INTERVIEW : FRACTURE NUMÉRIQUE OU INÉGALITÉS SOCIALES ? POUR UNE NUMÉRISATION NON-EXCLUANTE

par | BLE, Cohésion Sociale, Politique, Technologies

INTERVIEW avec Adrien Godefroid – Animateur de projets numériques à Action et Recherche Culturelle (ARC)

De la recherche universitaire et les articles de presse, en passant par les politiques publiques, et jusqu’aux activités d’éducation permanente, l’impact de la fracture numérique sur la cohésion sociale s’impose de plus en plus comme une préoccupation sociétale majeure. À sa source : la numérisation de la société, processus aux conséquences sociétales considérables se manifestant notamment dans le non-accès d’une part significative de la population aux technologies numériques, dans la dématérialisation concomitante des services publics et privés et la fermeture des guichets, dans la perte et la précarisation de l’emploi dans plusieurs secteurs, ou encore dans des dégâts environnementaux conséquents. Il s’agit d’un processus qui pose également de graves questions, tant en termes de légitimation démocratique et de protection de la vie privée, qu’en termes économiques et géostratégiques, si l’on pense à ce qui advient des données des usagers récoltées et exploitées par les acteurs monopolistiques de l’économie numérique, des géants du GAFAM aux États-Unis et la Chine. Quel rapport y a-t-il entre ces divers ordres de phénomènes ? Avons-nous les bons concepts pour les penser ? La numérisation et ses conséquences sont-elles inéluctables ? Est-il possible de résister à leurs effets les plus délétères et si oui comment ? Nous avons discuté de ces questions avec Adrien Godefroid, Animateur de projets numériques à Action et Recherche Culturelles (ARC).

G. T. : Bien que les notions de numérique, de numérisation, de fracture numérique, d’inclusion numérique, et autres, soient monnaie courante, aujourd’hui, dans les discours politique, universitaire, journalistique et associatif, il me semble que leur signification aux yeux du grand public reste relativement floue. Pourriez-vous commencer par clarifier ce que signifient ces notions et quelles attentes leur correspondent du côté des pouvoirs publics en termes de projets de cohésion sociale et d’éducation permanente ?

Adrien. Godefroid (A.G.) : Le numérique ou le digital sont en effet des notions assez vagues. Elles regroupent à la fois des outils, des technologies informatiques et des pans de l’économie, de la communication, de la culture ou encore de l’industrie. Ces notions, lorsqu’elles sont utilisées comme telles, intègrent aussi une dimension idéologique. Quant à la numérisation, on peut la définir comme un processus technique et idéologique de transformation des services privés et publics physiques et humains en services numérisés, c’est à dire informatisés et connectés. J’insisterais ici sur ce que j’appelle la dimension idéologique, qui se manifeste notamment sous la forme de la croyance selon laquelle les outils numériques sont nécessairement porteurs de progrès. Nous avons souvent entendu dire que le numérique pouvait amener des réponses aux dérèglements climatiques, aux questions de participation citoyenne, à la problématique du non-recours aux droits sociaux, à la fracture numérique elle-même ou encore aux problèmes de mobilité. Ces propositions sont empreintes de ce que le chercheur Evgeny Morosov[1] nomme le « solutionisme technologique » issu de l’idéologie de la Silicon Valley. Or, je pense qu’il faut se montrer vigilant lorsque les solutions numériques ou digitales sont invoquées pour répondre à des problématiques sociétales.

La notion de fracture numérique connaît elle aussi ses limites. Des sociologues comme Périne Brotcorne[2] ou Fabien Granjon[3] lui préfèrent celle d’inégalités – sociales – numériques. En effet, tandis que « fracture numérique » invoque des causes purement techniques ou compétentielles, « inégalités sociales numériques » s’ancre dans une vision systémique des réalités sociales. Là où la fracture numérique se résoudrait par l’acquisition de matériel, de connexion, et de compétences, l’idée d’inégalités sociales numériques, plus complexe mais certainement plus réaliste, est profondément liée aux autres dimensions des inégalités sociales qui, elles, ne se règlent pas sans une remise en question de notre société capitaliste.

