La notion même d’intelligence, dont l’histoire occidentale s’est imposée comme l’étalon suprême de l’humanité et de la hiérarchie sociale, fut l’instrument privilégié du projet colonial belge : hiérarchiser, séparer, légitimer la domination, au détriment de toute reconnaissance de la diversité ou de la collaboration des intelligences humaines. À l’heure de l’intelligence artificielle et du pluralisme cognitif, il s’agit plus que jamais d’interroger cette généalogie et ses ramifications. Des élaborations scientifiques fallacieuses sur l’inégalité des races, en passant par les théories racistes tendant à prouver biologiquement que les Blancs étaient morphologiquement et neurologiquement supérieurs aux Noirs : comment la colonisation belge et sa propagande intense ont-elles légitimé, transmis et entériné un déséquilibre de l’intelligence et des savoirs ? L’impact reste prégnant et organise, de manière nécessaire, un rééquilibrage académique, militant et politique.
Au commencement, l’inégalité des races comme vérité
Dès 1885, et en réalité dès le début des années 1880, avant même la reconnaissance formelle de l’État indépendant du Congo (EIC) à la Conférence de Berlin, Léopold II et ses investisseurs s’appuient sur les théories raciales pour asseoir leur autorité et convaincre l’opinion publique européenne du bien-fondé de l’entreprise coloniale. L’alibi principal est clair et pervers : « civiliser » et « aider » des populations présentées comme livrées à elles-mêmes, victimes de guerres tribales, de maladies endémiques, d’isolement auxquels s’ajoute leur incapacité à exploiter les richesses de leur territoire.[1]
Bien au-delà des sous-entendus, les premières heures de la propagande coloniale belge démontrent à qui veut l’entendre que les Congolaises et les Congolais, « limités intellectuellement », seraient incapables de mettre en valeur les richesses naturelles qui abondent sur leurs terres. Les expositions universelles et coloniales constituent l’un des outils les plus redoutables de cette entreprise de déshumanisation. Dès l’Exposition d’Anvers de1885, puis celle de Bruxelles-Tervuren en 1897, des Congolais et Congolaises véritables mises en scène s’accompagnent de panneaux explicatifs infériorisant, d’affiches et de cartes postales diffusant massivement l’image d’un « Noir infantile », incapable de raisonnement abstrait et dépendant de la tutelle blanche. La presse relaie ces images, la photographie grand public s’en empare. L’iconographie coloniale pénètre ainsi les foyers, les écoles et la culture populaire, contribuant à ancrer durablement dans les mentalités l’idée d’une hiérarchie naturelle des intelligences.[2]
Parallèlement à ces mises en scène spectaculaires, l’anthropologie physique coloniale se développe comme pseudo-science au service de la domination. Les anthropologues belges multiplient les « études » craniométriques, les mesures corporelles et les classifications ethniques, censées fournir les preuves indiscutables des différences et des hiérarchies entre les « races indigènes ». Cette « entomologie humaine », héritée des logiques de la traite transatlantique, catégorise, mesure, compare et hiérarchise les populations congolaises, transformant les corps en objets de savoir et de pouvoir. L’historien Maarten Couttenier, dans son ouvrage de référence Anthropology and Race in Belgium and the Congo (1839-1922)[3], documente minutieusement ces pratiques déshumanisantes. Les anthropologues belges ne se contentaient pas de théoriser : ils collectaient activement des restes humains (crânes, ossements, cheveux, peau), prenaient des photographies « scientifiques » des corps, réalisaient des moulages en plâtre des visages et des corps, et effectuaient des mesures systématiques (forme du crâne, couleur des yeux et cheveux, taille, traits physionomiques). Couttenier montre que « dans ce contexte violent, les préjugés raciaux largement répandus ont en fait déshumanisé les Congolais. Cela a non seulement permis aux colonisateurs d’agir de manière inhumaine, mais a également réduit les Congolais, ou leurs parties de corps, à des objets qui pouvaient être mesurés, photographiés, moulés et “collectés” ».[4]
L’objectif de cette entreprise était double : d’une part, prouver « scientifiquement » l’infériorité des personnes colonisées pour justifier l’exploitation et la ségrégation ; d’autre part, construire une identité nationale belge supérieure en opposition aux colonisés présentés comme biologiquement et intellectuellement inférieurs. Couttenier révèle un paradoxe colonial troublant : bien que les anthropologues belges croyaient aux « races permanentes » (biologiquement fixées et immuables), la propagande coloniale avait simultanément besoin de présenter les Congolais comme « malléables » et susceptibles d’être « civilisés » par la tutelle belge. Cette contradiction idéologique ne fut jamais résolue, mais elle permit aux colonisateurs de justifier à la fois la domination (les Noirs sont inférieurs) et l’exploitation (ils doivent être éduqués par nous).
