En Belgique, pays historiquement constitué par le consociationalisme, l’étude critique des liens entre les intérêts privés et les institutions publiques revêt une dimension particulière. La société dite de piliers admet d’emblée, depuis la création du pays de l’insolite, les intérêts particuliers et leur influence sur les décisions prises par les autorités publiques. Ces dernières donnent corps à un partage des pouvoirs entre des entités sociopolitiques incarnées. La démocratie belge régulerait ainsi les rapports de forces de manière à favoriser non pas la création d’un bien public unique, idéalisé, ou du moins abstrait, mais plutôt le maintien des conditions matérielles de chaque communauté. Comment alors démêler ce qui relève du privé et du public dans un contexte où la neutralité de l’État vis-à-vis des communautés composant sa matière sociale n’a jamais réellement été souhaitée?
LE THÉORÈME D’ARROW ET LA DÉMOCRATIE BELGE
S’il existait bel et bien au début de la Belgique une volonté générale, au sens où Rousseau l’entendait, c’était ce contrat moral entre les entités qui décidèrent de se liguer et faire corps afin de se prémunir contre les puissances voisines (L’Union fait la force). Les intérêts particuliers liés aux différentes puissances étrangères s’annulaient en quelque sorte entre eux, et subsistait une volonté commune, transcendant les barrières linguistiques et confessionnelles : “Ôtez des volontés particulières les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale”.1 Or, autant dans la philosophie rousseauiste que dans la réalité politique belge, ce moment fondateur n’a ni la prétention ni l’objectif d’annihiler les volontés particulières – et par extension, l’individualisme. La reconnaissance d’une vulnérabilité partagée et la manifestation du désir d’entreprendre des actions collectives pour y remédier annonce l’impératif de réfléchir de manière concrète aux formes que prendront ces actions. Se pose alors la question de l’institutionnalisation de pouvoirs et de contre-pouvoirs capables de canaliser l’expression et la poursuite d’intérêts particuliers de manière à ne pas mettre en péril la souveraineté de la volonté générale.
Pour entreprendre des actions collectives, il faut faire des choix et pour que ces choix soient conformes à l’objectif des actions, il faut d’abord convenir de mécanismes de prise de décisions qui produiront des résultats exprimant effectivement l’intérêt commun. C’est à ce problème que s’est attardé l’économiste américain Kenneth Arrow, dans son fameux ouvrage Social Choices and Individual Values (1951). À la suite du paradoxe de Condorcet, Arrow a théorisé l’impossibilité pour au moins deux agents faisant face à au moins trois options différentes, d’arriver à un classement rationnel de ces options. Pour simplifier au maximum, imaginons un libéral, un socialiste et un catholique jouant à “pierre-papier-ciseau”, chacun adoptant une stratégie différente. Comment faire pour déterminer un gagnant ? Comment déterminer rationnellement un ordre de préférence qui permettra de faire un véritable choix collectif ? C’est impossible, d’où l’appellation de “théorème d’impossibilité d’Arrow”. Selon l’économiste, seule la dictature permet d’arriver à hiérarchiser une série d’options de manière cohérente, à la manière dont un individu rationnel peut le faire. Loin de défendre la dictature, Arrow exposa plutôt en contexte de Guerre Froide les défis auxquels les démocraties devaient faire face, contrairement au régime bolchévique, vu comme tyrannique. Concrètement, cela se traduit par exemple par l’impossibilité de déterminer un ordre de préférence entre des partis politiques qui concourent aux élections. Voilà qui complique grandement la prise de décision et par le fait même compromet les conditions nécessaires à des actions réellement collectives.
Le théorème d’Arrow nous amène à réaliser que les ordres de préférences qui sont adoptées comme prétendus “choix sociaux” ne seront en fait toujours que des préférences particulières. Or cela n’est pas incompatible avec la notion de volonté générale chez Rousseau, au contraire. Le Citoyen de Genève est bien conscient que des volontés particulières s’affronteront dans la joute politique. C’est justement à ce problème qu’il souhaitait apporter une réponse avec le Contrat Social, malgré le fait qu’il demeurait pessimiste face à la capacité des Modernes à démontrer la vertu politique nécessaire au maintien d’institutions permettant de canaliser les volontés particulières au bénéfice du bien commun.
Bien que ce pessimisme soit aujourd’hui légitime, la question est de savoir si la démocratie belge dispose des mécanismes de prise de décisions et des contre-pouvoirs nécessaires pour assurer des choix justes, à tout le moins selon une conception idiosyncratique de la société belge par elle-même ? Le système politique belge est complexe et le débat démocratique tend de plus en plus, comme dans bons nombres de démocraties, à être polarisé entre la gauche et la droite, sur les axes socio-économique et identitaire, plutôt qu’autours des débats qui ont historiquement façonné le pays. N’en demeure pas moins que le système de division des pouvoirs en Belgique assure bons nombres de contre-pouvoirs. Par exemple, le système embrasse en quelque sorte le théorème de l’impossibilité du choix social en s’appuyant sur l’idée qu’il ne doit justement pas y avoir de piliers ou de communautés qui puisse imposer ses vues ou priver les autres des conditions matérielles de leur existence. Pour résumer de façon vulgaire, c’est comme si le système politique belge avait complexifié le jeu “pierre-papier-ciseau” au fil du temps pour intégrer le pluralisme accru des intérêts présents au sein de son corps social, tout en préservant l’impossibilité d’avoir un gagnant.
