles par opposition aux substances naturelles. Artificiel désigne simplement ce qui est dû à l’art, fabriqué par l’habilité humaine ou produit par la vie sociale. C’est donc un synonyme de technique. « Le seul point commun entre l’humain et les IA n’est pas l’intelligence mais l’artifice : l’humain crée l’artifice, la machine simule l’humain de façon artificielle », précise la philosophe Anne-Laure Tessard.[4] Gilbert Simondon en arrivait, quant à lui, à penser que c’est l’opposition entre l’humain et la machine, entre la culture et la technique, qui est artificielle. La technique doit être considérée comme un mode culturel d’être au monde.[5] Il s’agit de l’assumer plutôt que la subir ou la bannir, de savoir qu’elle nous constitue autant que nous la constituons.

On constate clairement aujourd’hui – comme s’en sont très tôt inquiétés les philosophes et sociologues de l’école de Francfort[6] – que notre création, notre mode d’être au monde, conditionne et modifie nos manières de faire, au point de nous échapper, de se retourner contre nous et de nous assujettir… Cependant nous ne devons jamais perdre de vue que c’est nous qui avons créé ces artéfacts et que c’est nous qui interprétons leurs opérations et sommes en mesure de réagir à leurs effets. « Nous », sous-entend ici les humains. Tout l’enjeu réside dans la dimension collective et démocratique de ce nous. Certes nous sommes faits par la technologie, comme nous sommes faits par l’histoire, cependant« l’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous » insistait Sartre.[7] Dès lors qu’on ne supprimera pas plus la technê qu’on n’effacera l’histoire, qu’allons-nous faire de ce que la technologie a fait de nous ?

Face à l’incendie

Nous ne reviendrons pas à la prétendue simplicité des relations d’antan avec le vivant. Cette idyllique cohabitation harmonieuse avec Gaïa, non médiée par la technê, relève d’un âge d’or qui n’a sans doute jamais existé. Surtout, il est vain d’opposer aux dérives et dangers du présent ce qu’Adorno appelait une culture ressuscitée : « une culture qui a réchauffé des valeurs traditionnelles de Vérité, Beauté et Bonté comme s’il ne s’était rien passé ».[8] Le développement technologique tout comme le développement des sociétés, des savoirs, des relations ont généré des interdépendances, des problèmes et des expectatives d’une telle taille et d’une telle complexité qu’il n’est plus possible d’y répondre par un retour à la simplicité. Ce qui ne dispense bien entendu pas de critiquer et corriger – par de nouvelles complexités – les aberrations et les impasses de ces développements.

Si notre humanité – en tant qu’espèce et en tant que spécificité – s’avère menacée ou relativisée par le camion fou de la technologie, ce n’est pas en faisant marche arrière ou en freinant des quatre fers que nous la sauverons, mais en allant de l’avant pour la réinventer comme elle n’a jamais cesser de le faire. Depuis qu’elle crée des artefacts, l’humanité évolue avec eux. Elle s’adapte à ses créations pour se redéfinir en tant qu’espèce jamais définitivement définie. La philosophe féministe et anarchiste, Catherine Malabou a étudié de près le fonctionnement du cerveau : « Croire qu’il existe une réalité humaine intacte à toute aliénation technologique est une illusion […] Du silex à la cybernétique, le mécanisme de l’interaction est le même. Notre cerveau ne peut fonctionner qu’à se mettre au dehors, à prolonger son système par des prothèses [], au point qu’il est impossible de faire la part, dans l’évolution cérébrale des hommes depuis la préhistoire, entre nature et technique. Un cerveau qui ne serait pas prolongé par des artifices serait un cerveau mort ».[9]

Si nous perdons certaines capacités en les confiant aux appareils, nous en acquérons d’autres grâce à eux. Tout en s’inquiétant d’un rapport majoritairement aliénant à l’IA, Alain Damasio nous rejoint parfois dans l’idée d’une technologie « avec laquelle on dialogue, on hybride ses pratiques, à laquelle on délègue des tâches routinières on fatigantes pour mieux dégager ce qui fait notre authentique plus-value d’humain ».[10]

Plus les IA nous imitent de manière époustouflante, plus la définition de cette plus-value devient ténue. Plus elle devient ténue, plus nous devons y tenir, l’actualiser, la défendre et la déployer. Les robots – en imitant les humains – et les éthologues – en réhabilitant les habilités des animaux – nous obligent à devenir toujours plus humain, « très-humain » plutôt que « transhumain », dirait encore Damasio.