Permanence de la hiérarchisation raciale
La réalité de l’EIC (État Indépendant du Congo) est aujourd’hui connue et ne fait plus débat : propriété privée de Léopold II, soutenu par un cercle restreint de financiers, militaires et industriels, l’État indépendant du Congo a été une immense entreprise d’exploitation des corps et des ressources naturelles et minières. Le travail forcé, la violence systématique, l’extorsion, les viols et les assassinats de masse ont enrichi une poignée de capitalistes belges et jeté les bases de conglomérats industriels tels qu’Umicore (anciennement Union Minière du Haut Katanga) et la Société Générale de Belgique.[5] Comme le rappelle le rapport d’experts de la Commission parlementaire spéciale[6], « le régime d’occupation colonial était fondé sur le racisme, les Noirs et les Blancs étant traités séparément », et la ségrégation racialisée structurait l’ensemble de l’organisation sociale, économique et judiciaire. Le scandale international provoqué par les révélations sur les atrocités commises au Congo conduit finalement à une crise politique majeure et à la reprise de l’EIC par l’État belge en 1908. D’une part, dans les nombreux débats nationaux et internationaux qui accompagnent cette transition, la question de la place des Congolaises et Congolais et de leurs capacités n’est nullement remise en cause. On critique les « excès », les « méthodes brutales », la « barbarie » de l’administration léopoldienne, mais jamais la légitimité de la domination coloniale en tant que telle. Le postulat de l’infériorité congolaise et de la nécessité d’une tutelle européenne reste un impensé partagé. Le débat porte sur la forme (comment coloniser de manière « plus humaine »), jamais sur le fond racialisant et la hiérarchie des savoirs qui le sous-tend. D’autre part, la reprise étatique ne met pas fin à la propagande ni à la construction idéologique de l’infériorité intellectuelle congolaise prétendue. Bien au contraire, le Congo belge systématise et institutionnalise cette hiérarchie à travers l’école, les lois ségrégationnistes, la presse coloniale, les publications missionnaires et les productions culturelles (cinéma, littérature, cartes postales).[7]
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la propagande coloniale a remporté deux victoires majeures sur les esprits. D’une part, l’opinion publique belge est désormais pleinement acquise à la cause coloniale. Les Belges, qui jusqu’alors considéraient cette entreprise comme une lubie de leur Roi et de quelques financiers bourgeois, découvrent que « leur » colonie a participé activement à la victoire alliée[8]. D’autre part, la propagande popularise l’idéologie coloniale jusque dans les classes populaires. C’est une véritable machine à formater les esprits qui se met en branle : on apprend l’inégalité des races dans les écoles du pays, on collectionne dès le plus jeune âge les images racialisantes et infériorisantes (cartes postales, chromos publicitaires, calendriers coloniaux), on expose dans les musées les « trophées » rapportés d’Afrique. Les trois pouvoirs à l’œuvre (Église, État et entreprises coloniales) concourent à asseoir la domination et son discours inégalitaire. L’alibi se renforce et se simplifie : on aide encore et toujours des populations colonisées incapables de prendre en main leur destinée, trop « primitives » ou « paresseuses » pour exploiter rationnellement leurs richesses.