Cet état de fait ne doit pas nous rendre cynique pour autant. En tant que laïques, il ne faut pas renoncer à notre liberté et à la souveraineté de notre raison pratique face aux déterminismes qui nous guettent. La démocratie belge présente certains éléments qui permettent un équilibre des puissances. Outre la division des pouvoirs entre différents niveaux et la relative mise à niveau des piliers, le système proportionnel sert – entre autres choses – à contrer le problème mis en lumière par le théorème d’Arrow. Contrairement au système parlementaire britannique, uninominal à un tour, où l’on peut avoir des majorités représentant 35% des opinions exprimées par celles et ceux qui ont votés (et le vote n’est pas obligatoire), le système proportionnel utilisé en Belgique permet d’arriver à une réelle majorité de suffrage. Cela permet de donner une légitimité, du moins nominale, aux ordres de préférences adoptés par les coalitions qui exercent le pouvoir. De cette façon, on s’assure indirectement de garantir les intérêts matériels des différents piliers et des entités fédérées. Ce n’est pas parfait, mais c’est une démocratie vivante, comme en témoigne les nombreuses réformes de l’État.
Cela dit, les choses sont souvent loin d’être équitables. Par exemple, dans ce qui est maintenant convenu d’appeler la gestion des intérêts matériels des communautés convictionnelles, l’église catholique reçoit près de 85 % de l’enveloppe totale.2 On peut émettre des doutes quant à savoir si ce chiffre représente raisonnablement ou non les croyances de la matière sociale hétérogène de la population belge, surtout à Bruxelles. Le manque de données sur les convictions des Belges découle du refus de l’État de tenir un recensement sur la question. C’est là un bel exemple d’un intérêt particulier qui exerce une influence disproportionnée sur les institutions communes et s’accaparent une trop grande part des bénéfices de la coopération sociale. De manière générale, la neutralité de l’État face aux communautés convictionnelles ne signifie pas un équilibre juste selon les standards qui seraient en vigueur si la Belgique franchissait le pas de la simple neutralité, soi-disant bienveillante, mais souvent très partielle, pour devenir laïque.
UNE DÉMOCRATIE “EFFICIENTE” ET LAÏQUE A L’ ÉPREUVE DES PARTICULARISMES
Une des tâches qui incombent particulièrement à la philosophie politique laïque est d’user de la méthode libre-exaministe pour clarifier certains concepts afin d’élever le débat en le rendant le plus rationnel possible. En d’autres mots, il s’agit de démêler les définitions objectives des contaminations idéologiques, privées, des concepts qui peuvent et qui doivent guider nos choix démocratiques. C’est par exemple le cas de la notion d’efficience que l’on doit purger de sa charge idéologique.
Si l’on définit l’efficience au sens de situations dites “Pareto-efficientes”, ce qu’on veut dire c’est qu’on ne peut pas améliorer la situation d’au moins une personne sans affecter une autre personne négativement. Le problème c’est alors que c’est impossible de choisir entre une situation où tous les bénéfices de la coopération sont distribués à une seule personne, par exemple, le dictateur, ou distribués de manière égalitaire. Embrasser l’efficience comme concept nous condamnerait donc à l’impossibilité du choix social. C’est pourquoi la droite propose moins d’État pour éviter que la centralisation des choix et de la redistribution de la richesse ne perde sa légitimité, sous prétexte qu’elle deviendrait tyrannique. La droite affirme qu’il faut laisser les agents privés librement entreprendre et échanger entre eux pour arriver à un équilibre qui ne soit pas imposé par une puissance centrale, planificatrice, envahissante. Plus de privé, pour plus de liberté – sans compter que le public est toujours moins efficient, car moins “intéressé”.
Pas étonnant que dans ce contexte l’efficience soit une notion chargée des sensibilités de droite et alors rejetée par une gauche prônant plus de redistribution par l’État. Ceux-là associent l’efficience au calcul intéressé de ceux qui n’ont pas le bien commun comme priorité. À l’inverse, l’État n’est pas guidé par des principes froids comme l’efficience, mais par des axiomes marxistes comme la redistribution “à chacun selon ses besoins”.
