RÉINVENTER LA DÉMOCRATIE

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017

La réflexion ici esquissée à grands traits reviendra sur le “modèle” de démocratie qu’ont
connu nos sociétés et qui n’existe plus pour ensuite analyser les processus en cours
de destruction de la démocratie “occidentale”. Elle formulera enfin des propositions
concernant les conditions et les chemins à emprunter pour réinventer la démocratie à
l’ère de la mondialisation de la condition humaine.

LE “MODÈLE” DE DÉMOCRATIE QUI N’EST PLUS

La démocratie occidentale – dans les formes qu’elle a prises surtout après la Deuxième Guerre mondiale et à l’échelle d’une communauté humaine, le peuple avec État – a signifié que le pouvoir de régulation, de réalisation et de contrôle/sanction du vivre ensemble appartient au peuple et est exercé par et pour le peuple. Il s’agit bien, donc, d’un peuple avec État. Nos pays n’ont pas su construire une véritable démocratie dans le cas d’un État multinational (voir le cas  de la Belgique) et encore moins pour les peuples sans État (tels les cas des Kurdes ou des peuples indigènes).

La démocratie “occidentale” a résolu la question de la légitimité du pouvoir du peuple en inscrivant les objectifs et les modalités de son exercice dans les constitutions, véritables chartes fondatrices de la démocratie du XXe siècle. Au plan politique, les modalités retenues ont été, d’une part, l’exercice direct (par exemple pouvoir législatif d’initiative populaire, référendum…), d’autre part, et surtout, l’exercice par représentation, d’où la démocratie représentative, modalité principale des démocraties occidentales.

Au plan économique, c’est par une intervention directe des pouvoirs publics dans les affaires économiques que nos pays ont essayé d’avancer et de réguler. Cela s’est traduit par la propriété publique d’importantes ressources du pays ainsi que par la gestion publique directe des biens communs et des services communs essentiels à la vie et le vivre ensemble. La démocratie économique a été également recherchée par la mise en place d’un système de sécurité sociale générale, centrée sur le plein emploi et le droit au travail, financé par le budget de l’État via une fiscalité progressive et redistributive. Le tout dans le contexte d’un pouvoir de contrôle étatique sur la monnaie et la finance “nationales”. Notre démocratie a démontré qu’il n’y a pas de démocratie politique sans maîtrise de la monnaie et de la finance dans l’intérêt du peuple et de ses droits et devoirs.

La légitimité du pouvoir démocratique a  été complétée non pas par une démocratie armée mais par une démocratie désireuse de construire des relations pacifiques et non violentes avec les autres peuples, notamment de nature coopérative sur le plan économique (financier, industriel et commercial). Rappelons que l’article 11 de la Constitution italienne stipule que l’Italie répudie la guerre.

Voilà, en quelques mots, forcément généraux et non exhaustifs, ce qu’a été, avec plus ou moins de réalité, la démocratie dans les pays “occidentaux”.

LES PROCESSUS EN COURS DE DESTRUCTION DE LA DÉMOCRATIE “OCCIDENTALE”

Avant de penser à se mettre d’accord sur la manière de réinventer la démocratie et dans quelles directions, essayons de convenir des causes et des processus qui ont fait que le “modèle” n’est plus. À mon avis, on peut prendre en compte quatre groupes principaux de facteurs encore  en action  : la marchandisation de la vie (et sa conséquente financiarisation), la technologisation et technocratisation de la société, la globalisation prédatrice et guerrière du monde, la privatisation du pouvoir politique.

