INTERVIEW : MIEUX COMPRENDRE LA DÉFIANCE VACCINALE

par | BLE, Confiances Défiances Surveillances

Entretien avec Lucie GUIMIER : géographe spécialisée en santé publique, chercheuse associée à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8)

Les vaccins, et les politiques vaccinales qui les accompagnent ont, depuis leur création, soulevé des réticences.
Alors que le monde se débat actuellement avec un virus particulièrement retors, ces réticences reprennent
de plus belles. Cependant, cela serait une erreur d’appliquer une seule et même grille de lecture à chaque
vaccino-scepticisme. Conditionné par un environnement politique et sanitaire particulier, des situations socioéconomiques variées, le manque de confiance dans les politiques vaccinales demande à être analysé finement.
Qu’on ne s’y trompe pas, cette prudence épistémique participe d’une lutte contre les antivax, existant en tant
que minorité agissante.

Défiance vaccinale dogmatique, l’antivaccinisme contemporain est avant tout une posture politique faisant régulièrement appel aux explications par le complot, s’appuyant sur les scandales sanitaires passés, une critique anticapitaliste tronquée, ou encore certaines orientations écologistes. Au final, les sceptiques du vaccin sont tiraillés entre les promoteurs du vaccins, parfois maladroits ou jamais suffisamment dignes de confiance, et leurs critiques antivax. Ces derniers prospèrent sur le faible niveau de confiance dans les gouvernements mettant en place les politiques vaccinales, en instrumentalisant leurs incuries et manquements manifestes durant cette crise.

Nous discutons de ce vaste sujet avec Lucie Guimier, proposant un éclairage par l’étude géographique en lien avec la santé publique.

JC (Julien Chanet) : Vous êtes docteure en géopolitique, spécialisée en santé publique. On parle beaucoup, actuellement, d’inégalité géographique face au vaccin, de “fracture vaccinale” entre territoires : qu’est-ce que cela veut dire ?

LG (Lucie Guimier) : La cartographie des taux de vaccination concernant le Covid-19 révèle d’importantes disparités de couverture vaccinale selon les espaces observés. Les causes de ces fractures sont multifactorielles et dépendent de l’identité sociale, culturelle et économique des territoires en question. En France métropolitaine, le sud-est apparaît nettement comme une région sous-vaccinée par rapport au reste du pays, cela s’explique par une plus grande défiance de la population à l’égard du gouvernement. Cette résistance aux injonctions gouvernementales s’observe également avec d’autres vaccinations comme l’hépatite B ou le ROR (rougeole-oreillons-rubéole), ce qui a d’ailleurs donné lieu à la ré-émergence de la rougeole en France entre 2008 et 2012 avec d’importants clusters dans le quart sud-est du pays.

Autour de la métropole marseillaise, les difficultés d’atteindre des taux de couverture vaccinale élevés sont en partie la marque du vieux clivage Paris/Marseille qui a été ravivé au cours de la pandémie par des personnalités politiques locales qui ont contesté des mesures venues “d’en haut” telles que l’annonce, par le ministre de la Santé Olivier Véran, de la fermeture des bars et restaurants des zones de forte circulation du virus alors considérées en “alerte maximale” en septembre 2020. L’hypermédiatisation de l’infectiologue Didier Raoult (Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille), devenu une icône locale à la faveur de ses positions antisystèmes, a renforcé cette idée d’un territoire rebelle aux injonctions étatiques et a très certainement influencé le refus et l’hésitation vaccinale autour de Marseille. A cela s’ajoute une plus forte implantation de médecins homéopathes dans cette partie du pays où l’on constate une appétence plus importante pour les médecines alternatives, ce qui explique également le vaccino-scepticisme local. On peut également souligner la typologie électorale du grand sud-est français, où se mêlent vote écologiste et vote frontiste, deux franges politiques où s’expriment plus volontiers des discours de méfiance vaccinale.

Enfin un autre niveau de la fracture vaccinale montrant un gradient de vaccination à mesure que le profil socio-économique des communes augmente révèle des disparités d’accès à la vaccination qui relèvent davantage de contraintes géographiques et d’inégalités sociales que du vaccino-scepticisme.

JC : Pour gagner la confiance, il faut la création d’une “culture de santé publique”, dites-vous, dont les spécificités sont fonction de l’histoire sanitaire des territoires donnés, et leur rapport avec les institutions étatiques. En janvier de cette année, vous avez déclaré : “peut-être que la gestion de la campagne vaccinale va pouvoir permettre de recréer petit à petit une confiance et cette idée de collectivité autour du vaccin”. À la date de cet entretien (août 2021), quel bilan pouvez-vous tirer ?

LG : A l’évidence, on ne peut pas façonner ni même modifier une culture de santé publique en quelques mois ou années, quand bien même la situation exceptionnelle que nous vivons le nécessiterait. La manière dont est organisé notre système de prévention, et particulièrement le fait que les généralistes ont la quasi-exclusivité de l’acte vaccinal, soin de santé primaire par excellence, exerce une influence certaine sur notre vision de la santé publique. L’importance du colloque singulier entre patient et médecin dans le secteur libéral, où l’attention des prescripteurs est davantage portée sur la conception individuelle de la santé que sur une vision communautaire, favorise un cadre d’analyse médical axé sur les responsabilités individuelles et réduit les opportunités d’inciter les patients à s’engager dans des actions de santé publique. Ce fonctionnement est encouragé par les valeurs individualistes portés par des discours politiques infantilisants en matière de lutte contre la pandémie et tendant à occulter la responsabilité de l’État dans ce domaine. Le rôle central des médecins dans la vaccination en France implique donc qu’ils soient les professionnels de santé les plus engagés lors de vastes campagnes vaccinales, comme celle contre le Covid-19, mais cette omniprésence est dans le même temps un obstacle au déploiement de missions et objectifs de santé publique qui seraient portés par des acteurs et structures publiques de proximité. Je pense par exemple aux centres de protection maternelle et infantile (PMI) où le suivi médical se fait dans un cadre de soutien à la parentalité et d’éducation à la santé, tout un accompagnement qui fait défaut en médecine libérale. La construction d’une représentation collective de la santé nécessite de bousculer la hiérarchie actuelle du système de soins (libéral/public) en élargissant les moyens et les effectifs dans des structures de santé publique qui seraient davantage axées sur des objectifs de “faire venir la vaccination à la population” plutôt que l’inverse.