Sur place, ces discours et théories sont mis en pratique dans l’organisation quotidienne de la société coloniale. La ségrégation raciale structure tous les espaces : écoles distinctes (avec un enseignement au rabais pour les Congolais), quartiers résidentiels séparés, établissements publics interdits aux « indigènes » ou à accès discriminatoire. Les coloniaux belges sont formés dans des écoles coloniales où on leur enseigne explicitement la « psychologie » et la « mentalité indigène », présentées comme infantiles, irrationnelles et nécessitant une ferme tutelle. Les Congolais sont systématiquement cantonnés à des rôles subalternes : commis, boys, auxiliaires, ouvriers, soldats sans grade. L’accès aux postes de responsabilité, à l’administration, à l’officiat militaire leur est fermé par principe. Cet encadrement strict et paternaliste vise à maintenir la hiérarchie cognitive et sociale : le Blanc commande, pense, décide. Le Noir exécute, obéit, remercie.[9]
L’expérience de la Seconde Guerre Mondiale, une bascule
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, le Congo occupe un rôle stratégique majeur. Le 28 mai 1940, lorsque la Belgique capitule face à l’Allemagne nazie, le gouverneur général Pierre Ryckmans refuse catégoriquement de livrer le territoire colonial aux occupants et engage la colonie dans la résistance aux côtés des Alliés.[10]
Les mines tournent à plein régime pour fournir aux Alliés les minerais nécessaires à l’effort de guerre : cuivre, cobalt, étain, diamant industriel, caoutchouc, huile de palme… et même l’uranium.[11] Sur le terrain, les cadences sont infernales. Les conditions de travail se dégradent dramatiquement pour la population locale : pénurie alimentaire, absence de vêtements et d’équipements de protection, multiplication des accidents. Face à cette exploitation renforcée, des grèves éclatent et sont durement réprimées par le pouvoir colonial.
Au même moment des milliers de soldats congolais sont également mis à disposition des troupes alliées. La Force Publique, composée de 40 000 hommes (dont environ 7 000 à 8 000 combattants effectifs), constitue l’essentiel des Forces belges libres pendant la guerre. Fidèles et cohérents avec les approches racistes de subalternité coloniale, aucun Congolais n’est officier ni n’occupe de poste à responsabilité.[12] Au contact des troupes alliées britanniques et américaines, les soldats congolais connaissent un tout autre vécu. En Birmanie notamment, ils impressionnent profondément leurs alliés : alors que les Américains les avaient initialement sous-estimés en raison de leur apparence « malingre », ils découvrent rapidement que les Congolais sont des combattants redoutables, capables de se battre sans relâche face aux troupes japonaises. Cette reconnaissance par leurs alliés qui les traitent avec un respect militaire sinon égalitaire, du moins pragmatique, contraste violemment avec le mépris racial affiché par leurs officiers belges. Ces milliers de soldats congolais ont vu le monde, combattu aux côtés d’autres armées, constaté la faiblesse de la Belgique occupée et la relativité de la puissance coloniale. Ils rentrent avec des idées, des expériences, une conscience politique que le pouvoir colonial ne pourra plus contenir indéfiniment.
« Evolués » ?!
Cette expérience de la guerre entraîne donc chez les vétérans congolais des revendications pour plus d’égalité et de reconnaissance. Entre le discours de liberté défendu contre le nazisme et la réalité de l’oppression coloniale, ces soldats rentrent au Congo avec des attentes, mais retrouvent la société coloniale inchangée. Une élite congolaise urbaine (instituteurs, clercs, commis, infirmiers, petits fonctionnaires) formule également des demandes d’émancipation civile et juridique. Le gouvernement colonial et le Conseil colonial y répondent par une étrange décision qui en dit long sur les considérations et l’enracinement des théories raciales en Belgique. En 1948, une ordonnance crée la « carte du mérite civique », pudiquement baptisée ainsi pour éviter l’usage des termes « évolués », « évoluant » ou « qui désire sortir de la masse » (expressions jugées trop révélatrices de la hiérarchie raciale sous-jacente). Comme l’écrit explicitement le ministre des Colonies Pierre Wigny au gouverneur général, l’objectif de cette réforme est stratégique plutôt que sincère : « J’ai l’impression que la réforme est importante. Elle intéresse la politique générale. Elle est capable d’apporter un apaisement et de l’espoir à la classe des évolués qui attend de nous le soutien dans son effort de civilisation. Elle est susceptible aussi de faire valoir dans les milieux internationaux la politique généreuse que la Belgique poursuit à l’égard des indigènes qui lui ont été confiés ». Il s’agit donc avant tout de contenir les revendications et de redorer l’image coloniale belge sur la scène internationale, dans un contexte de montée des mouvements anticoloniaux et de décolonisation asiatique.