La marchandisation de la vie a réduit toute forme de vie (naturelle/artificielle, matérielle/ immatérielle, réelle/virtuelle) à une marchandise dont la valeur est déterminée sur le marché par l’échange en termes monétaires. Le marché est devenu l’espace social dans lequel est fixé le prix de toute chose. Il est animé par la recherche de l’optimisation de l’utilité individuelle des acteurs en présence. La rivalité et l’exclusivité pour  les biens et les services les plus rentables constituent les processus à travers lesquels la valeur est “convenue”. Dans le marché, la vie n’a plus aucune valeur absolue, tout est paramétré en fonction de sa financiarisation (rentabilité financière), y compris le travail humain qui, par ailleurs, est souvent considéré comme moins rentable que les outils technologiques et certaines ressources naturelles. Ainsi, le travail a perdu sa place centrale au cœur du vivre ensemble. Les sources de revenu et de la richesse sont ailleurs. Dans le marché, il n’y a pas de droits, ni de justice sociale, ni de démocratie. Le droit à la sécurité sociale pour tous a perdu de sa légitimité. Tout au plus, les groupes aujourd’hui dominants sont prêts à mettre en place une nouvelle forme d’assistance sociale, à savoir l’octroi d’un revenu minimum de base sans système de sécurité générale financée par l’État. En outre, le démantèlement de l’État social et, en particulier, du système de travail, s’effectue de plus en plus par décrets gouvernementaux sans la participation des parlements. Deux décisions ont joué un rôle pivot dans la marchandisation de la vie, du bien-être et de la richesse : la brevetabilité du vivant (USA 1980, Union Européenne 1998) et la services publics essentiels à la vie (à partir des années ’80).

La technologisation de la société a transformé le sens du temps et de l’espace, en laissant miroiter le dépassement des frontières biologiques, humaines et naturelles. Deux principes dogmatiques ont été promus lois : “tout ce qui est techniquement possible doit être fait” ; “toute innovation technologique qui trouve des investisseurs contribue à la croissance économique et au bien-être collectif”. Dès lors, le pouvoir de fixer l’agenda des priorités sociétales a été transféré aux innovateurs technologiques, notamment dans le domaine biologique et de l’information. Et puisque la finance dicte les taux de rapidité et d’intensité des innovations technologiques, la finance étant elle-même devenue une activité hautement technologisée, les “logiques” financières sont, une fois de plus, devenues les logiques régulatrices du devenir de nos sociétés.

Résultante, en bonne partie, des deux groupes de facteurs précédents, la globalisation prédatrice et guerrière du monde s’est imposée, à partir des années ’80, comme la principale “force de changement”. Il s’est agi, essentiellement, de  la  globalisation  de l’économie capitaliste dominante. On a assisté ainsi à la globalisation des marchés, des entreprises, des capitaux, des transports, des communications… au nom des principes de libéralisation, de dérégulation, de privatisation, de financiarisation et de compétitivité. Une globalisation se traduisant par l’accaparement et la prédation par les acteurs les plus forts (les multinationales américaines, européennes et jadis japonaises, mais maintenant aussi chinoises et indiennes) des ressources de la planète dans le cadre d’une surexploitation des ressources humaines. Une globalisation qui a fortement accéléré les dévastations de la nature et conduit la vie de la Terre et de ses habitants à atteindre des limites planétaires critiques (changement climatique mais aussi armes nucléaires, bactériologiques et chimiques).

Cette globalisation et les fortes avancées technologiques dans le domaine militaire ont joué en faveur d’une nouvelle vague de militarisation du monde. L’industrie militaire figure désormais parmi les principaux secteurs rentables de l’économie globalisée irriguant quasiment tous les domaines économiques. Faire la guerre ne répond plus seulement à l’objectif d’éliminer l’ennemi. On fait la guerre car elle produit d’énormes revenus financiers aux producteurs et commerçants d’armes (légaux et surtout illégaux parmi lesquels figurent les principales banques du monde). La globalisation prédatrice et guerrière du monde est l’ennemi explicite de la démocratie.

Dans le contexte que nous venons de décrire, il est évident que la conséquence majeure des changements a été la privatisation du pouvoir politique. À l’ère où l’on constate que la condition humaine et la condition de la vie en général sont mondialisées, les pouvoirs publics (les États et les organisations internationales gouvernementales telles que l’ONU) ne possèdent plus le pouvoir politique réel. Le fait aggravant, c’est qu’ils ont perdu un tel pouvoir non pas parce que les sujets privés le leur ont ôté mais parce qu’ils ont eux-mêmes décidé de le transférer aux puissances privées globalisées via les libéralisations, les dérégulations, les privatisations, les financiarisations, la compétitivité. L’expression “gouvernance économique globale” résume bien le sens de la transformation. De fait, on ne parle plus de gouvernement.

DANS QUELLES DIRECTIONS ET PAR QUELS CHEMINS PEUT-ON RÉINVENTER LA DÉMOCRATIE ?

À la lumière de ces analyses et conclusions, et dans un souci de brièveté, je pense qu’il faut donner la priorité à quatre chemins de libération.

