LA COALITION MR-NVA, UN GOUVERNEMENT CONTRE LE SALAIRE ?

par | BLE, Economie, MARS 2019, Politique

Un saut d’index, la baisse du taux de base des cotisations sociales et le durcissement de la loi de 1996 qui encadre l’évolution des salaires, le Gouvernement Michel s’est montré particulièrement dur avec le salaire des Belges. Les chiffres l’attestent. En effet, sous le couvert de résorber un soi-disant “handicap compétitif”, la coalition composée du MR, de la NVA, de l’Open VLD et du CD&V a transféré entre 8 et 10 milliards des salaires vers les revenus du capital. Peut-on cependant parler d’une rupture politique ou d’un tournant néolibéral ? Ou bien, assiste-t-on à l’accentuation des tendances passées quant à la politique salariale ?1

Lors de la grève générale du 13 février 2019, les trois syndicats ont dénoncé la modération salariale et ont revendiqué la suppression de la loi de 1996, dite de compétitivité, qui vise à empêcher les salaires belges d’augmenter plus rapidement que ceux des pays voisins (Allemagne, France et Pays-Bas). Cela faisait bien longtemps qu’une grève en Belgique n’avait plus porté directement sur les salaires, les syndicats privilégiant des revendications sur l’emploi ou le pouvoir d’achat. Pourtant, il y a urgence. En Europe, le salaire est en danger. En danger de mort si on l’entend dans sa définition première, à savoir le salaire négocié, le salaire comme objet de délibération politique.

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Source : données Ameco. Traitement B. Bauraind, Gresea.

DIX MILLIARDS VERS LE CAPITAL

Depuis les années 1980, l’action coordonnée des institutions européennes et des Gouvernements nationaux a progressivement réduit le salaire à un “coût”, une “marge” qu’il conviendrait de surveiller ou un “handicap” qu’il faudrait résorber. Derrière ce discours se cache évidemment une volonté politique de transférer une part plus importante de la valeur ajoutée produite intégralement par les travailleurs vers les investisseurs et les propriétaires. La trajectoire de la part des salaires dans la valeur ajoutée dépend de l’évolution comparée du salaire (y compris les cotisations sociales) et de la productivité du travail. La règle est simple : quand le salaire augmente plus vite que la productivité, la part des salaires augmente, et vice versa. Comme le montre le graphique ci-dessus, les 4 années du Gouvernement Michel ont vu une baisse importante de la part salariale. Alors qu’elle représentait 51,6 % du PIB en 2013, elle ne s’élève plus qu’à 49,2 % en 2018. En pourcentage, ce recul peut sembler anecdotique. Mais, aux prix de 2018, cette baisse de 2,4 % du PIB équivaut à environ 10,9 milliards d’euros. Une somme qui reste rondelette même si on en retranche l’usure des machines ou l’impôt sur le capital.

Cette érosion de la part des salaires n’a rien de “naturelle”. Comme précisé ci-dessus, le salaire est un objet politique. Par conséquent, on peut distinguer trois types d’actions dans ce que l’on peut appeler la “politique salariale” du Gouvernement Michel : le saut d’index et la baisse des cotisations sociales, l’utilisation du chômeur ou du pensionné contre le salaire et, enfin, l’encadrement légal qui dépolitise le salaire.

SAUT D’INDEX ET BAISSE DES COTISATIONS SOCIALES

Le saut d’index voté en 2015 et la baisse des cotisations sociales accordée dans le cadre du Tax shift2 adopté fin 2016 sont deux mesures phares du Gouvernement Michel. Joyau du “modèle social” belge, l’indexation automatique des salaires a été développé pendant l’entre-deux guerres. Il s’agit d’un mécanisme rare en Europe. Avec le système de concertation sociale, l’indexation automatique est le symbole d’une période de conquête salariale sur le capital presque ininterrompue entre 1960 et 1981. Cette séquence historique est marquée par de nombreux conflits sociaux et une classe ouvrière qui réclame un débat démocratique sur la distribution des richesses. Devant la pression du mouvement social, les syndicats et le patronat négocient des augmentations salariales et l’État investit dans les services publics et culturels. Comme le montre le graphique de la page précédente, entre 1970 et 1980, la part salariale bondit de près de 10%. À l’inverse, la part du capital se contracte. La chute du profit net des entreprises privées est impressionnante : de 12% de la valeur ajoutée du secteur privé en 1973, il passe à moins de 5 % en 1981.3 Cette séquence historique est particulière et unique dans la longue histoire du capitalisme en Belgique et en Europe de l’Ouest. Elle repose aussi sur le pillage des richesses du tiers-monde (l’échange inégal) qui soutiendra la croissance économique dans nos pays. Il faut donc bien se garder de l’idéaliser. Néanmoins, elle prouve que le capital est, avant tout, une forme de domination politique qui n’est ni naturelle, ni nécessaire au bon fonctionnement d’une société.