Or, la philosophie politique laïque offre plutôt une troisième voie qui postule la neutralité axiologique de concepts analytiques comme l’efficience. Cette voie permet de défendre des politiques redistributives fortes de l’État, précisément parce qu’elles sont souvent le meilleur moyen de mener des politiques publiques justes parce qu’efficientes. C’est par exemple ce que fait le démocrate américain Bernie Sanders quand il défend un financement public de la santé aux États-Unis, en arguant que les pays qui ont des systèmes universels de santé, comme le voisin canadien, dépensent beaucoup moins que les États-Unis par habitant, pour un accès beaucoup plus démocratique aux soins. Un autre exemple qui incarne cette philosophie politique touche aux politiques de type “housing first”. Celles-ci devraient être la norme pour lutter contre l’errance et le sans-abrisme, même si celles-ci ne sont pas plus coûteuses, selon plusieurs études menées en Amérique du Nord et en Europe3, que les politiques à la pièce que nous connaissons actuellement et qui ne parviennent pas à s’attaquer au mal à la source. Il apparaît donc manifeste que les choix collectifs de politiques publiques que nous faisons n’appellent pas nécessairement à plus de moyens pour être plus justes. Il faut plutôt faire des choix rationnels, notamment en cherchant à optimiser l’efficience des politiques menées. Pour cela, il faut défendre une forte intervention de l’État pour optimiser les équilibres auxquels des contextes d’interaction plus anarchiques conduisent “naturellement”. Ceux-ci sont sous-optimaux précisément parce que des agents privés jouissent injustement d’une part des bénéfices de la coopération sociale.
Il existe un parallèle entre l’efficience qui est rejetée par la gauche et défendue par la droite, qui soutient que le privé fera toujours mieux que le public, ce qui est est faux, et la laïcité. De manière analogue, la laïcité est rejetée par certains car dépeinte comme une chasse aux sorcières et défendue par d’autres qui veulent une séparation stricte du privé et du public, mais ceux-là oublient la sphère sociale, lieu de jouissance des libertés propres à la modernité. Dans les deux cas, certains rejettent ces notions pour les mauvaises raisons tandis que d’autres les défendent de manière intéressée, en voulant imposer leurs volontés particulières comme étant la seule expression possible de la volonté générale “bien comprise”. Or, sur le plan strictement analytique, ces notions ne sont pas condamnées à être réduites à ces faux-dilemmes politiques caricaturaux. Elles doivent au contraire être choisies en commun, de manière non partisane, justement parce qu’elle comporte un élément d’impartialité morale en contexte de pluralisme social aigu, comme c’est notamment le cas à Bruxelles. Nous ne répéterons jamais assez que la laïcité n’est pas une vision particulière, mais bien universelle du monde.
Finalement, un des grands problèmes demeure celui de l’interférence de puissances étrangères dans un monde globalisé, particulièrement ces nouvelles souverainetés que sont les entreprises multinationales.4 Ces dernières viennent influer sur les processus de décision démocratique à l’intérieur des États avec un pouvoir de négociation défiant toute concurrence. Toutes les questions liées aux relations entre le monde des affaires et le politique, le lobbying et la privatisation des services publics demeurent entières et reposent à leur tour la question de l’équilibre des puissances. En l’état actuel des choses, difficile de ne pas être gagné par un certain pessimisme. L’impérialisme économique des Uber de ce monde contraint les États à revoir leurs modèles de sécurité sociale et la précarité du travail devient la norme. L’assèchement des finances publiques n’est pas le fruit du hasard, mais d’une logique prédatrice du secteur privé qui affirme détenir le monopole de la légitimité de l’actualisation des choix collectifs de redistribution de la richesse. C’est en quelque sorte l’ironie de l’ultra-droite américaine : elle finit, via les multinationales, par imposer un ordre de préférence dans les choix sociaux de manière aussi anti-démocratique que ce qu’elle reprochait aux régimes fortement centralisés. Dans ce contexte, il faut confronter le discours de ces pouvoirs privés et une bonne stratégie pour y arriver est d’adopter la méthode libre-exaministe et de leur retirer le monopole sur les concepts essentiels à notre réflexion sur le vivre-ensemble. Il s’agit là d’une condition importante pour nous permettre de départager ce qui relève du privé et du public en Belgique, où l’histoire du pays a souvent brouillé les lignes. Il en va de notre sérénité démocratique.
1 Jean-Jacques Rousseau.Du Contrat Social, II : 3, 1762.
2 Caroline Sägesser, Le Prix de nos Valeurs : Financer les Cultes et la Laïcité en Belgique. Bruxelles, éd. Espace de Libertés, 2010, p. 50.
3 Angela Ly & Eric Latimer, “Housing First Impact on Costs and Associated Cost Offsets: A Review of the Literature”, Canadian Journal of Psychiatry, 60 : (11), 2015, pp. 475–487.
4 Pour plus sur le sujet voire l’article de Alain Deneault, dans le numéro précédent de Bruxelles Laïque (n°102), “Le Pouvoir des Multinationales : Le Cas Total”, pp. 8-11; ainsi que le débat sur le sujet présenté au Festival des Libertés (2018) dont l’intégralité est disponible sur le site www.festivaldeslibertes.be/2018, onglet “vidéo”.