INSCRIRE LA LAÏCITÉ DANS LA CONSTITUTION ?

par | BLE, DEC 2017, Laïcité

Le débat n’est pas nouveau et les avis divergent. La réactivation de ce débat est liée à la visibilité des citoyens de confession musulmane. Paradoxalement, cette visibilité constitue une opportunité de dépoussiérer des concepts considérés, souvent à tort, comme bien compris. En effet, avant de répondre à la question qui fait l’objet de notre contribution, il faut vérifier que nous parlons bien de la même chose.

LA LAÏCITÉ, C’EST QUOI ?

La laïcité est un principe d’organisation de l’État qui repose sur un faisceau d’autres principes : l’égalité, la non-discrimination, la liberté (en ce compris la liberté religieuse, qui implique la liberté de croire, de ne pas croire, de croire puis de ne plus croire, de changer de croyance, de croire mais sans pratiquer ou encore de croire et de pratiquer, y compris en public) et la non-ingérence réciproque entre les Églises et l’État (communément appelée “séparation” Églises/État).

La laïcité est un bien commun. C’est un principe qui n’appartient à personne et qui, par conséquent, appartient à tous, sur un pied d’égalité. Il n’est l’apanage de personne et personne ne peut se réclamer d’une quelconque autorité pour se présenter comme le représentant (officiel ou officieux) de la laïcité.

La laïcité n’est pas une conviction philosophique, mais un principe politique qui garantit la liberté d’expression de toutes les convictions philosophiques, y compris l’athéisme ou l’agnosticisme. La laïcité n’est donc pas un joueur, mais l’arbitre, au-dessus de la mêlée.

Le fait de se reconnaître d’une conviction religieuse et le fait de se revendiquer de la laïcité ne sont pas deux choses contradictoires : on peut, sur le plan philosophique, être musulman, chrétien, juif, athée ou autre et, sur le plan politique, être laïque. Il n’y a donc pas à opposer “religieux” et “laïques”, “croyants” et “laïques”. On peut par contre opposer (dans un sens non-conflictuel) “religieux/croyants” et “athées”.

Il n’y a aucune tension de principe entre la laïcité et la liberté religieuse. Renforcer l’une, c’est renforcer l’autre. La laïcité n’a de sens que lorsqu’elle respecte les convictions philosophiques et religieuses de chacun, et la liberté religieuse n’a de sens que si elle est garantie en public (la sphère privée n’étant pas la sphère intime).

La laïcité ainsi (correctement) comprise n’est autre que le synonyme de neutralité. Être partisan d’un État laïque, c’est être partisan d’un État neutre, et vice versa.

LA BELGIQUE EST-ELLE UN ÉTAT LAÏQUE ?

L’État belge, s’il ne se proclame pas expressément laïque, l’est néanmoins. L’inscription du mot “laïcité” dans le texte constitutionnel n’est pas nécessaire, vu que les principes sur lesquels la laïcité repose y sont inscrits et sont garantis et protégés par nos textes fondamentaux.

Ainsi, les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent l’égalité et la non-discrimination et cette dernière fait l’objet par ailleurs d’une série de législations protectrices qui lui donnent un effet utile, sans compter l’existence d’une institution publique de lutte contre les discriminations : Unia.

L’article 19 de la Constitution garantit la liberté religieuse “active” (croire et pouvoir pratiquer une croyance) et l’article 20 de la Constitution garantit la liberté religieuse “passive” (ne pas croire et ne pas être contraint de pratiquer une quelconque croyance). À noter qu’il ne peut y avoir de véritable liberté religieuse que si ces deux dimensions sont identiquement respectées.

L’article 21 de la Constitution garantit le principe de l’autonomie interne des institutions religieuses (qui se traduit par la non-intervention de l’État dans la nomination et l’installation des ministres du culte) et celui de l’antériorité du mariage civil sur le mariage religieux (qui illustre le fait que les institutions religieuses ne participent pas à l’élaboration des règles communes). La combinaison des paragraphes 1er et 2 de l’article 21 de la Constitution équivaut au principe de “non-ingérence réciproque” entre les Églises et l’État.

En France, la loi de 1905, en son article 1er, consacre “la liberté de conscience” ainsi que “le libre exercice des cultes”, et, en son article 2, stipule que “la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte”. Sachant que le droit belge, lui, reconnaît, salarie et subventionne certains cultes, ce qui se traduit notamment par la prise en charge par l’État des traitements des ministres des cultes et l’organisation de cours philosophiques dans l’enseignement officiel, la conclusion semblerait s’imposer : pas de laïcité en Belgique.

