INTERVIEW : L’ ÉCOLE FABRIQUE DES TRAVAILLEURS ADAPTABLES ET NON DES ESPRITS CRITIQUES

par | BLE, Culture, Education, SEPT 2015

Entretien avec Franck LEPAGE. Pour la revue Ballast[1]

Ancien directeur du développement culturel à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, auteur des conférences gesticulées “Inculture(s) 1 – L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu (une autre histoire de la culture)” et “Inculture(s) 2 – Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres (une autre histoire de l’éducation)”, cofondateur de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé et de l’association l’Ardeur, militant se refusant artiste, décrit comme un “Coluche bourdieusien”[2], Lepage affirme que “la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne” et que “pour être durable, elle doit être choisie : il faut donc que chacun puisse y réfléchir”. Il défend qu’il “incombe à la République d’ajouter un volet à l’instruction publique : une éducation politique des jeunes adultes”.[3]

Dans votre  conférence  gesticulée “Inculture(s) 2”,  vous  parlez de l’Université expérimentale de Vincennes, qui a ouvert ses portes aux lendemains de Mai 68 pour apporter une réponse aux revendications des étudiants. Pouvez-vous décrire comment vous avez perçu cette expérience et ce qu’elle avait de révolutionnaire ?

C’était un puissant sentiment d’égalité. Comparativement aux autres facultés où j’ai étudié, je ne m’y sentais pas “élève” : je m’y sentais chez moi. C’était un sentiment curieux où l’on se sentait complètement maître de ce que l’on avait envie de faire et d’apprendre. Il n’y avait que des gens qui étaient là pour développer une pensée critique et non obtenir un diplôme ; il y avait une effervescence intellectuelle où tout le monde cogitait, une sorte de bouillonnement incroyable et, pour la première fois comme étudiant, j’ai eu l’impression d’être un adulte et que ce que je disais comptait. On n’arrêtait pas de proposer des choses, de modifier les cours : nous étions tous chercheurs. Il y avait un monde fou : 32 000 étudiants ! C’était une ville. Il y avait un souk dehors, des assemblées générales tout le temps, on recevait sans arrêt des révolutionnaires : des Palestiniens, des Irlandais… C’était un endroit où l’on formait de la pensée contre le capitalisme, dans les années 1970, puisque l’Université de Vincennes a duré de 1969 à 1980. On pouvait circuler librement dans les salles et si on avait une après-midi à tuer, on pouvait aller assister à n’importe quel cours. On pouvait se gaver de savoir critique.

Il y avait des départements et des filières dans à peu près toutes les disciplines des sciences humaines, mais aussi en mathématiques et en langues. On pouvait passer des diplômes mais ils étaient uniquement reconnus à Vincennes. Le contenu des cours était toujours négocié ; c’était un régime d’assemblée générale permanente. Il faut se rappeler que, dans les années 1970, tout était politique. Tout le monde était engagé et si tu ne l’étais pas, tu étais un bouffon ; aujourd’hui, c’est l’inverse : si tu es engagé, tu en es un. Il existait une forme d’égalité avec les professeurs, qui étaient sans cesse remis en question : dès qu’un truc n’allait pas, on séquestrait le président (qui était un allié). Il y avait des grèves tout le temps ; politiquement, ça n’arrêtait pas. Ça a d’ailleurs été énormément décrié par les médias, qui voyaient ça seulement sous l’angle du foutoir, du bordel et de la drogue. Il n’y avait que des adultes et j’y ai rencontré des gens passionnants. Curieusement, il y a eu très peu de travaux sur cette expérience de Vincennes, en tout cas, peu de travaux de fond. Il existe un film, Le ghetto expérimental, mais il donne une image bordélique et, pour moi qui l’ai vécue, il ne rend pas justice à ce qu’était Vincennes. Bien sûr, 32 000 étudiants en autogestion, ce n’était pas simple !

Dans un entretien paru dans la revue Nouveaux Regards, Jacques Rancière déclara : “Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. […] Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout”.[4] Êtes-vous d’accord avec ceci ? Quelle place à vos yeux pour l’éducation populaire ?

