Depuis plusieurs décennies, l’Europe suit une dangereuse mode politique : la valse du “libre-échange”. L’idée est simple : si vous laissez tomber les “barrières” au commerce, en enlevant les “entraves” que l’Etat fait peser sur les entreprises, celles-ci peuvent développer leurs activités, créer des richesses, engager du personnel et générer un cercle vertueux où tout le monde est heureux. L’idée est simple, mais elle est aussi simpliste.
Tout d’abord, le “libre-échange” n’existe pas : plus un marché s’étend, plus il doit s’appuyer sur des lois et des institutions pour fonctionner. Par exemple, plus de 300 directives européennes ont été nécessaires pour mettre en place le marché commun. Lequel ne pourrait fonctionner sans forces répressives (tribunaux, forces de police) pour punir ceux qui trichent avec les règles du jeu (par exemple, une entreprise faisant de la contrefaçon ou quelqu’un braquant une banque).
Ensuite, les règles de fonctionnement du marché sont le reflet de valeurs (culturelles, idéologiques, historiques) qui n’ont rien de naturel. Ainsi, même dans un monde marchand globalisé, les produits autorisés à la consommation continuent de diverger d’un pays à l’autre : qu’on songe au chien (animal de boucherie en Asie), aux armes (en vente libre aux Etats-Unis) ou encore à la marijuana (en vente sous certaines conditions dans les coffee-shop hollandais).
Or, et c’est l’essentiel à comprendre, les valeurs qui sont à la base du “libre-échange” sont dangereuses pour le fonctionnement démocratique de nos sociétés. Expliquons pourquoi.
COMMENT LE MARCHÉ EUROPÉEN APPAUVRIT NOS SOCIÉTÉS
Au nom du “libre-échange” :
- de nombreuses lois nationales ont été harmonisées au niveau européen pour permettre une circulation aussi fluide que possible des marchandises, des services payants, de l’argent et des lieux de production entre les 27 pays membres du marché européen ;
- dans le même temps, la plupart des lois sociales et fiscales (soit la démocratie économique visant à protéger les travailleurs, à assurer de bons salaires, à financer l’enseignement et les services publics) sont restées établies à un niveau local.
Concrètement, cela laisse aux firmes privées (comme les multinationales) le droit de circuler dans le grand menu juridique européen (vingt-sept législations sociales et fiscales différentes) pour y faire leur “shopping” et choisir les législations qui leur conviennent le mieux. Cela fausse la concurrence et crée une dynamique antisociale, car une entreprise peut abaisser artificiellement ses coûts de production en optant pour les régimes juridiques les moins protecteurs pour les travailleurs, mais aussi les moins généreux (via des cadeaux fiscaux aux entreprises) pour le financement de la solidarité publique.
Le résultat, nous le connaissons tous : c’est ArcellorMittal qui ferme des sites sidérurgiques et licencie des milliers de travailleurs, c’est Findus qui multiplie les intermédiaires et sous-traitants parmi lesquels certains trichent en remplaçant la viande de bœuf par du cheval, ce sont également des finances publiques dans le rouge dû au fait que les plus riches (individus comme entreprises) peuvent circuler librement pour échapper à l’impôt.
Enfin, dans le secteur bancaire, cette dynamique favorisant la régulation des entreprises par elles-mêmes (soit un système d’impunité dépourvu de tout contre-pouvoir) a généré la création de produits toxiques (les prêts subprimes) et une immense bulle spéculative, dont l’éclatement en 2007 provoqua la plus grave crise financière depuis 1929. Avec, pour sauver les banques de la faillite, un appel aux pouvoirs publics qui dépensèrent l’argent des contribuables sans compter.
C’est un fait difficile à nier : les valeurs de libertés économiques coûtent cher aux finances publiques, aux travailleurs et aux gens précarisés, pour le plus grand profit de multinationales n’ayant que faire du bien public. Malheureusement, loin de reconnaître leurs erreurs passées et de songer à y remédier, les dirigeants politiques nous enfoncent toujours plus loin dans cette logique technocratique mortifère.
POURQUOI LES MARCHÉS FINANCIERS DICTENT LEUR LOI
Ainsi, lorsqu’éclata la crise financière – générée par l’excès de spéculation, l’ingénierie financière et l’autorégulation bancaire –, que se passa-t-il ? Les hommes politiques ouvrirent grand le portefeuille des finances publiques en promettant, en retour, de moraliser le capitalisme et de ramener la “finance folle” à la raison. Pour aller dans cette direction, la première réforme à envisager aurait été de revenir sur une grossière erreur inscrite dans les lois européennes depuis le Traité de Maastricht : une erreur qui consiste à interdire à la Banque Centrale européenne de prêter de l’argent (à très bas taux d’intérêt) pour financer les dépenses publiques des Etats membres. En effet, cette mesure impose aux Etats membres de se tourner vers les marchés financiers (privés) pour obtenir l’argent qui leur manque, ce qui place les pouvoirs publics sous la coupe des marchés financiers. Soit une logique aux antipodes d’un contrôle démocratique de la “finance folle”. Et pourtant, sur ce point précis, le monde politique n’a pas bougé.