Enfin, en ce qui concerne le vocabulaire des politiques de lutte contre la fracture ou plutôt contre les inégalités numériques, il pose lui aussi certaines questions. La notion d’inclusion numérique semble partir du principe selon lequel la numérisation de la société est un train en marche dans lequel il faudrait inclure celles et ceux qui n’ont pas les moyens de le suivre. Cette notion d’inclusion a au moins le mérite d’évoquer une responsabilité collective, contrairement à une autre notion apparue plus récemment en Région de Bruxelles-capitale, celle d’appropriation numérique. Cette dernière met davantage l’accent sur la responsabilité individuelle des citoyens et des citoyennes déjà victimes des inégalités sociales. Cette approche n’est pas sans rappeler les fondements de l’État social actif. Et si les politiques à mener face aux inégalités numériques ne se pensaient pas en termes d’inclusion ou d’appropriation numérique mais plutôt en termes de politique de numérisation non-excluante ?

G. T. : Votre réponse suggère qu’un certain fatalisme caractérise l’approche dominante de la question du numérique et que cela se reflète dans la terminologie et les attentes que vous venez d’évoquer. Le vocabulaire dont vous venez de parler semble en effet dissocier le processus de numérisation de la société de ses enjeux (géo)politiques, environnementaux, etc., plus globaux. C’est un peu comme si la numérisation de la société et les effets de fracture qu’elle entraîne étaient des données quasi-naturelles, neutres et apolitiques, auxquelles les politiques publiques – et les opérateurs associatifs – devraient simplement apporter des réponses pragmatiques et proportionnées, notamment en incluant les victimes « fracturées ». Que pensez-vous de cette conception ou, comme vous le dites, de cette idéologie ? Quels sont ses points aveugles et y a-t-il lieu de penser des alternatives ?

A. G. : Il faut commencer par pointer le fait que les réponses actuellement proposées au niveau politique sont soi-disant pragmatiques, soi-disant proportionnées. La crise sanitaire, le confinement, l’isolement et le recours aux outils numériques qui en ont découlé ont amené un constat clair : une partie non négligeable de la population n’est pas prête, pour diverses raisons, à utiliser des outils numériques pour accéder à ses droits. De plus, comme l’indique le baromètre de l’inclusion 2022[4], 47 % des personnes vivant en Belgique sont en situation de vulnérabilité numérique, contre 40 % en 2020. Dans cette mesure, le fait de vouloir former les citoyens et les citoyennes ne me semble pas pragmatique. Surtout que, pour une partie de ces personnes, l’acquisition de compétences suffisantes n’est pas envisageable. Ce n’est pas difficile à s’imaginer : en Belgique, une personne sur 10 a des difficultés pour lire et écrire, 63 %[5] des personnes ayant des faibles revenus[6] ont de faibles compétences et parmi celles-ci 18 % sont des non-utilisatrices. Dès lors, il semble bien compliqué de pouvoir former toutes ces personnes. Et relativement compliqué de pouvoir toutes les accompagner dans leurs démarches. Pourtant, au niveau bruxellois, l’accent est mis sur l’acquisition de compétences et un peu moins sur l’accompagnement individuel et personnalisé des personnes en difficulté face aux outils numériques. C’est bien ce qu’indique le Plan d’appropriation numérique de la Région Bruxelles-Capitale. De plus, pour que cela puisse s’envisager, il faudrait investir durablement dans de nombreux emplois dédiés à la formation et à l’accompagnement numérique mais, les ambitions annoncées ne semblent pas correspondre au nombre de personnes en situation de vulnérabilité numérique.

De ce fait, le point aveugle de ce contexte réside effectivement dans la possibilité de penser la numérisation différemment. Pour être plus clair : il faut que le numérique reste un choix et que l’accès aux services via des guichets reste – ou plutôt, redevienne – la norme. Bien entendu, les démarches numérisées sont bénéfiques pour une partie considérable de la population et il n’est pas ici question de stopper les processus de numérisation des services mais de faire en sorte que celui-ci reste une alternative et ne pénalise pas les personnes qui n’y ont pas recours.

Un autre impensé est celui de celles et ceux qui ne veulent pas avoir recours à ces technologies. En effet, s’il est souvent question des personnes qui ne savent pas utiliser ces outils informatiques, il est moins souvent question de celles qui s’y refusent. Et je pense que les raisons invoquées par ces personnes sont légitimes. Tout d’abord, ces outils ont un impact environnemental non négligeable. Ensuite, ils sont souvent produits et exploités par des entreprises étasuniennes[7] n’ayant pas la réputation d’être les plus vertueuses. Aussi, il est compréhensible que des citoyens et citoyennes préfèrent rencontrer un être humain plutôt qu’une machine lorsqu’il est question de solliciter des services essentiels. Enfin, mais la liste pourrait ne pas s’arrêter là, il n’est pas étonnant que certains ou certaines refusent d’utiliser des outils informatisés imposés par les services publics ou collectifs alors qu’ils et elles n’ont pas été consultés dans le cadre de la numérisation de ces services.