Libération, avant tout, de nos sociétés de leur soumission à la domination des pouvoirs financiers. Si, par exemple, les décisions publiques dans les domaines agroalimentaire et sanitaire sont principalement déterminées par les grands groupes multinationaux grâce à la brevetabilité du vivant et non par des parlements libres, réinventer la démocratie passe par un changement profond, sans compromis, du système financier actuel, véritable prison de la vie de l’humanité et des autres espèces vivantes. Il faut enlever à la finance la souveraineté politique mondiale qu’elle exerce sur l’agenda du devenir de la vie. Parmi les mesures à prendre :

  • re-publiciser les Banques centrales et les principales banques de crédit et d’épargne en transformant ces dernières en principaux instruments au service de l’économie, des biens communs  publics et du bien commun des sociétés. A cette fin, renouveler les caisses d’épargne coopératives et mutualistes ;
  • donner force et vigueur à des systèmes financiers locaux (au niveau des communes, des “régions”) spécifiquement adaptés aux situations et nécessités locales, répondant ainsi à la vraie fonction de la finance qui est celle d’assurer les liens entre l’épargne et les investissements locaux, c’est-à-dire des ménages et des entreprises des communautés urbaines, des zones rurales, des régions. Les initiatives possibles sont multiples et font déjà objet d’expériences novatrices de démocratie locale et horizontale ;
  • abolition des paradis fiscaux et du secret bancaire au-delà des droits à la vie privée ;
  • mise en place à l’échelle locale et mondiale de systèmes de contrôle sur les mouvements de capitaux, les marchés des devises, les transactions financières au millionième de seconde.

Libération, ensuite, de nos sociétés de la prison dans laquelle elles ont été enfermées par la marchandisation, la monétarisation et la privatisation des biens et services communs essentiels a la vie et au “bien vivre ensemble”. A cette fin, la priorité doit être donnée, pour commencer :

  • à la reconnaissance de l’eau, des semences, de l’énergie solaire et de la connaissance en tant que biens communs publics mondiaux non aliénables, étroitement liés à la garantie et à la promotion des droits humains universels et du droit à la vie des autres espèces vivantes ;
  • à l’inscription de cette reconnaissance dans les constitutions de nos pays et dans les statuts des communes et des villes ;
  • à la création, d’une part, au niveau des collectivités locales de “conseils de la sécurité des biens communs publics” composés de citoyens et, d’autre part, au niveau mondial, du “Conseil de sécurité des biens communs publics mondiaux”.

Libération aussi de nos sociétés de la militarisation du monde qui tue toute possibilité démocratique dans les relations entre pays, en ce compris les “pays amis” faisant partie d’alliances militaires telles que l’OTAN. La Belgique ne décide pas de sa politique étrangère. Elle est obligée de suivre les choix opérés par la puissance dominante de l’OTAN, ce qui explique que des citoyens belges sont à la guerre en Afghanistan ou en Irak. Réinventer la démocratie à l’ère de la mondialisation de la condition humaine  et des interdépendances passe, en Europe, par la promotion d’une politique de la non-violence, de systèmes de défense et de service civils, et par le retrait de l’OTAN et la signature de traités internationaux pour le désarmement.[1]

Libération enfin, de nos sociétés de leur assujettissement à la culture de l’inégalité, de l’inévitabilité de l’appauvrissement des autres, du vol de la vie, illustré par l’existence de milliards de personnes appauvries, exclues, bafouées, niées par les enrichis et les dominants. Il n’y a pas de démocratie dans l’inégalité et l’exclusion.

Comment et par qui entamer ce quatrième chemin de libération ? Je suis promoteur, avec d’autres amis et groupes en Italie, en Argentine et au Chili, et j’espère, bientôt, en France, de l’initiative “Déclarons illégale la pauvreté” (DIP).[2]

L‘utopie à réaliser a été et reste la principale force de changement dans l’histoire humaine.


[1] Le dernier en date a été signé par 122 pays de l’ONU, le 7 juillet dernier, mais la Belgique ne peut pas le signer car elle est membre de l’OTAN !

[2] Une analyse détaillée des buts et des projets de la DIP se trouve sur le site www.banningpoverty.org. Pour d’autres détails, voir aussi la partie finale de mon ouvrage Au nom de l’humanité. L’audace mondiale (Couleur Livres, 2015).

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