Avec quel résultat ? Suite au sauvetage du monde bancaire avec l’argent des contribuables, les finances publiques ont massivement basculé dans le rouge vif. Pour s’en sortir, elles ont dû faire appel aux marchés financiers. Ironie amère : si la Banque Centrale européenne ne prête pas d’argent aux Etats, elle est autorisée à en prêter aux banques privées (qui sont des VIP en puissance). Ce qui donna lieu à l’aberrante dynamique suivante : des banques privées empruntèrent de l’argent (par ex. pour 1% d’intérêt) à la Banque Centrale européenne, que ces mêmes banques privées prêtèrent ensuite à certains Etats membres (contre 2% ou 3% d’intérêts, voire davantage). Finalement, à force de mettre la pression financière en exigeant des taux d’intérêts dignes d’usuriers auprès de certains Etats (comme la Grèce ou l’Irlande), les marchés financiers ont pris l’ensemble de la zone euro à la gorge et fait trembler le monde politique. Lequel a adopté de nouvelles lois, renforçant l’injustice du système en place, à travers la gouvernance économique européenne.
CONNAISSEZ-VOUS LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND ?
La gouvernance économique européenne, c’est une série de réformes transférant d’importants pouvoirs de décision des Etats-nations vers la Commission européenne ou la Banque Centrale européenne (deux instances où ne siègent aucun élu direct). En quoi cela est-il injuste et liberticide ?
Un premier problème tient au déficit de transparence lié à ce transfert de pouvoir. Les traités adoptés portent des noms mystérieux et compliqués (genre “Six-Pack”) qui regorgent de détails techniques incompréhensibles pour le commun des mortels.
Un second problème tient à la façon dont ces traités ont été légitimés. On nous a dit qu’on n’avait pas le choix, que sortir de la crise de la zone euro passait par une gouvernance économique établie à l’échelle européenne. Mais on ne nous a rien dit sur le fond idéologique des accords adoptés. Comme s’ils étaient neutres et apolitiques, alors qu’ils ne le sont pas.
Quelles sont les finalités poursuivies ? Grosso modo, il s’agit de renforcer les libertés économiques dont abusent les firmes multinationales pour mettre la démocratie au pas. Pour le comprendre, résumons la gouvernance économique européenne à travers une métaphore cinématographique, en disant qu’il y a “le bon, la brute et le truand”.
Le bon : ce sont tous les accords visant à “aider” les pays européens en difficulté budgétaire en leur prêtant de l’argent. Mais le bon est un sadique qui impose aux Etats “aidés” de trucider la démocratie économique à travers des mesures carabinées d’austérité. Au nom d’arguments techniques (il faut faire des économies pour rembourser les marchés financiers), on a imposé des mesures antisociales comme la suppression du remboursement de certains soins de santé, la diminution du montant des pensions, le licenciement de milliers de fonctionnaires ou encore la privatisation de nombreux biens publics. Que les gens manifestent dans les rues, que le nombre de pauvres et de sans-abris explose, cela importe peu : seul compte l’avis des experts. Lesquels imposent aux pays “aidés” (Grèce, Irlande, Portugal…) les sinistres “plans d’ajustement structurel” infligés jadis par le FMI à de nombreux pays endettés. Cerise antidémocratique sur le gâteau : le suivi de ces mesures d’austérité est assuré conjointement par trois institutions non élues – à savoir la Commission européenne, la Banque Centrale européenne et le FMI (qui forment la Troïka).
La brute : depuis 2012, l’Europe (et plus particulièrement la Commission européenne) a un pouvoir de tutelle budgétaire sur les Etats membres. Pour faire court (et simplifier un peu), aucun budget national ne peut être adopté sans l’aval préalable des institutions européennes (qui peuvent punir de sanctions financières les Etats désobéissants). C’est donc à nouveau une institution exécutive et non élue qui passe devant une institution légitime sur le plan démocratique (les Parlements nationaux). Dans quel but ?