JC : Vous mettez en avant dans vos travaux le fait qu’une personnalité locale, une personne de confiance, peut contribuer à ancrer durablement un refus vaccinal dans une population. L’inverse est-il vrai également, ou bien le discours de la confiance vaccinale ne fait pas le poids face aux discours défiants ?

LG : Le sentiment d’insécurité que confèrent les discours de défiance se pro page bien plus aisément que la confiance, qui se construit dans le temps et requiert davantage de ressources et de pédagogie. Ce qui est paradoxal, c’est que bien que la défiance se nourrisse d’un climat de peur envers le vaccin et/ou les institutions, elle confère dans le même temps aux antivaccins un sentiment d’émancipation : on retrouve très souvent dans leurs discours l’idée qu’ils refusent d’“être des moutons”. Il y a clairement dans ces postures une volonté de se distinguer de la doxa et les personnes et organisations diffusant de la désinformation autour du vaccin exploitent cette ligne de division entre le camp des “crédules” et celui des “clairvoyants”.

JC : Dans un entretien de 2017, vous évoquez une “révolte conservatrice” qui s’est ancrée en France à la suite du Mariage pour Tous (2013) et s’est prolongée entre autres, par les débats sur l’homoparentalité (PMA, GPA et adoption). En quoi cette décomplexion de l’idéologie conservatrice, et ses relais médiatiques et politiques, peut-elle alimenter le refus vaccinal/un vaccino-sceptisime ?

LG : Les détracteurs du mariage entre personnes de même sexe qui se sont mobilisés depuis 2013 lors des mal-nommées “Manifs pour tous” soutenaient l’idée d’un modèle familial naturel (“un papa, une maman”) en élargissant leur combat aux questions liées à l’homoparentalité (procréation médicalement assistée pour les couples de femmes, gestation pour autrui, adoption). Si l’on rapproche cette vision de l’un des arguments antivaccins les plus répandus, et particulièrement dans les milieux conservateurs de droite, comme de gauche, qui est l’idée “qu’il vaut mieux laisser faire la nature” plutôt que se soumettre au vaccin, on comprend que la défense de la naturalité est un trait d’union entre les discours antivaccins et l’idéologie conservatrice qui infuse largement la droite française, décomplexée sur ce sujet depuis une dizaine d’années.

D’un point de vue médical, cette mythification de la naturalité trouve son pendant dans le succès croissant des médecines alternatives perçues comme inoffensives par leurs adeptes car “naturelles”. Il n’est ainsi pas étonnant de voir converger vaccino-scepticisme et luttes conservatrices chez des personnalités médiatiques et politiques qui ont acquis une large audience ces dernières années à la faveur d’une idéologisation croissante de thématiques de santé comme la vaccination, l’IVG ou la contraception. On peut citer ici le succès d’une pétition prônant les dangers de certaines vaccinations en mai 2015 et dont le rédacteur, Henri Joyeux, cancérologue et ancien président de l’association Familles de France dispose d’un fort ancrage dans des milieux fertiles à la défiance vaccinale du fait de ses positions anti-avortement ou anti-contraception.

JC : À la lecture des débats qui animent l’espace médiatique et plus largement nos sociétés, il y a l’évocation d’une tension entre sécurité collective et liberté individuelle, notamment “face à l’intrusion de l’Etat”. L’action normative, régulatrice, de l’État, est pourtant massive, y compris lorsque cela touche à notre intimité, nos dispositions personnelles (euthanasie, parentalité, etc.). Le refus vaccinal contemporain (sceptique ou antivax) n’est-il pas le signe d’une large diffusion de la conception libertarienne (“il n’y a pas de société, il n’y a que des individus et leur famille”, prônait M. Thatcher) prenant le pas sur la “solidarité sociale[1]” ?

LG : Les débats autour de la politique vaccinale ont historiquement dessiné deux représentations opposées de l’État, à savoir solidarisme contre libéralisme. Il y a bien sûr dans les discours antivaccins contemporains comme déjà il y a cent ans, un recours aux valeurs individualistes (liberté individuelle, refus de l’intrusion de l’Etat dans la vie privée), mais les discours
politiques brouillent aussi les lignes. Dans son allocution du 12 juillet 2021, lorsque le président Macron en appelle à la “responsabilité individuelle, de sens de l’esprit collectif” des français, que doit-on comprendre ? Bien sûr que la vaccination
est un acte individuel qui a une dimension collective. Mais ne peut-on pas aussi lire une forme d’effacement des responsabilités de l’Etat lorsque l’on en appelle à la responsabilité individuelle avec une campagne vaccinale qui s’accompagne d’incitations et de contraintes, par le biais du pass sanitaire, davantage portées sur des intérêts particuliers (aller au restaurant, au cinéma etc.) que sur des arguments de santé publique ?


[1] “Lien moral qui unit les individus d’un même groupe, et qui forme le ciment de la cohésion sociale : pour qu’une société
existe, il faut que ses membres éprouvent de la solidarité les uns envers les autres.” Encyclopédie Universalis

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