Philosophe et essayiste, Alain Deneault, auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Totalitarisme Pervers, Politique d’extrême centre (2016)et Mœurs (2022), a publié fin 2024, Faire Que ! L’engagement Politique à l’Ère de l’Inouï. Ce professeur de philosophie a choisi d’enseigner en Acadie, au Canada, loin des centres urbains. Face aux bouleversements climatiques et à la « pandémie de crises » que nous vivons aujourd’hui, comment repenser nos modes de vie sur un mode solidaire, afin de réenchanter l’engagement à la hauteur des défis qui nous attendent ?
Jean-François Grégoire (JFG) : En philosophie pratique, c’est-à-dire en éthique et en politique, la question classique est « que faire ? », comment agir ? Vous avez choisi d’intituler votre ouvrage « Faire que ! ». Pouvez-vous nous expliquer ce choix ? Quel était votre objectif en rédigeant ce livre et à qui s’adresse-t-il ?
Alain Deneault (AD) :
La question « Que faire ? » jalonne mon travail depuis longtemps, à la manière d’une formule qu’il convient d’étudier dans sa forme même ainsi que dans son évolution. Autant l’expression interrogative, et quasi exclamative, était galvanisante du milieu du xixe siècle au début du xxe, et motivait la praxis politique au point d’engendrer des révolutions (on n’avait pas encore idée à l’époque du cauchemar stalinien qu’elle allait engendrer), autant elle s’est conclue au début du xxie siècle sous la forme d’une grande lamentation : « Qu’est-ce que je peux faire, moi, petit citoyen, le Petit-chose à qui rien ne réussit…? » C’est comme si la question qui trouvait à l’origine du tonus dans la prose de Nikolaï Tchernychevski ou le verbe de Lénine ne résonnait plus qu’en faibles ondes dans les lamentations de Calimero.
Dans un premier temps, en m’y arrêtant dans Faire que !, j’ai souhaité mettre en valeur le caractère stimulant d’une telle interrogation, notamment en rappelant comment dans sa forme première véhiculée au xviiie siècle par le révolutionnaire Babeuf, et son « Quoi faire ? », il nous était possible de penser les politiques publiques, notamment fiscales, en lien avec le progrès social. En relisant le premier livre ayant arboré ce titre, celui du romancier révolutionnaire Tchernychevski, pour postuler la possibilité d’une refonte complète des mœurs sous le signe du féminisme radical, de façon à entraîner de lui-même une révolution. En prenant au sérieux le plus célèbre des livres intitulés Que faire ?, celui de Lénine, non pas tant pour épouser son programme de type partisan autoritaire, mais pour inventorier les questions exhaustives et précises que se trouve à poser ce penseur de l’organisation en ce qui regarde la structuration d’un combat politique. Enfin, je me suis étonné de constater à quel point notre culture regorge de livres, de chapitres ou d’articles dont le titre est précisément Que faire ?. Certains sont nettement d’inspiration léniniste, malgré mille nuances importantes, comme chez Alain Badiou ou Louis Althusser, d’autres sont absolument ironiques, comme chez les libéraux de la décennie 1990 qui s’amusaient à détourner les reliques du soviétisme ou chez les aboyeurs de l’extrême droite qui piochent continuellement dans le jardin de la gauche, en passant par des reprises qui se contentent d’un effet marketing relevant de la référence désinvestie et fade, comme chez la passionaria de la lutte écologiste, Jane Fonda, l’écologiste libéral Daniel Cohn-Bendit ou le libéral-« socialiste », Jean-Christophe Cambadélis. Dans ce tour d’horizon quelque peu oulipien, j’ai cherché à comprendre ce que tous ces titres, sur 150 ans, disaient de l’évolution de la question elle-même.
Dans un deuxième temps, j’ai porté attention aux critiques de la question, une philosophe de l’écologie comme Isabelle Stengers ou un autre, Vincent de Victor, récusant l’expression dans sa formulation même. Et j’y suis allé de mon propre décalage. La question « Que faire ? » est dissonante : elle motive à l’action, mais la fige dans l’attente d’une réponse, fatalement offerte sous la forme de consignes. Le « que » de l’expression est un pronom interrogatif qui appelle des précisions, plus précisément des compléments d’objet direct. Cela conspire à simplifier considérablement l’analyse du réel et à interrompre le moment de la pensée et de l’analyse collectives. Le « faire » devient faible en cette circonstance, car il appelle lui-aussi une métamorphose dans des verbes prescripteurs et directifs. C’est la raison pour laquelle l’inversion de la forme dans la tournure « Faire que ! » m’a parue salutaire. Le « que » y agit soudainement comme une conjonction de subordination et appelle des phrases au subjonctif. Le sujet de l’expression n’est donc plus celui qui l’énonce (un homme occidental le plus souvent en ce qui concerne « Que faire ? »), mais toute personne qui se sent concernée par elle, qui entend agir pour faire en sorte que… l’action sociale, culturelle et publique soit en phase avec les exigences de la biophysique et du climat, de l’éthique et du sens. Cette subjectivité n’est d’ailleurs plus exclusivement humaine et entraîne dans la réflexion toutes les instances du vivant ayant une part dans l’économie de la nature.