Il y a deux très grandes confusions lorsque l’on parle d’éducation populaire. Premièrement, l’éducation populaire, telle que reconnue officiellement et mise sous forme associative, ne fait pas d’éducation populaire ! Cela pose problème. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai travaillé pendant douze ans dans une Fédération d’éducation populaire et mon travail a précisément consisté à démontrer que l’on ne faisait pas d’éducation populaire. Ils faisaient de l’animation socioculturelle. Ce n’étaient sûrement pas des sujets qui fabriquaient du savoir politique. Mais pour convaincre une MJC (qui fonctionne par offres d’activités, avec 80 activités à 800 euros l’année) de faire du travail politique avec des jeunes, vous pouvez toujours essayer ! Allez expliquer à une dame qui a payé pour faire du yoga qu’elle doit se mobiliser contre le TAFTA (Transatlantic Free Trade Area), elle va vous rétorquer qu’elle a payé pour faire du yoga et vous demander de la laisser tranquille ! Le problème a été  la  professionnalisation  de  ce  qu’a été l’éducation populaire dans les années 1960. Et la ringardisation progressive de l’animation socioculturelle a mené les associations à ne plus faire du tout d’éducation populaire : il n’y a plus d’éducation populaire dans les Fédérations d’éducation populaire.

La deuxième ambiguïté, c’est que le terme “éducation populaire” est mal choisi : les gens entendent “éducation du peuple”. Alors que l’éducation du peuple, c’est l’éducation nationale qui s’en charge en tentant de faire descendre du savoir dans ce qu’ils pensent être des vases vides – dans l’esprit “le peuple est bête, nous allons l’éduquer”. En fait, “populaire” est un adjectif qui renvoie à la forme utilisée, qui est populaire : c’est donc précisément tout sauf une forme descendante d’éducation. Les Anglais utilisent un terme approchant, “peer education” (éducation mutuelle). Ce que nous (les gens qui gravitons dans cette tentative de renouer avec l’éducation populaire telle qu’on pense qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être) faisons consiste à fabriquer ensemble des analyses de la société, donc de la pensée politique, à partir de la légitimité que l’on se donne à penser que l’on a compris des éléments de cette société. Donc c’est une posture d’illégitimité radicale et ça consiste à construire de la légitimité. Cela ne peut pas fonctionner avec un sachant et un apprenant. C’est pour cela que, à mon sens, Michel Onfray ne fait pas d’éducation populaire. Ce qu’il fait est très bien, des conférences passionnantes, libres, ouvertes à tout le monde, mais ce n’est pas de l’éducation populaire : c’est de l’université ouverte. Ce serait de l’université populaire s’il partait des gens et  pas de son savoir. Il ne fabrique pas du savoir avec les autres.

Dans votre conférence sur l’éducation, vous expliquez que l’école se donne comme vocation de préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail et que certains politiciens affirment qu’il faut augmenter le niveau de connaissance comme réponse au chômage. Pourquoi, selon vous, est-ce une erreur ?

Le fait de hausser le niveau des gens ne sert à rien, s’il n’y a pas en face la structure d’emploi pour accueillir ces compétences. Et, aujourd’hui, le problème se situe du côté du marché du travail. Le problème est que ce que l’on appelle pudiquement “marché du travail” délocalise toute la production à l’étranger – et donc tous les emplois qualifiés. Il ne reste plus que les emplois sans aucune qualification, pour lesquels il n’y a même pas besoin d’aller à l’école, ou les emplois extrêmement qualifiés. On garde les ingénieurs en recherche et développement par stratégie politique parce qu’on veut garder “l’intelligence” ici et on garde certains emplois non qualifiés (qui sont de toutes façons non délocalisables), mais tout ce qu’il y a entre les deux, on le dégage ! On voit d’ailleurs que l’école qualifie très bien des gens mais que le marché du travail est absent – et de plus en plus absent ! Le problème n’est pas du côté de l’école. Je trouve très éclairante la statistique selon laquelle un bachelier d’aujourd’hui a le niveau d’instruction d’un ingénieur de 1953 : il y a un immense saut qualitatif qui a été réalisé. Quand je travaillais en foyer de jeunes travailleurs, des électriciens me disaient qu’ils savaient ce qu’étaient des électrons et comment ils fonctionnaient, mais qu’on ne leur proposait comme emploi  que d’aller changer des ampoules chez Carrefour. Ils se demandaient pourquoi on leur avait appris cela puisqu’ils ne pouvaient pas s’en servir… Le problème est  du côté de l’organisation du travail et de la propriété privée des moyens de production qui  permettent  les  délocalisations. Si nous étions émancipés de ce que Bernard Friot appelle “la propriété lucrative” grâce à la copropriété d’usage des moyens de production, nous pourrions réinvestir dans l’organisation du  travail ce que nous avons appris à l’école – ce qui, pour l’instant, est impossible. Quand les politiques vont tenter de monter de niveau d’apprentissage, ce sera le cas uniquement pour quelques-uns, en  créant des écoles pour des élites. On cassera complètement l’éducation nationale telle qu’on la connaît aujourd’hui – ce qui laissera encore plus de gosses, en particulier issus des classes populaires, au bord de la route.