Cette carte sera octroyée à un nombre extrêmement restreint de Congolais faisant la demande et souhaitant se distinguer de la « masse indigène » pour rejoindre une prétendue « élite congolaise ». Le statut d’« évolué » s’octroie sur décision d’un administrateur territorial après une enquête sociale intrusive dans l’intimité et les foyers des familles congolaises. Les autorités coloniales scrutent méticuleusement la manière de vivre, de parler, de manger, d’éduquer ses enfants. Les candidats et candidates doivent bien entendu correspondre aux critères que les Belges colonisateurs ont eux-mêmes arbitrairement mis en place. Ceux-ci étaient examinés lors des visites à domicile : la possession de lits propres à chaque enfant, l’utilisation de couverts lors des repas, les assiettes sont-elles assorties entre elles, la propreté du logement, la maîtrise du français, le port de vêtements européens, la monogamie strictement contrôlée, un certificat de bonne vie et mœurs, la scolarisation des enfants, et même la fréquentation régulière d’une église chrétienne.
Le statut d’immatriculé offrait en théorie plusieurs avantages : accès aux hôpitaux européens, aux quartiers résidentiels blancs, au cinéma (places réservées), aux classes intermédiaires dans les voyages en bateau, à la consommation d’alcool (interdite aux « indigènes »), à certaines places dans les églises et, pour les enfants d’immatriculés, l’accès aux écoles destinées aux Européens. La réalité était tout autre : d’un côté, ceux qui obtenaient la carte se rendaient vite compte qu’ils restaient assignés à une position de subalterne. Surtout, cette politique consolidait et institutionnalisait la hiérarchie raciale des intelligences : elle confirmait que la « civilisation » était une norme blanche, que les savoirs congolais n’avaient aucune valeur intrinsèque et qu’un Congolais ne pouvait être reconnu qu’en reniant sa culture, sa langue, ses coutumes et son mode de vie pour singer méticuleusement les colonisateurs.
Indépendance formelle
Les « événements » du 4 janvier 1959 (des révoltes assorties de revendications de libération, réprimées avec une violence extrême dont le nombre de victimes demeure aujourd’hui encore inconnu) précipitent le processus d’indépendance formelle. Face à cette révolte qui secoue la capitale Léopoldville et se propage à l’ensemble du territoire, les autorités coloniales, prises de court, sont contraintes de reconnaître l’urgence de réformes politiques. Le 13 janvier 1959, le roi Baudouin prononce un message télévisé promettant l’indépendance du Congo. On cherche alors des « interlocuteurs valables » parmi les leaders congolais, privilégiant ceux qui acceptent la logique paternaliste belge. Les deux « tables rondes » belgo-congolaises de Bruxelles[13] réunissent représentants belges et congolais pour négocier les modalités de l’indépendance. Ces négociations montrent, là encore, comment la Belgique continue d’appliquer condescendance et paternalisme colonial, fondés sur les théories racialistes de différenciation biologique, alors même qu’une large partie du monde (notamment après l’adoption de la déclaration universelle des droits humains (1948) et le processus de décolonisation asiatique et africaine des années 1950) s’accorde pour en finir avec les théories racialistes et accorder l’égalité formelle des droits. La table ronde politique s’ouvre dans un climat de défiance mutuelle. Le gouvernement belge imagine initialement accorder une « autonomie interne » progressive, étalée sur plusieurs années, tout en maintenant la tutelle belge sur les affaires économiques, la défense et les relations extérieures. Mais les délégués congolais, regroupés en « Front commun », imposent rapidement leur agenda : indépendance immédiate et complète, fixation de la date au 30 juin 1960, structures unitaires, mais fédéralisées.[14]