JFG : Pourriez-vous élaborer sur la notion d’inouï ? Qu’est-ce qui vous semble si unique aujourd’hui – qu’est-ce qui fait que vous n’êtes pas seulement un (philosophe) marxiste de plus qui annonce la fin du capitalisme ?
AD :
L’inouï est d’abord un terme qui résume la façon dont les bouleversements climatiques et la sixième extinction de masse nous sont racontés dans un ordre intellectuel où le discours est en particulier l’apanage des sciences exactes et de la recherche opérationnelle. C’est en termes de millions d’années, de seuils, de pourcentages, de ratios, de moyennes universelles… que s’organisent le discours politique, l’historiographie, l’éthique et la psychologie sociale. Ce type de construction tend à nous faire voir le réel – à juste titre à certains égards – en tant qu’il n’a pas de pareil dans l’historiographie, qu’il ne se compare à rien d’autre que lui-même, et qu’il est par définition inouï. Ce qui est inouï est pratiquement impensable parce qu’on ne peut le comparer à rien d’autre qui nous permet de le spécifier.
J’en conclus que cela relève autant d’un état de fait historique gravissime que d’un échec de l’écologie politique, au sens où en s’alliant exclusivement avec les sciences exactes, elle s’est privée de modes d’articulation susceptibles d’entraîner des modifications comportementales et politiques. Que faire lorsqu’on se fait dire que l’« activité humaine » est responsable de la transgression de six seuils fondamentaux se résumant à l’excès des 400 parties par millions de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et de l’augmentation de la température moyenne de 1,5 % dans le monde depuis le premier brevetage de la machine à vapeur? Cette rhétorique ne parle pas globalement. Elle n’est pas fautive, mais souffre d’un manque d’expression littéraire, politique, sociale, symbolique et spirituelle. Nous manquons d’objets mentaux auxquels nous référer pour penser ce qui vient, et pour nous donner collectivement un dessein nous permettant d’engager l’action de manière réfléchie, concertée, lucide mais aussi joyeuse.
Ce qu’il y a de proprement inouï, c’est le fait de s’aligner sur des temps catastrophiques qui ne répondent justement plus de l’ « activité humaine ». Cette expression nous abuse. Elle relève d’une façon pudique (et censurée) pour les pouvoirs institués et leurs organes officiellement « politiques et scientifiques » (le Giec, l’IPBES…) de couvrir notre régime extractiviste, productiviste, consumériste et capitaliste. Mais le sujet dit « humain », selon cette approche sociologiquement myope, est spectateur ; le réchauffement climatique et la perte de biodiversité sont partis ; il s’agit de processus désormais indépendants, autonomes et exponentiels. Nous avons détraqué le système Terre. Et si nous, les décideurs du capital en particulier, en sommes responsables, nous ne pouvons pas pour autant réparer les conséquences de ce vandalisme universel. C’est cela qui est inouï. Autant les pacifistes pouvaient espérer que les Guerres mondiales ne soient pas enclenchées au xxe siècle en raison de décisions humaines, autant nous sommes ici confrontés à la « force des choses », comme l’écrit Hannah Ardent (Arendt?), un phénomène historique qui ne dépend pas de la délibération politique.
Dans cette perspective, le capitalisme se présente comme un système à bout de souffle, cancérigène. Il bénéficie à des illuminés du marché et porte au pouvoir politique des psychopathes. La science écologique, la justice fiscale, les droits de la personne, la structuration de la géopolitique et même la rationalité économétrique, pour ce qu’il en restait, se trouvent raturés comme si cela n’avait jamais existé. Ce système s’effondre sous nos yeux, mais pas comme on se l’imaginait. Il disparaît pour des pans entiers de la population. Les différentes « classes moyennes » se voient glisser au rang de la majorité de prolétaires qui n’en ont jamais été dans l’histoire que les bénéficiaires relatifs, se voyant eux-mêmes socialement marginalisés au-delà de leur marge de crédit. Le capitalisme a profité à une portion de bénéficiaires relatifs; ceux qui pouvaient encore consommer ce qu’il produit au fort prix d’une alinéation psychologique et sociale, se voient tomber dans le camp des adversaires de l’oligarchie, sitôt qu’ils n’ont plus le pouvoir d’achat ou le capital culturel et social de composera composer avec elle. Pour eux, désormais, chutant un à un, le capitalisme se termine. Ils se découvrent va-nu-pieds, exposés à la violence d’un régime qui ne tient aucune des promesses défendues par son marketing.