Cette marginalisation du capital en Europe de l’Ouest inquiète le monde patronal. À l’occasion de la conférence tripartite de 1975, l’UNICE (le patronat européen, ex-Business Europe) demande “purement et simplement l’arrêt des nouvelles politiques de distribution salariale”.4 Sur le terrain, la réaction du monde patronal est tout aussi brutale  : automatisation de la production, instauration de nouvelles pratiques de management, mais aussi délocalisation de certains secteurs industriels vers les pays à bas-salaires et sous-investissement dans un outil industriel vieillissant. À cela s’ajoutent, sur le plan international, l’augmentation des prix pétroliers (1973 et 1979) ainsi, qu’à partir de 1979, les chocs monétaristes 5 sur les économies américaines et européennes. Plus que des gains de productivité, c’est du chômage que nos économies produisent désormais. Entre 1973 et 1983, le nombre de chômeurs passe de 125.000 à 700.000. Sous le couvert de lutter contre la “crise” des politiques keynésiennes, le patronat et une partie du monde politique vont donc stopper les politiques de distribution salariale. En Belgique, la succession des Gouvernements Martens-Gol entre 1981 et 1989 marque un point d’inflexion en la matière. Ils décideront, entre autres, de trois sauts d’index successifs. C’est ainsi qu’en 1989, la part des salaires dans le PIB atteint son point le plus bas (49%) depuis 1960.

En parallèle, le discours sur le “poids des charges sociales” s’impose dans le débat politique. Chaque Gouvernement accorde son lot de réductions de cotisations sociales afin, disent-ils, de favoriser la création d’emplois. Il s’agit de se montrer plus compétitif que le voisin afin d’attirer ou de maintenir l’investissement des entreprises privées sur son territoire. Si ces politiques de compétitivité ont peu d’effets sur le chômage, qui se maintient en Belgique depuis la fin des années 1970 autour de 700 000 personnes, elles vont par contre participer à déséquilibrer les finances de la sécurité sociale et maintenir la pression sur la part socialisée des salaires. Sous le prétexte de rendre du “pouvoir d’achat” aux citoyens, le tax shift décidé en 2016 continue de fragiliser les recettes de la sécurité sociale puisqu’il diminue le taux de base des cotisations sociales (de 32,4 à 25 %).

L’INSTRUMENTALISATION DES CHÔMEURS ET DES PENSIONNES CONTRE LES SALAIRES

Si le saut d’index ou le tax shift ont un effet direct sur le salaire des Belges, les politiques d’activation des chômeurs ou l’augmentation progressive de l’âge de la pension (de 65 à 67 ans) décidées par le Gouvernement Michel en ont également. Ces politiques visent en effet à réorienter les personnes hors emploi (chômeurs, pensionnés, malades de longue durée) vers un marché de l’emploi déjà saturé, pour ce qui est de la Wallonie et de Bruxelles. Ces mesures “d’activation” n’ont aucun effet sur le taux d’emploi. Personne n’ayant le don de trouver un emploi qui n’existe pas. Par contre, en augmentant le nombre de “chercheurs d’emploi” et en les incitant à “s’activer”, ces politiques font pression sur les salariés et sur les organisations syndicales. Dès son entrée en fonction en 2014, le Gouvernement Michel abaisse, par exemple, à vingt-cinq ans (contre trente ans auparavant) l’âge maximal pour demander à bénéficier des allocations sur base des études et, d’autre part, exige que les personnes qui en font la demande avant vingt-et-un ans puissent témoigner de la réussite d’un cycle d’études complet… Le Gouvernement Michel souhaitait aussi contraindre le chômeur au travail bénévole obligatoire et renforcer encore la dégressivité des allocations de chômage dans le cadre du fameux “job’s deal” décidé par le Gouvernement pendant l’été 2018. L’objectif de cette dernière mesure est de réduire les allocations de chômage dès le sixième mois après le licenciement. Ce point précis n’a néanmoins jamais été approuvé en Conseil des ministres et la chute du Gouvernement Michel rend désormais le vote de ce projet de loi au Parlement plus compliqué.

Loin d’être novatrices, ces mesures se placent là encore en droite ligne des Gouvernements précédents qui, sous le couvert du principe de “j’ai cotisé donc j’ai droit”, ont recherché systématiquement à activer les chômeurs et, plus généralement, à limiter les dépenses de sécurité sociale (soins de santé, pensions, chômage). À ce petit jeu, c’est sans doute le Gouvernement Di Rupo (2011-2014) qui s’est montré le plus brutal en décidant des mesures d’exclusion contre les chômeurs.