G. T. : Dans votre mémoire de master Pourquoi et comment les individus résistent-ils à la numérisation ? vous abordez la question de la numérisation précisément sous l’angle de celles et ceux qui, de manières différentes, y résistent.[8] L’idée-clé de votre travail est de changer de perspective en considérant les marginaux de la société numérique non comme de simples victimes (bien qu’elles et ils le soient souvent), mais à tout le moins comme des personnes non-adhérentes, voire qui résistent à la numérisation, et de repenser la problématique de la numérisation à partir de leur point de vue. Mais que signifient cette non-adhésion et cette résistance ? Qui résiste, comment, et pour quelles raisons ?

A. G. : Je dirais d’abord que la différence entre la non-adhésion et la résistance, c’est le passage à l’action. Même si cette action peut signifier de ne pas, ou ne plus, faire quelque chose, il s’agit d’une attitude ou d’un comportement oppositionnel. Ce qui m’a intéressé surtout, c’est le moment à partir duquel les personnes résistent, et les modalités de cette résistance. Quant à la question de savoir « qui résiste », la réponse est : tout le monde est susceptible de résister d’une manière ou d’une autre. C’est ce que montrent les mobilisations en cours depuis un peu plus d’un an contre les excès de la numérisation. Mais, pour mieux comprendre qui résiste, il est utile de classer ces personnes selon trois variables. La variable économique, c’est-à-dire les personnes avec plus ou moins de revenus, celle-ci corrobore avec le niveau de vulnérabilité numérique. La deuxième variable est celle allant de l’individuel au collectif : la résistance est-elle individuelle ou revêt-elle une forme collective ? Enfin, la troisième variable est celle de la discrétion, c’est-à-dire si la résistance est secrète, discrète (« infrapolitique[9] ») ou manifeste et publique. Cette approche nous permet de voir une certaine gradation entre la résistance individuelle et discrète vers une résistance manifeste et collective impliquant un certain éventail relativement large de personnes.

Il est intéressant d’ajouter une autre dimension à la manière dont les personnes résistent, la dimension des sphères de la vie sociale dans lesquelles la résistance s’exerce, ces sphères correspondant à des usages divers. En effet, la numérisation ne concerne pas que les usages administratifs ou citoyens mais aussi les usages consuméristes, les usages productifs (emploi ou formation), les usages de loisir et de développement personnel, les usages liés aux interactions sociales. Bien entendu, toutes les personnes qui résistent ne vont pas le faire dans chacune de ces sphères.

Enfin, il existe différentes motivations ou justifications à la résistance. Dans mon mémoire, j’en ai recensé sept, mais la liste n’est pas exhaustive. Premièrement, la motivation sociale se réfère aux inégalités sociales que peut générer la numérisation – des inégalités telles les pertes d’emploi ou le non-recours aux droits. Deuxièmement, les raisons environnementales, qui se réfèrent aux impacts de la numérisation en termes d’émissions de gaz à effet de serre (selon les projections du think-tank The Shift Project, la part du secteur numérique dans les émissions globales aura passé, de 2 % en 2007, à 7,5 % en 2025)[10] et en termes de pollution des terres et des eaux due à l’extraction de minéraux rares, surtout dans certaines régions d’Asie et d’Afrique. Troisièmement, les justifications liées à la déshumanisation des rapports sociaux. Quatrièmement, les motivations liées à l’hégémonie économique de certaines entreprises (notamment les GAFAM) ou la défense de la souveraineté numérique, qui sont elles aussi régulièrement mobilisées. Cinquièmement, les raisons relatives à la protection de la vie privée et à la surveillance de masse. Sixièmement, les raisons liées au manque d’efficacité des plateformes numériques. Enfin, septièmement, les motivations démocratiques qui se réfèrent au fait que la population n’a pas été consultée dans la mise en œuvre des processus de numérisation ou que cette numérisation massive peut nuire à nos processus démocratiques.

G. T. : Une dernière question un peu plus prospective et « stratégique » : croyez-vous possible et souhaitable de créer des ponts entre les différents groupes qui, pour des raisons et de manières diverses, résistent à la numérisation ? Est-ce que l’éducation permanente devrait ou pourrait jouer un rôle là-dedans, et si oui, lequel ?