- La brute veut clairement mettre le cap budgétaire sur l’austérité. Mais ce n’est pas sa seule ambition. En effet, la tutelle budgétaire s’exerce aussi (à travers le “semestre européen”) sur la coordination des politiques macroéconomiques. Autrement dit, l’Europe a désormais un certain pouvoir (entre incitation et contrainte financière) pour pousser les Etats membres à adopter des réformes visant à harmoniser leurs politiques macroéconomiques. Or, parmi les critères clés d’une meilleure coordination économique, figurent notamment la compétitivité et l’examen attentif des coûts salariaux.
- La brute veut donc promouvoir des réformes visant à améliorer la position concurrentielle des Etats membres. Mais pour rappel, cela se passe dans un marché gouverné par des valeurs favorisant les entreprises les plus tyranniques à l’égard des travailleurs, et les moins solidaires dans le financement des biens et besoins collectifs (comme la Sécurité sociale). Dès lors, quand on conjugue l’objectif d’austérité budgétaire avec le renforcement de la compétitivité, on réalise à quel point la brute a l’intention de flinguer la démocratie économique (à travers des mesures comme la flexibilisation du marché du travail, la remise en cause de la Sécurité sociale, la conditionnalité accrue des allocations de chômage, la privatisation des pensions ou des soins de santé, etc.).
Le truand : il est plus connu sous le nom de “règle d’or” budgétaire et consiste, pour les Etats signataires (ce qui n’est pas encore le cas de la Belgique), à s’engager à ne pas dépasser un déficit budgétaire annuel de 0,5% du PIB et un endettement public maximum de 60% du PIB. Soit une mesure radicale pour renforcer l’austérité budgétaire, dans un univers juridique européen où la lutte contre l’évasion et le dumping fiscal sont, grosso modo, au point mort.
Lorsqu’on met l’un à côté de l’autre le bon, la brute et le truand européens, deux faits sautent aux yeux :
- cet arsenal législatif n’est pas du tout démocratique dans son mode de fonctionnement, car il transfère des pouvoirs importants (comme le budget) d’un niveau local (les Parlements nationaux où siègent des élus politiques) vers des instances globales où ne siège aucun élu politique issu d’élections libres. Donnons un exemple concret : la Banque Centrale européenne (qui a gagné d’importants pouvoirs) est statutairement constituée d’experts “indépendants de la sphère politique”, mais son actuel président (Mario Draghi) est un ancien haut responsable de Goldman Sachs, une banque américaine fortement impliquée dans la crise financière des subprimes ;
- cette dérive antidémocratique est d’autant plus alarmante qu’elle entremêle l’austérité budgétaire à la recherche de compétitivité. Au vu des critères retenus, la dégradation des systèmes de protection sociale ne fait guère de doute. Elle sera plus ou moins rapide selon les pays (et leur capacité de résistance), mais la Commission européenne n’aura que l’embarras du choix pour avancer dans cette direction : elle pourra tantôt brandir le manque de sérieux budgétaire, tantôt préconiser des mesures visant à rétablir la compétitivité économique, tantôt utiliser un mélange des deux arguments.
BIENVENUE DANS L’ÈRE TECHNOCRATIQUE
Finalement, la mode politique actuelle nous précipite dans un monde guidé par des critères exclusivement technocratiques : les débats d’idées et les controverses politiques peuvent exister, mais uniquement en respectant le cadre technique défini par des “experts”, non élus des populations. Evidemment, aucun expert n’agit de façon neutre. Dans le cas présent, les critères techniques retenus sont le reflet de valeurs marchandes, visant à accroître le “libre-échange” permettant aux firmes multinationales de déplacer leurs investissements (et de fermer des entreprises) au gré de plans stratégiques établis à l’échelle du monde.
Le problème, c’est que personne (hormis les actionnaires) ne contrôle réellement les firmes multinationales. Ce serait normalement le job des pouvoirs publics, mais cela pourrait s’avérer nuisible au critère de “compétitivité” retenu par les experts. Qui plus est, pour domestiquer la sphère politique, les plus grandes firmes multinationales ont pris l’habitude d’engager dans leur staff de collaborateurs des gens issus du monde politique, histoire de se gouverner entre amis.
Finalement, la politique laisse place à une nouvelle forme de religion où le “libre-échange”, la “compétitivité”, les “privatisations” et le “remboursement des taux d’intérêts décidés par les marchés financiers” sont autant de dogmes que nul ne peut remettre en cause. Au risque, sinon, de passer sur le bûcher d’une nouvelle Inquisition traitant “d’irresponsables, d’incohérents et de populistes” celles et ceux qui osent braver l’ordre établi. De fil en aiguille, à force de faire tomber les “barrières” au commerce, c’est la démocratie qu’on finit par tuer…