Quand Lumumba prononce son fameux discours inattendu lors de la cérémonie d’indépendance du 30 juin 1960, la tension éclate au grand jour. Alors que le roi Baudouin vient de prononcer un discours profondément paternaliste célébrant « l’œuvre civilisatrice » de Léopold II et présentant l’indépendance comme un « don » de la Belgique, Lumumba rompt le protocole et répond par un réquisitoire implacable soldant 80 années de domination coloniale. Il y dénonce « l’esclavage humiliant » imposé par la force, les « ironies », les « insultes », les « coups » subis par les Congolais, et affirme que « nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle [l’indépendance] a été conquise… une lutte noble et juste ». Plusieurs marqueurs historiques de cette séquence témoignent de l’incapacité des élites belges à accepter qu’un Congolais puisse produire un tel discours. Dans les cercles du pouvoir, chez les commentateurs politiques et dans la presse belge, beaucoup étaient certains d’une manipulation en coulisse et ont longtemps refusé de croire que le discours ait pu être écrit par le Premier ministre congolais. On soupçonnait l’intervention de conseillers communistes, de conseillers occidentaux ou de manipulateurs étrangers, incapables d’admettre qu’un Congolais, fût-il Premier ministre et intellectuel reconnu, puisse maîtriser suffisamment la rhétorique, la langue française et l’analyse politique pour produire un tel texte. Cette réaction révèle la persistance de la hiérarchie coloniale : un Noir ne peut être l’auteur intellectuel d’un discours aussi puissant, brillant et subversif. Cette incapacité à prendre au sérieux la parole congolaise a pu illustrer la continuité de la condescendance raciale : les Congolais sont perçus comme émotifs, irrationnels, incapables de jugement politique mûr.[15].
Quelques jours plus tard, des mutineries éclatent dans les casernes de la Force publique (l’armée coloniale rebaptisée, mais non réformée). Les soldats congolais, tous jusqu’ici subalternes, espéraient une promotion et un changement de traitement avec l’indépendance, mais aucune réforme sérieuse n’est engagée, et l’armée reste commandée par des officiers belges qui refusent de céder leurs prérogatives.[16] Des mutineries éclatent et s’étendent rapidement aux autres garnisons du pays. Les soldats se révoltent, molestent leurs officiers belges, pillent les installations et, dans certains cas, s’en prennent à la population « blanche ». Le gouvernement Lumumba réagit en prenant le contrôle de l’armée : la Force publique est rebaptisée Armée nationale congolaise (ANC), tous les officiers belges sont évincés et remplacés par des Congolais promus précipitamment.[17] Mais la Belgique intervient militairement sans l’accord du gouvernement congolais, officiellement pour « protéger ses ressortissants ». Cette intervention unilatérale, conjuguée aux sécessions du Katanga (11 juillet) et du Sud-Kasaï (8 août) appuyées par des firmes belges (Union minière, Forminière) et par des officiers belges, déclenche une crise politique majeure qui conduira à la chute du gouvernement Lumumba.
La presse belge et les cercles politiques, bientôt relayés par une large partie de la population belge, crient au « gâchis » et à l’« incompétence congolaise » pour gérer leurs affaires. On oublie commodément que la mutinerie a été directement provoquée par les déclarations incendiaires d’officiers belges et que l’intervention militaire belge a violé la souveraineté congolaise et aggravé le chaos. Ce narratif de l’« incapacité congolaise » sera tenace et perdurera encore longtemps. Il structurera les représentations belges du Congo pendant toute la période de la crise congolaise (1960-1965), justifie a posteriori les interventions belges et occidentales (y compris l’assassinat de Lumumba en janvier 1961, auquel la Belgique porte une « responsabilité morale » selon la commission parlementaire de 2001), et nourrit jusqu’à aujourd’hui un discours nostalgique sur l’époque coloniale. Les Congolaises et Congolais, « intellectuellement limités », « incapables de se gouverner », auraient « gâché » ce que la Belgique leur avait « généreusement offert ».