Cette lecture peut être questionnée, et ce pour deux raisons. Premièrement, le principe de séparation entre les Églises et l’État doit être compris comme un principe d’indépendance mutuelle dans l’organisation et le fonctionnement, et c’est dans ce cadre que l’État accorde un financement public à des “cultes” qu’il reconnaît au préalable. D’une part, conformément à l’article 21, § 1er, de la Constitution, l’État n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque ; d’autre part, les dignitaires religieux ne se voient conférer aucun rôle, aucun pouvoir dans le fonctionnement des institutions publiques, ce volet trouvant sa source principalement dans la primauté du mariage civil sur le mariage religieux, conformément à l’article 21, § 2, de la Constitution.

Le financement public des cultes par l’État se déroule dans un ordre constitutionnel qui protège l’indépendance mutuelle. Par conséquent, il est permis d’affirmer qu’un financement public d’une pluralité de cultes implique que l’État ne privilégie aucun courant confessionnel ou philosophique, condition sine qua non de la laïcité. Néanmoins, un approfondissement de la laïcité est possible en la matière. Nous y reviendrons.

PARADOXES DE LA COMPARAISON AVEC LA FRANCE

Deuxièmement, l’affirmation selon laquelle la France – souvent présentée comme le parangon de la laïcité – ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte doit elle-même être tempérée, l’analyse mettant en évidence une organisation beaucoup plus nuancée. Exemples.

La loi de 1905, censée instaurer une séparation entre l’État et les Églises, n’a pas supprimé l’administration des cultes. Depuis 1911, il existe un Bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur. Parmi ses attributions figure la tutelle administrative sur les associations cultuelles (dont l’acceptation donne accès à une série d’avantages fiscaux), la reconnaissance des congrégations religieuses, mais aussi les relations avec les autorités représentatives de toutes les religions. L’État français finance, sur l’ensemble du territoire de la République, les aumôneries des cultes catholique, protestant, israélite et islamique à l’armée comme dans les prisons. Par ailleurs, les pouvoirs publics mettent gratuitement à disposition et assurent gratuitement l’entretien des lieux de culte construits avant la loi de 1905. Cette situation induit évidemment un avantage particulier pour le catholicisme.

En vertu d’une loi de 1959, l’État français finance l’enseignement privé sous contrat (essentiellement catholique, plus de 2 millions d’élèves, 17 % de l’effectif avant l’Université). L’État accorde un financement et rémunère les enseignants. En contrepartie, les programmes doivent être les mêmes que dans l’enseignement public, l’inspection devient obligatoire et les élèves qui ont une autre religion que celle de l’établissement ne peuvent être refusés. Voilà qui rappelle l’enseignement “libre” en Belgique.

En Alsace-Moselle, ce n’est pas la loi de 1905, mais le régime mis en place par le Concordat de 1801 qui s’applique toujours. En vertu de ce droit local, les cultes catholique, israélite, protestant luthérien et protestant réformé bénéficient d’une reconnaissance officielle et donc d’un financement public. Les ministres de ces cultes sont payés par l’État (sans toutefois être des fonctionnaires), les collectivités territoriales contribuent au financement local de ces cultes et les évêques de Metz et de Strasbourg sont nommés par décret du président de la République.

L’État belge reconnaît de façon plus transparente une plus grande pluralité de cultes sur la base de critères présentant une certaine pertinence, la combinaison de ces différents éléments en faisant un État appréciablement laïque.[1] En France, il existe une loi d’interdiction générale et absolue du port de signes convictionnels dans l’enseignement public. Ce n’est pas le cas en Belgique. Ce serait donc bien la preuve que la première est laïque et pas la seconde. Or, si la France a opté pour la voie de l’interdiction, il n’en est ainsi que depuis une douzaine d’années. Le principe de laïcité préexistait à l’avènement de cette loi. L’argument ne tient pas.

Ce n’est donc pas le fait de reconnaître ou de financer des cultes qui détermine si un État est ou non laïque. C’est le fait pour un État de s’inscrire dans une approche pluraliste et de respecter le principe de non-ingérence. Un État peut être laïque alors qu’il reconnaît et subventionne des cultes, tout comme il peut s’écarter de la laïcité alors qu’officiellement il ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Il y a clairement une confusion autour de la formule “séparation Églises/État”.

Un autre argument avancé pour refuser à l’État belge le qualificatif de laïque, ce sont ses règles de préséance, à savoir le rang qu’occupent les différentes personnalités par rapport au Roi. La liste remonte à Napoléon. Le cardinal de Belgique figure en première place et le nonce apostolique figure, en tant que doyen des diplomates, en deuxième place. Les premiers politiques n’arrivent qu’en 4e place. Le premier ministre figure en 6e place. Les parlementaires arrivent en 74ème place. Tout cela est problématique.