JFG : La question de l’objet, au sens d’une grille de lecture pour penser le monde dans son objectivité est centrale dans l’ouvrage. Nous savons qu’à droite, les objets de substitution et le déni ou la négation de la crise environnementale sont normalisés. Croyez-vous aussi que le discours intersectionnaliste, dans sa version « cannibale » telle que vous la décrivez dans Mœurs, suit le même schéma en représentant un appauvrissement du langage, des représentations et de la pensée, et ce, malgré sa critique du capitalisme ? Comment qualifiez-vous d’ailleurs cette critique ?
AD :
La situation engendre en effet beaucoup d’angoisse, plus que d’anxiété (un autre mot jeté précipitamment dans le débat public). L’angoisse résume un état de malaise sans objet correspondant. Dans l’économie du désir, il s’agit d’un objet interdit, qu’on censure psychiquement, et qui nous place aux abois. On se rabat alors sur des formes substitutives. Dans le cas qui nous occupe, l’objet est difficile à nommer parce qu’il conditionne aussi la vie même du sujet, c’est de ses propres conditions d’existence qu’il est question. Objet et sujet se retrouvent dans une même problématique, très difficile à thématiser en termes pratiques. Que faire ? D’abord faire preuve d’un certain courage pour mobiliser l’énergie psychique à l’air libre de l’angoisse en une force de mobilisation structurée. Pour ce faire, il convient de se donner des objets lucides et adéquats, plutôt que substitutifs. Prendre la mesure du problème du vivant comme étant l’enjeu fondamental du xxie siècle, ajuster son discours et ses concepts pour convenir à cette impressionnante réalité…
Or, tous n’ont pas autant de grandeur d’âme. D’autant plus qu’on se trouve massivement sollicité par des discours d’extrême droite qui ont pour eux l’avantage de la paresse. L’objet politique de l’extrême droite a tout pour rassurer à peu de frais le sujet historique (nécessairement) inquiet. Il élit quelques boucs émissaires aisément repérables et postule du reste que tout va bien, que tout irait bien si seulement le corps social apprenait à se défaire de ces éléments pathogènes qui le parasitent. Il y va alors de politiques par ablations. Débarrassons-nous des musulmans et autres apparents étrangers du Sud et de l’Est chez nous, et « nettoyons »-nous, ose affirmer Donald Trump, des Palestiniens au Moyen-Orient, purgeons nos institutions de tous les discours sociétaux et écologistes, et vous verrez comme tout ira bien. Nous serons de nouveau « grands », voire « immenses ». Cela séduit les esprits faibles, qui ont été formés dans la culture populaire aux théories du complot et aux intrigues à la whodunit, et cherchent dans la précipitation la clé de voûte de toute situation, qui leur permet de se dire que, du reste, tout va bien.
À gauche, l’élément culturel substitutif, qui permet de compenser la perte d’objet relative à l’époque, repose dans un premier temps sur une analyse sociopolitique sérieuse et féconde, à savoir la critique intersectionnelle. Qui peut encore contester qu’on n’ait pas droit au même destin social selon maintes caractéristiques personnelles identifiées socialement ? Il va désormais de soi de considérer aussi par ce prisme tout enjeu social. Dans un second temps, il y a substitution lorsque l’objet de la critique devient exclusif, obsessionnel, exalté même, et qu’il donne lieu à des mobilisations ou à des luttes exacerbées, quitte à verser dans des aberrations qui font honte, et qui se révèlent politiquement suicidaires. Alors qu’il y a tant d’enjeux graves et fondamentaux auxquels s’attaquer, on peut s’étonner de l’accent fétichiste qui ont a pu être mis sur des combats qui donnaient en réalité l’impression de minimiser les logiques discriminantes à l’œuvre dans notre société, que ce soit en lien avec l’appartenance sexuelle, que ou l’ethnie, ou certains partis pris intimes. Cela n’est pas sans rappeler la frénésie des années 1970 pour une vulgate marxiste qui a nui à la gauche plutôt que de l’aider. Auprès du commun, en véhiculant des revendications hermétiques, on s’érige comme repoussoir vers l’extrême droite, qui fait, elle, ses choux gras du simple recensement de ces manifestations excessives de la gauche sociétale.