La réalité historique est tout autre : l’échec de la décolonisation congolaise résulte pour une part immense des sabotages belges, occidentaux et congolais (soutenus par la Belgique) visant à empêcher l’émergence d’un Congo souverain et à préserver les intérêts économiques des firmes coloniales. Mais ce récit factuel ne peut être entendu convenablement tant que persiste, dans l’imaginaire belge, l’idée profondément ancrée d’une infériorité intellectuelle congolaise, idée fabriquée, transmise et institutionnalisée pendant 80 ans de domination coloniale.
[1] Pour un aperçu du consensus historique concernant la colonisation belge, voir : Idesbald Goddeeris, Amandine Lauro et Guy Vanthemsche, Le Congo colonial. Une histoire en question, Renaissance du Livre, Bruxelles, 2020.
[2] Elikia M’Bokolo, Julien Truddaïu, Notre Congo/Onze Kongo : la propagande coloniale belge dévoilée, Bruxelles, Coopération Éducation Culture (CEC), 2018.
[3] Maarten Couttenier, Anthropology and Race in Belgium and the Congo, Routledge, 2023.
[4] De nombreux restes humains congolais étudiés par ces anthropologues sont toujours conservés en Belgique témoignant de la persistance de cette déshumanisation coloniale.
[5] Guy Vanthemsche, Belgium and the Congo, Cambridge, 2012.
[6] Commission parlementaire spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial belge au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver, Rapport d’experts, Chambre des représentants de Belgique, 2021.
[7] Sarah Van Beurden, Congo en vitrine, AfricaMuseum, 2015.
[8] 15 000 soldats congolais de la Force Publique ont combattu en Afrique orientale allemande (actuelle Tanzanie), remportant notamment la bataille de Tabora en 1916, première victoire alliée sur l’Allemagne.
[9] Pour aller plus loin sur ce sujet, on écoutera avec intérêt la série podcast François Ryckmans, Congo 1960 : Les mémoires noires, RTBF, 2010 et 2020. Disponible en ligne : https://auvio.rtbf.be/emission/congo-1960-les-memoires-noires-17099
[10] Cette décision fait du Congo belge une base arrière essentielle pour les forces alliées et un fournisseur crucial de matières premières stratégiques.
[11] L’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), fleuron de la Société Générale de Belgique, livre aux États-Unis et à la Grande-Bretagne l’uranium qui alimentera les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
[12] En 1941 par exemple, un corps expéditionnaire de 5 700 hommes combat aux côtés des forces britanniques en Abyssinie (Éthiopie) italienne. Les troupes congolaises remportent des victoires décisives à Bortaï et Saïo. La campagne coûte la vie à environ 500 soldats congolais. Par la suite, des unités congolaises sont affectées à des tâches de garnison en Égypte, Palestine, Nigeria et en Birmanie.
[13] La table ronde politique se déroule du 20 janvier au 20 février 1960, puis table ronde économique en avril-mai de la même année.
[14] La table ronde économique, tenue en avril-mai 1960, reste beaucoup moins connue et médiatisée. Elle avait pour objectif de préserver les intérêts économiques belges. Bien que l’indépendance ait été actée sur le plan politique, la Belgique s’est assurée par des accords de coopération de conserver la mainmise sur les grands secteurs, les réseaux bancaires, les sociétés minières et les infrastructures stratégiques. Cette négociation discrète a eu des conséquences majeures : elle a posé les bases d’une économie postcoloniale largement dominée, pour de longues années, par les capitaux, les cadres et l’influence de l’ancienne puissance coloniale.
[15] Ludo De Witte, L’Assassinat de Lumumba, Karthala, 2001.
[16] On attribue le déclenchement de la première révolte à une provocation délibérée du général belge Émile Janssens, commandant de la Force publique. Lors d’une visite d’un camp à Léopoldville, il écrit au tableau noir devant les soldats congolais : « Avant l’indépendance = après l’indépendance ». Ce geste, perçu comme une insulte et un refus catégorique de reconnaître le changement politique, provoque l’indignation immédiate des soldats.
[17] Parmi lequel Joseph-Désiré Mobutu, ancien sergent devenu colonel puis secrétaire d’État.