Cela montre que la seule réunion des ingrédients, nécessaire, ne suffit pas à garantir la qualité du produit fini. Encore convient-il de trouver le bon dosage, d’approfondir la recherche d’un meilleur résultat. Nous pensons qu’à l’image d’un bon plat, la laïcité est un principe qui suppose la réunion d’une série d’ingrédients et qui est susceptible de faire l’objet d’une constante amélioration. C’est le cas du plat “laïcité belge”. La France, malgré la radicalité de ses mots, gagnerait aussi à poursuivre cette recherche.

Toujours est-il que la laïcité est une règle fondamentale du droit belge. Tout comme la démocratie. Le fait que ni l’une ni l’autre ne figurent dans notre Constitution ne doit pas nous leurrer. Dire que la Belgique ne sera un État laïque que lorsque le mot sera inscrit dans la Constitution n’est donc pas pertinent. D’ailleurs, la loi française de 1905 est considérée comme le fondement de la laïcité, alors que le mot “laïcité” n’y figure pas.

QUELLES AMÉLIORATIONS ?

L’approfondissement de la laïcité belge passe d’abord par l’amélioration des dispositifs de lutte contre les discriminations. Nous visons en particulier la refonte de la législation encadrant Unia. Il passe également par l’objectivation, donc la formalisation, des critères de reconnaissance des cultes et convictions philosophiques non confessionnelles, par le biais d’une révision constitutionnelle. Une révision du régime de financement public des cultes prenant en compte l’évolution sociologique de notre pays est nécessaire et doit mener à un traitement plus égalitaire des convictions reconnues. L’organisation de cours philosophiques dans l’enseignement officiel doit faire et fait l’objet d’adaptations. Un de ces changements est d’ailleurs d’application suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle de 2015 qui stipule que, pour que soit assuré le droit des parents à ce que leurs enfants ne soient pas confrontés à des conflits entre l’éducation religieuse ou morale donnée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques des parents, les élèves doivent pouvoir être dispensés de l’assistance au cours de religion ou de morale.

Le choix de l’autorisation de principe du port de signes convictionnels dans l’enseignement officiel et la fonction publique se justifie au nom de la laïcité. Dans la fonction publique, les textes en vigueur mettent en évidence que la laïcité/neutralité porte sur le service rendu et non sur l’apparence de la personne qui le rend, d’autant qu’il n’existe aucune apparence objectivement neutre. D’ailleurs, les élèves et les étudiants ne sont tout simplement pas concernés par le principe de laïcité/ neutralité, dans la mesure où ils sont des usagers du service public.

Il faut par ailleurs revoir des règles protocolaires qui, pour historiquement compréhensibles qu’elles soient, comportent une haute portée symbolique de nature à susciter le doute quant à la cohérence avec laquelle le principe de laïcité est appliqué par les pouvoirs publics.

MAIS ALORS, INSCRIPTION OU PAS ?

Même si, comme nous l’avons vu, ce n’est pas nécessaire, il n’y a aucun problème de principe dans cette initiative. En revanche, il ne faut pas être dupe : pour certains, cette inscription rime avec interdiction du port de signes convictionnels et ingérence dans le fonctionnement des institutions religieuses. S’il n’est pas bien compris, ce principe peut par ailleurs faire l’objet d’applications totalement incohérentes. Ainsi, il est insensé de revendiquer la “séparation” Églises/État tout en cautionnant la récente création par voie décrétale d’un Institut de promotion des formations sur l’islam, dont le comité de gestion et l’objet social sont déterminés par les pouvoirs publics.

Le risque – et c’est même plus qu’un risque actuellement -, c’est donc de dénaturer le principe de laïcité et de l’instrumentaliser dans l’optique de politiques discriminatoires et attentatoires aux droits et libertés fondamentaux. Il revient à tous les laïques, croyants ou athées, de s’y opposer.


[1] En réalité, l’État belge ne reconnaît pas des cultes, mais des “organes chargés de la gestion du temporel du culte”.

Depuis la fin de l’année dernière, le débat sur l’inscription de la laïcité dans la Constitution belge a repris vigueur au Parlement et dans les médias. Il n’est pas sans lien avec l’enjeu  des  cours  de philosophie et citoyenneté. Nous lui consacrons ici un espace de débat : en accueillant les arguments de ceux qui, au nom de la laïcité ou du compromis belge, n’estiment pas cette inscription nécessaire et en développant notre ré- flexion en faveur de cette inscription.

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