LA JUSTICE TRANSITIONNELLE, ENTRE RÉDEMPTION ET PARDON. NE SONT-ILS ENCORE QUE DE “TRISTES TROPIQUES ”?

par | BLE, Justice, SEPT 2019

La justice post-conflit (jus post bellum), aussi appelée la justice transitionnelle, n’est-elle aujourd’hui rien de plus qu’un énième discours, un sombre voile aux systèmes d’aliénation morale et des vertus d’hier? Sur les pas de celles et ceux qui en ont fait l’amère expérience, nous ne constatons que trop de tribulations et que trop peu de succès !

L’épouvantail d’un chaos actuel ou prochain est agité à gauche comme à droite au nom de toutes les causes et dans toutes les directions. À ces chaos, l’on propose tous les diagnostics et tous les remèdes. Une folie tous azimuts pour réparer, qu’importe ce qui est brisé… Parmi ces remèdes, certains sont destinés aux “moments de transition” post-conflits, au nombre desquels la justice transitionnelle (JT). Avancer, transiter vers le mieux (toujours… aveugles, jamais ne nous viendrait l’idée que nous nous rapprochons simplement du chaos que nous craignions tant!), c’est réclamer plus de justice, toujours plus, et qu’importe ce que nous mettons dans ce signifiant vide, ô combien rassurant. Précisons que ces moments de transition sont invariablement ailleurs, ceux des autres, de ceux qui n’aspirent qu’à devenir comme nous, qui n’aspirent qu’à nos démocraties représentatives asphyxiées, poussiéreuses. La JT est donc cette solution que nous avons fait grand cas de promouvoir partout pour sortir les autres de leur chaos.

La justice criminelle traditionnelle est, en effet, perçue comme ineffective pour prendre en charge les crimes et les tourments sociétaux post-situations conflictuelles en raison de l’envergure et de la complexité — crimes de masse — des problèmes à résoudre. Qui plus est, les enjeux dépassent le cadre strictement légal. Des problèmes socio-économiques profonds sont souvent liés aux cycles de violence passés et au chaos post-conflits. Problèmes nécessitant des réponses sociopolitiques qu’aucun cadre légal n’est conçu pour pleinement fournir. Il en est de même des diverses blessures psychiques difficilement traitables légalement. La JT se présente alors comme une solution tout indiquée, la solution de l’équilibre entre les besoins légaux et les besoins sociopolitiques. Dans cette optique, elle prend une place de plus en plus centrale et, au tournant du 21e siècle, elle s’est assuré l’institutionnalisation symbolique nécessaire pour devenir incontournable.

Ce qu’est la Justice Transitionnelle reste toutefois une nébuleuse regroupant une panoplie, toujours ouverte, de solutions et de mécanismes. En ce sens, le Secrétaire général des Nations Unies nous la définit comme ce qui : “Englobe l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Peuvent figurer au nombre de ces processus des mécanismes tant judiciaires que non judiciaires, avec (le cas échéant) une intervention plus ou moins importante de la communauté internationale, et des poursuites engagées contre des individus, des indemnisations, des enquêtes visant à établir la vérité, une réforme des institutions, des contrôles et des révocations, ou une combinaison de ces mesures1.

Et ce qu’est une exaction tout comme les processus et mécanismes légitimes restent ouverts à interprétations. Ici, nous interrogerons certains aspects qui nous semblent, étrangement, participer à l’impression (ou réalité, c’est selon) de chaos qui partout règne, alors même que la Justice Transitionnelle se veut un “miraculeux” remède à ces problèmes.

DU FOL ESPOIR DES TRAÎNE-MISÈRES

De préciser que la Justice Transitionnelle est à la fois une jeune, et moins jeune, conception de la justice et solution pour transiter d’une situation chaotique à une autre qui se veut ordonnée, harmonieuse et surtout démocratique. Les premiers à la tester, telle que nous l’entendons aujourd’hui, sont les États sud-américains lors de leurs transitions post-dictatoriales dans les années 1980. Cependant, la plus connue de ces entreprises reste celle qu’a vécu l’Afrique du Sud postapartheid, notamment avec la Commission véritéréconciliation sous l’égide de l’Archevêque Desmond Tutu en 1995. Depuis, la Justice Transitionnelle a définitivement acquis ses lettres de noblesse et s’est imposée comme la solution idoine à qui veut transiter vers un avenir meilleur  : diffusée partout, tous les continents en font l’expérience. Toutefois, le miracle ne semble pas si miraculeux. De plus en plus de voix s’élèvent et dénoncent les accrocs, si ce n’est l’échec, de la Justice Transitionnelle 2.

De fait, bien que son bilan soit plus que mitigé, professionnels comme scientifiques ne la remettent pas fondamentalement en question. Plutôt, elles et ils tentent de mieux “quantifier” et “qualifier” ses succès et ses échecs afin de comprendre le pourquoi de ses lacunes. Souvent, les conclusions sont similaires.