À l’époque de la rédaction de mon mémoire de master, au printemps 2021, la situation n’était pas la même qu’aujourd’hui. À l’époque, la réponse aurait été « oui, c’est possible et souhaitable ». Aujourd’hui, ça commence à être le cas, comme l’illustrent les mobilisations de Lire et Écrire[11], du collectif Travail Social en Lutte[12], ainsi que le projet de Code du numérique[13] du Comité Humain du Numérique ou encore la participation du Syndicat des IMMENSES[14] à de nombreuses mobilisations et rencontres autour de la question de la numérisation.

Le secteur de l’éducation permanente peut aussi jouer un rôle dans tout cela, et certaines des initiatives précitées en font en partie. L’atout du secteur est qu’il a déjà la capacité de rassembler les différents groupes de personnes que j’ai évoqués à la fin de ma réponse à la question précédente. Comme la question de la numérisation nous impacte un peu plus chaque jour, on peut s’attendre à ce que cela soit de plus en plus un sujet porteur de mobilisations. Depuis à peu près un an, des rencontres ont lieu dans les secteurs de l’inclusion numérique, du travail social, des maisons médicales, du sans-chez-soirisme, du logement social, et encore d’autres. Si elles rassemblent souvent des travailleurs et des travailleuses, elles rassemblent aussi, un peu plus occasionnellement, les personnes qui sont les plus mises en danger par la numérisation de la société. Du point de vue de l’éducation permanente, il faudrait être attentif à cette dernière tendance et œuvrer à la renforcer.


[1] Morozov Evgeny, Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, Edition FYP, Limoges, 2014.

[2] Brotcorne Périne, « Les inégalités sociales numériques en éducation : termes et enjeux d’une question sociale minorée », Journée d’études internationale « Inégalités numériques », ESPE de Caen, Maison de la Recherche en Sciences Humaines, Mars 2019, Caen, France.

[3] Granjon Fabien, La « fracture numérique ne dit pas tout», 01 février 2022, URL : https://dieses.fr/ la-fracture-numerique-ne-dit-pas-tout 

[4] Baromètre de l’inclusion numérique 2022, UCLouvain, VUB, Fondation Roi Baudoin, 2022, p. 25. Le baromètre est téléchargeable sur la page : Baromètre Inclusion Numérique 2022 | Koning Boudewijnstichting (kbs-frb.be)

[5] Ibid.

[6] Les personnes ayant moins de 1400€ de revenu mensuel.

[7] Des entreprises comme Google, Amazon, Meta (ex-Facebook), Apple ou Microsoft. Ceux que l’on nomme les GAFAM.

[8] Godefroid, Adrien, Pourquoi et comment les individus résistent-ils à la numérisation ? Comprendre les résistances à la numérisation de la société, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2021. Prom. : Vendramin, Patricia.

[9] Là-dessus, voir Godefroid, Adrien, « Penser la fracture numérique ou la résistance à la numérisation », Permanences critiques, N. 4, Juin 2022, pp. 79-80, ainsi que Godefroid, Adrien, Pourquoi et comment les individus résistent-ils à la numérisation ? Comprendre les résistances à la numérisation de la société, op. cit., pp. 26-28. La notion d’infrapolitique est tirée de Scott, James C, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, tr. fr. Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

[10] https://theshiftproject.org/article/deployer-la-sobriete-numerique-rapport-shift/

[11] La mobilisation contre la dématérialisation des services du 8 septembre a rassemblé des travailleur·euses, des militant·es ainsi que des partcipant·es aux activités de l’association. 

https://lire-et-ecrire.be/Mobilisation-dematerialisation

[12] Cette mobilisation, incluant un large panel de personne avait pour but la réouverture des guichet chômage de la CSC Bruxelles. https://bx1.be/categories/news/les-membres-du-collectif-travail-social-en-lutte-ont-rencontre-le-president-de-la-csc/

[13] Ce projet qui rassemble des habitants de Bruxelles de toutes origines a pour but de proposer des lois qui cadreraient une numérisation plus respectueuse des citoyennes et citoyens. https://codedunumerique.be/

[14] Entre autres mobilisation, les IMMENSES effectuent aussi un travail sur les mots : https://syndicatdesimmenses.be/le-thesaurus-de-limmensite/

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