LA LOI DE 1996 XL ENCADRE ET DEPOLITISE LE SALAIRE

Comparée au saut d’index, au tax shift ou au recul de l’âge de la pension de 65 à 67 ans, le durcissement de la loi de 1996 “dite de compétitivité” est passée presque inaperçue. Pourtant, c’est sans doute cet encadrement du salaire qui incarne le plus l’offensive en cours en Europe. Alors qu’historiquement, depuis mai 1960 et le premier accord de programmation sociale, la concertation sociale belge se caractérise par une négociation libre des salaires entre les syndicats et le patronat, la donne change à partir de 1983. L’Etat prend la main. Une première norme “légale de compétitivité” pour corriger les “déséquilibres macroéconomiques” est alors introduite par le Gouvernement Martens-Gol. Cet encadrement des salaires, qui servira de modèle à l’austérité salariale européenne, va n’avoir de cesse de se renforcer, d’abord avec la loi de 1996 dite de “compétitivité”. Depuis, le Conseil central de l’économie (CCE) remet un rapport avant les négociations collectives qui ont lieu tous les deux ans entre syndicats et employeurs lors des accords interprofessionnels (AIP). Ce rapport compare l’évolution des salaires en Belgique par rapport à ceux des trois pays voisins.6 C’est sur cette base technique que les interlocuteurs sociaux définissent alors, a posteriori la “norme” ou “marge” salariale pour les deux années à venir.

En 2017, la majorité MR/N-VA au Parlement vote le durcissement de la loi de 1996, plus de vingt ans après sa mise en œuvre. Il s’agit de trois manipulations en particulier qui réduisent fortement les marges disponibles : la non prise en compte des réductions de cotisations patronales issues du tax shift dans le calcul du “handicap salarial” depuis 1996 ; l’intégration d’une “marge de sécurité” supplémentaire pour éviter les dérapages et, surtout, le caractère “impératif” (avec un plafond maximum) de la norme, plutôt qu’ “indicatif” (donnant une indication pour les secteurs en fonction de leur productivité).

Si on met de côté la technicité des débats, avec cette loi, le salaire en Belgique n’est plus un droit négocié. Depuis 1983, il a été progressivement, comme partout ailleurs en Europe, transformé en une norme de marché.

CONCLUSION

Il est incontestable que la coalition de droite au pouvoir depuis 2014 en Belgique s’est attaquée de manière frontale et très intense au salaire et à sa fonction politique, celle de marginaliser le capital. Cependant, les politiques mises en place ne sont pas neuves. À ce titre, le Gouvernement Michel se place plutôt dans la continuité ou l’accentuation des pratiques “compétitives” du passé plutôt que dans une véritable logique de rupture. Sauf sur un plan. Comme nous l’avons expliqué en introduction, le salaire est un objet politique. Son évolution révèle non seulement l’état de la répartition inégale des richesses entre le travail et le capital, mais aussi la puissance et la légitimité de l’acteur qui le défend : le syndicat, et plus largement le mouvement social.

Pour défendre et faire progresser le salaire, les syndicats ont développé un répertoire d’actions collectives dont la grève est l’arme ultime. Depuis 1980, les syndicats ont très souvent été mis sous pression. Ils ont parfois été contournés. Ils ont endossé le discours sur la compétitivité. Mais leur double statut d’interlocuteur légitime et de contre-pouvoir dans le cadre de la démocratie politique et sociale belge n’a sans doute jamais été autant remis en cause que lors de la dernière législature. Le service minimum garanti, la volonté d’interdire les piquets de grève ou encore l’obligation de nommer un référent syndical en cas de conflit7 sont autant de mesures qui visent de manière croissante à annihiler les capacités d’action et la fonction de contre-pouvoir du mouvement syndical. Or, comme tout objet politique, le salaire est avant tout l’enjeu du conflit social. Empêcher l’expression de ce conflit revient à mettre un terme à la démocratie sociale.


1 Le présent article est une synthèse du Gresea Echos n°97 intitulé Le salaire en Belgique. Un conflit permanent. Mars 2019.

2 Luc Simar, Le “tax shift” ou glissement fiscal, Bruxelles, CRISP, 2016.

3 Réginald Savage, Économie belge 1953-2000 Ruptures et mutations, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2004.

4 La description de cette séquence historique est tirée de Corine Gobin, “Verrouillage de la revendication salariale, transformation de la politique sociale en politique d’emploi, euro-syndicalisme et construction européenne. Bref retour sur 30 ans d’histoire contemporaine (1975-2005)”, in Bernadette Clasqin et Bernard Friot, Employee’s resources and social rights in Europe, PIE-Peter Lang, Bruxelles, 2012.

5 En augmentant brutalement les taux d’intérêt, les banques centrales réduisent la masse monétaire en circulation en encourageant l’épargne. Cette action se traduit par la baisse des prix, mais aussi par le ralentissement de l’activité économique et une augmentation du chômage.

6 Le calcul du coût salarial nominal (par heure et équivalent temps plein) sur les deux ans passés et les deux ans à venir est relatif à l’année de référence 1996 et pondéré selon le PIB de chacun des pays.

7 Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS), Grèves et conflictualité sociale en 2017, Bruxelles, Crisp, 2018.

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