JFG : On comprend à la lecture de l’ouvrage que la bio-région n’est pas l’objectif en soi, mais plutôt qu’elle adviendra par nécessité. Pouvez-vous la définir et nous expliquer en quoi son avènement de « faire que » ? Et comment concevez-vous les relations entre les bio-régions elles-mêmes dans le millefeuille des strates de pouvoir ? Et comment, comme vous l’expliquer dans le livre, Émile Durkheim, dans Le Suicide, tient un discours qui ramène au sens de la vie, au vivant ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi la question de l’échelle induit, dans votre perspective, un changement de paradigme ?
AD :
Par la force des choses, donc, nous serons ramenés à une échelle plus censée. Il ne s’agit pas là d’un programme politique, d’une option, d’un choix, d’un vœu (pieux), d’un possible… Il s’agit d’une fatalité qui s’annonce. Notre régime ne dispose que d’une planète, mais il se comporte comme s’il pouvait en exploiter de nombreuses… Cela est voué à l’échec. L’immense, mais fragile architecture de la mondialisation industrielle et financière ne pourra que se disloquer lorsqu’il apparaîtra fatal qu’ici des canaux de circulation s’assèchent, que là il n’y a plus assez d’eau pour fournir le renouvellement des puces nécessaires au parc informatique mondial, quand plus loin on creusera désespérément pour fournir les minéraux stratégiques pour la technologie de pointe. Le champ du capitalisme se contractera encore davantage qu’il ne le fait maintenant au nom du retour à des politiques protectionnistes. Le mieux pour l’heure : prendre le parti de cette contraction de la géopolitque, passant de l’échelle mondialisée à un régionalisme nécessaire. Lorsque nous reviendrons politiquement à cette échelle, comme on revient à soi après une soirée par trop arrosée, on conviendra de deux réalités évidentes qui avaient fini par nous échapper. D’abord, en dernière instance, nous dépendons de nous tous et de notre sens de l’entraide à l’échelle d’une même communauté et ne devrions pas nous séparer les uns des autres comme des atomes indépendants. Ensuite, nous dépendons du territoire qui est sous nos pieds et des eaux qui nous entourent, et ne saurions sérieusement n’entretenir qu’un rapport de domination et d’exploitation avec ce lieu qui nous fait la grâce des moyens de notre subsistance. Pour Émile Durkheim, oui, c’est à cette échelle que réside le sens, sur un plan psychique, politique et spirituel. Pour Kirkpatrick Sale, c’est à cette échelle que réside le sens d’une éthique qui ne soit pas strictement l’affaire d’énoncés de pure forme ni de vulgaires tactiques de marketing.
Dans ce contexte, la biorégion est un concept qui compte une cinquantaine d’années. Il peut aujourd’hui quitter son champ utopique et s’intégrer à la perspective d’une nécessité historique, celle qui nous attend, à savoir réapprendre à habiter le monde en fonctions de son économie propre, dans une symbiose indispensable avec les conditions qui nous en sont données. C’est un acte d’humilité qui nous attend, auquel, il est vrai, les Occidentaux n’ont absolument pas été préparés.
JFG : En terminant, on sent un enthousiasme dans votre ouvrage, envers le fait que les apories du système capitaliste se matérialiseront bientôt et que cela bouleversera nos modes de vie. Que répondez-vous à celles et ceux qui sont plus pessimistes ?
AD :
Nous sommes tous assez sensés pour savoir que personne n’éprouvera la moindre joie à devoir renoncer à beaucoup des biens et de facilités qui nous étaient jusqu’à maintenant abusivement présentés comme nécessaires et dus. Nous sommes déjà emportés collectivement dans une spirale qui ne nous permettra pas d’éviter le sale quart d’heure universel qui nous attend tous. Là où on peut se montrer enthousiaste, c’est en rompant avec le caractère intellectuellement insultant d’un régime qui nous fait croire depuis des décennies à des contradictions qui ne tiennent pas la route, notamment sous la forme d’oxymores débiles comme le « développement durable », le « capitalisme vert » et autres constructions sophistiques comme la « transition énergétique ». Il convient de sortir dare-dare de ce type d’illusions qu’entretient un régime suffisamment cynique pour transformer en de nouvelles occasions de marché l’illusion de pouvoir gérer à son profit le saccage mondial qu’il est en train de nous léguer.