Affiner l’indéfini

Nous sommes désormais sommés d’affirmer souverainement et d’affiner subtilement ce qui nous spécifie, ce qui nous différencie tant des intelligences artificielles que des « manières d’être vivant » des autres espèces. Car tel est bien ce qui distingue l’humain : n’être ni une machine, ni un animal, ni un dieu.[11]  N’être pas seulement un être de raison et pas seulement un être de pulsion, être irréductible à l’une comme à l’autre, dans sa finitude et son inachèvement. Selon Georges Bataille[12], cette irréductibilité se manifeste dans l’érotisme, le rire, l’ivresse, la poésie ou l’angoisse que ne connaîtront jamais les IA. 

La singularité humaine s’avère autant irréductible qu’imprévisible et indéterminable. Un animal possède une nature prédéfinie et relativement intangible. Un dieu a une essence d’emblée et éternellement égale à elle-même. Une machine ne peut effectuer que ce pour quoi elle a été programmée. Quand bien même elle apprend par elle-même, avec le deep learning, jusqu’à modifier son programme, elle ne fera jamais rien d’autre que du calcul. En revanche, il n’y a pas de nature humaine, pas d’essence précédant l’existence de chaque individu qui se révèle capable du pire comme du meilleur, de la mesure comme de la démesure.

Certes les avancées des sciences algorithmiques, neurobiologiques et cognitivistes réduisent chaque jour cette indétermination. Néanmoins, notre spécificité persistera dans ce que celles-ci ne peuvent expliquer. Sans pouvoir le déterminer ni le figer, nous pouvons pointer que ce zeste d’inexplicable et d’inaccessible aux machines et aux animaux se situe, d’une part, dans ce défaut de nature nécessitant des artéfacts, dans l’imagination, l’anticipation et la projection future…bref du côté de la liberté ; d’autre part, dans la conscience, l’ouverture à l’altérité et la remise en question, le doute ou la foi… bref du côté de l’éthique. L’imagination, la liberté et l’éthique « ont la faiblesse de ne pas se laisser démontrer » et « ne peuvent que se montrer à la faveur d’œuvres ou de décisions inattendues », comme le formule très justement Jean-Michel Besnier.[13] Tout cela rend possible, le politique au sens le plus fondamental du terme, ce que Besnier appelle chez l’humain « sa vocation à incarner des valeurs susceptibles de changer le monde ».

Vers une nouvelle renaissance

Seuls les humains peuvent – ce n’est pas pour autant qu’ils le fassent puisqu’il n’y a là rien d’automatique ou de déterminé – instaurer l’égalité quand la nature ou la naissance ont engendré l’inégalité. Seuls les humains peuvent – idem – encourager l’émancipation quand la nécessité ou la société sont sources d’aliénation. 

Seuls les humains sont capables d’entrer dans un rapport incommensurable – incalculable précise Jean-Luc Nancy – avec ce qui diffère radicalement d’eux « non seulement l’autre personne humaine mais l’autre de l’homme, l’animal, le végétal, le minéral, le divin »[14] et, ajoutons-nous, le robot. Bien que le numérique soit insensible à l’altérité et inapte à l’incalculable, ne devrions-nous pas dorénavant considérer l’IA comme une altérité qui nous fait face ? Une altérité à qui nous gagnerions à accorder l’hospitalité au lieu « d’avoir peur de ce qu’elle change en nous comme on a peur d’un étranger qui nous « envahit » et trouble nos habitudes alors que sa culture nous enrichit – tellement ».[15]