Dans quelle mesure pensez-vous que l’école d’aujourd’hui prépare les jeunes à l’acceptation du système néolibéral et de ses valeurs ?

L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise  –  par  exemple, en adoptant la “pédagogie par projets” ou en adoptant le discours des compétences. C’est une école qui fabrique des travailleurs adaptables et pas du tout des esprits critiques qui se syndiqueront et feront des grèves. Les  méthodes  pédagogiques par projets se présentent toujours sous un angle généreux (comme le travail en équipe)  mais  calquent   complètement  le modèle néolibéral de l’entreprise afin de fabriquer des individus extrêmement autonomes et pas du tout des collectifs, qui risquent de devenir contestataires et de s’organiser dans la critique, si besoin.

Pouvez-vous nous parler du projet de l’Union européenne concernant l’école ?

Le schéma est très simple : c’est la disparition des services publics d’éducation, de toutes les éducations nationales – pas seulement en Europe, d’ailleurs, mais partout dans le monde. C’est limpide, cela apparaît partout. C’est le transfert vers ce que l’on appelle “le marché éducatif”, à savoir des opérateurs privés d’éducation. Et les logiciels vont jouer un rôle majeur dans ce processus. Il est quasiment inévitable, parce que c’est déjà prêt, que les apprentissages vont se faire sur Internet via des logiciels. On voit que l’on peut effectivement apprendre des choses seul, sans maître et sur Internet (nous le faisons tous), et ce sera le logiciel qui évaluera la progression de l’élève dans l’apprentissage de la matière. Les professeurs n’ont pas du tout conscience qu’ils vont disparaître ! Cela leur semble surréaliste car ils pensent être indispensables. Mais cela arrivera tellement vite qu’ils n’auront probablement pas le temps de s’organiser pour y répondre. Décalons le problème. Il y avait jusque dans les années 2000 un service public du chômage : l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi). Il y avait des conseillers qui venaient comprendre  la situation du demandeur d’emploi pour tenter de l’aider, de l’orienter, et qui avaient tout le temps nécessaire pour ce faire. On a supprimé l’ANPE et fait fusionner “le crocodile” (le comptable) et  “l’éléphant”  (le conseiller) en associant les ASSEDIC (Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce). Et, en général, quand on associe un crocodile et un éléphant, c’est plutôt le crocodile qui a le dessus.

Aujourd’hui, le résultat est un service quasiment privé qui est Pôle Emploi, dans lequel les “opérateurs” ont exactement vingt minutes, surveillées informatiquement, pour remplir des formulaires et pour orienter les gens qu’ils entendent vers des prestataires privés de formation. Le rôle d’un conseiller de Pôle Emploi consiste désormais à faire rentrer les demandeurs d’emploi dans un algorithme, en  fonction de son parcours et de ses compétences, qui l’orientera ensuite vers l’un de ces prestataires privés, qui sont financés pour réaliser des formations qui, bien souvent, ne servent à rien du tout. On a ici un excellent exemple de la façon dont un service public est transformé en un service privé.

Prenons le cas de Manpower : cette entreprise peut réaliser une convention avec une mission locale et sur, par exemple, les 350 demandeurs d’emploi, repérer ceux qui sont le plus facilement et rapidement employables. Admettons qu’il y en ait 150. Elle les récupère, facture une somme tout à fait honorable à l’État pour les caser sur le marché et va sortir des résultats tout à fait meilleurs que la mission locale. Il reste 200 clampins sur le carreau, qui sont les personnes qui se trouvent dans les plus grandes difficultés sociales et personnelles. Ensuite, on pourra vous dire que le privé marche mieux que le service public. Je pense que c’est exactement comme cela que ça va se passer pour l’éducation. Il va y avoir des prestataires privés qui recruteront les bons élèves et il restera une forme d’éducation nationale pour s’occuper des mauvais élèves et leur trouver un boulot, pour balayer les cheveux chez le coiffeur. Voilà, c’est ça le projet.


[1] Nous reproduisons en partie cet entretien avec l’aimable autorisation de la revue. La version complète peut être consultée sur le site : http://www.revue-ballast.fr/franck-lepage/

[2] Franck Lepage. “Coluche bourdieusien”, portrait dans Libération, 8 juin 2014.

[3] Franck Lepage. “De l’éducation populaire à la domestication par la “culture””, Le Monde Diplomatique, Mai 2009.

[4] Entretien avec Jacques Rancière à propos de l’ouvrage Le Maître ignorant, Nouveaux Regards, n°28, janvier-mars 2005.

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