Nous ne voyons pas – de notre point de vue inextricablement humain – les animaux ou les IA s’ouvrir à notre altérité, remettre en question leur identité et questionner leur relation avec nous. C’est donc à nous de garder l’initiative et de repositionner l’humanisme, en prenant en considération les relativisations et complexifications des certitudes sur lesquelles il s’est édifié il y a quelques siècles. C’est à nous de nous appuyer sur notre aptitude à l’imagination, à l’éthique et à la politique pour faire face aux menaces que l’IA fait peser sur nos libertés et notre manière de faire société si nous la laissons au mains de puissances qui ne visent que le profit, la surveillance et l’aliénation.[16] Ensuite, pour réfléchir et acter les manières dont nous voulons vivre, faire monde, avec les non-humains vivant et non-vivant, calculant et non-calculant, afin de faire advenir un avenir viable et enviable pour toutes et tous sur une planète regénérée et partagée.


[1] Nastassjia Martin, Croire aux fauves, Gallimard (Folio), 2024 (2019) ; Baptiste Morizot, Les Diplomates.

Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, WildProject, 2016 et Manières d’être vivant, Actes Sud 2020 ; Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019 et Et si les animaux écrivaient, Bayard, 2022.

[2] Aristote, Métaphysique, Livre I, trad. de J. Tricot, Vrin, 1991, p. 2.

[3] Alexandre Gefen, Vivre avec ChatGPT, éd. de l’Observatoire/Humensis, 2023, pp. 35-36.

[4] Anne-Laure Thessard, « Compétition symbolique entre les espèces. Animaux / Humains /IA » in Multitudes, n°78 : « Cultivons nos intelligences artificielles », printemps 2020, p. 71.

[5] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 9.

[6] Depuis la Dialectique de la Raison (1944) de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno jusqu’à Aliénation et accélération (2010) de Harmut Rosa en passant par le radical L’Obsolescence de l’homme (1956) de Günther Anders. Heidegger avant eux et bien d’autres collapsologues ou technophobes après eux ont dénoncé cette aliénation mais selon une métaphysique de l’Être ou du vivant et des politiques de la désertion qui ne sont pas les nôtres. 

[7] Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard (Tel), 1952, p. 63.

[8] Theodor W. Adorno, Métaphysique, Payot, 2006, p. 176, cité par Jean-Luc Nancy dans L’Équivalence des catastrophes, Galilée, 2012, p. 18.

[9] Catherine Malabou, entretien avec Ariel Kyrou, « Questionner « l’intelligence » des machines », in Multitudes, op.cit., p. 137.

[10] Alain Damasio, Vallée du silicium, Seuil/Villa Albertine, 2024, p. 185. Voir aussi notre article « Intelligences artificielles et littératures superficielles », analyse APMC-Smart, avril 2023 (disponible sur smartbe.be onglet « Publications »).

[11] Nous ne nous référons pas à l’existence de dieu mais à son concept – un être parfait, infini, éternel – dont l’humain doit se distinguer pour affirmer son humanité.

[12] Georges Bataille, L’érotisme (Minuit, 1957)ou L’expérience intérieure (Gallimard (Tel), 1954). Pour une introduction brève à la démarche de Bataille, voir Mathieu Bietlot, Folie de l’hospitalité, Couleur livres, 2022, chap. 6, pp. 79-89. 

[13] Jean-Michel Besnier, Demains les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Librairie  Arthème Fayard (« Pluriel »), 2012 (2009), p. 177. Philosophe et politologue, Besnier a travaillé aussi bien sur l’humanisme et le transhumanisme que sur Georges Bataille.

[14] Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 47.

[15] Alain Damasio, op. cit., p. 190.

[16] Voir notre article « Machinisme et esclavagisme. Asservir collectivement les intelligences artificielles », APMC-Smart, septembre 2024.

https://smartbe.be/wp-content/uploads/2024/09/04-24.pdf
https://smartbe.be/wp-content/uploads/2024/09/04-24.pdf

Dans la même catégorie

Share This