Les succès sont limités en raison de la diversité des mécanismes dont les effets diffèrent. Effets qui peuvent être incompatibles les uns avec les autres, d’où les failles et les résultats mi-figue mi-raisin. L’autre grand obstacle, souvent dénoncé, est l’absence, ou du moins l’insuffisance, de volonté politique de la part des autorités locales ou internationales pour assurer la bonne conduite du processus. En tous les cas, les critiques, comme les moins critiques, pointent du doigt l’incapacité de la Justice Transitionnelle à durablement enrailler les cycles de violence, à permettre l’émergence de sociétés post-transition moins minées par les fractures économiques, sociales et raciales.

L’Afrique du Sud fait cas d’école à cet égard. La nation arc-en-ciel postapartheid a parié sur la JT pour un avenir meilleur: les violences systémiques, les clivages de races et de classes, ainsi que les traumas du passé allaient être dépassés. Aujourd’hui, force est de constater que cet espoir, non seulement ne s’est jamais concrétisé, mais pis, s’éloigne, dans l’esprit du moins de celles et ceux qui n’ont plus foi en la promesse postapartheid. En effet, l’Afrique du Sud connaît de nouveaux relents de violence, de nouvelles frictions sociales et crispations sociopolitiques. Le constat que font nombre de Sud-Africains est affligeant  : rien n’a changé. Plutôt, un changement de forme a bien eu lieu, mais cela n’a pas entraîné les changements structurels et de fond promis et espérés. Des centaines de milliers de personnes sont toujours parquées dans des townships avec des conditions de vie misérables, confrontées à la violence et avec peu d’espoir de voir leur situation s’améliorer.

Autre exemple, le Rwanda peine à se reconstruire et enrayer les divisions qui minent sa société. Beaucoup craignent encore les fantômes du passé et, derrière le lustre d’élections libres, le Front patriotique rwandais (FPR) tire les ficelles et contrôle en grande partie le système politique. En Asie, le Timor Leste, indépendant depuis 2002, connaît nombre d’affres socio-économiques qui se manifestent par des crises alimentaires récurrentes. En 2017, le taux d’insécurité alimentaire touchait 50 % de la population 3. Ces situations de crises politiques et socio-économiques concernent plusieurs autres régions qui ont misé sur la Justice Transitionnelle pour se sortir des cycles de violences et de pauvreté qui ont marqué leurs hiers pleins de motifs espoirs de meilleurs lendemains.

Ces insuccès de la Justice Transitionnelle ne sont-ils que le résultat de contingences ? Ou bien est-ce là quelque chose d’inscrit à même son ADN? Le recul nous apprend qu’elle est probablement gâtée depuis le début. Les études indiquant que le processus ne répond pas aux besoins socio-économiques des populations sont légion. Pis, les mécanismes de la Justice Transitionnelle sont souvent, pour ne pas dire toujours, accompagnés de politiques de dérégulation des économies nationales qui n’avantagent que celles et ceux ayant déjà les moyens de prendre part à l’économie néo-libérale mondialisée 4. À la transition politique est donc adjointe une transition économique qui ne manque pas de participer et de pérenniser les précarités économiques et les inégalités sociales.

FEMMES, PARDONNEZ !

Autre problème de la Justice Transitionnelle  : le sort des femmes, majoritaires dans les processus de Justice Transitionnelle. Elles sont survivantes soit parce qu’elles ne prennent pas part directement aux combats, quand combat il y a, soit parce qu’elles sont sciemment gardées en vie, plus utiles en tant qu’“esclaves”, souvent parce qu’elles survivent aux maris et fils morts ou disparus. Or, la Justice Transitionnelle s’articule avec plusieurs “pratiques”, dont le pardon : une société réconciliée est une société qui a su pardonner. Toutefois, ce concept mérite d’être interrogé. Outre la possibilité de colères justes que plusieurs avancent5, et qui s’opposent à l’idée de pardon, d’autres pointent son caractère aliénant. Le pardon, qualité “féminine”, est un acte, dans nos structures sociales patriarcales, particulièrement encouragé auprès des femmes.

En mettant le pardon en avant n’est-on alors pas en train de reproduire les violences des structures patriarcales ? La Justice Transitionnelle ne participe-t-elle pas ainsi à renforcer l’aliénation et la dépolitisation des femmes ? Ne devientelle pas une arme d’oppression de l’arsenal patriarcal ? Siphiwe Ignatius Dube constate une représentation négative de la femme qui refuse de pardonner, de la femme qui refuse de dissoudre sa souffrance individuelle dans le canevas de la souffrance collective 6. Cette centralité du pardon, et de ses vertus réconciliatrices et rédemptrices, n’est-elle finalement qu’une énième sécularisation des vertus et des morales théistes qui n’ont, au fil du temps, que participé à l’assujettissement des femmes et des minorités ?

ET LES NOBLESSES D’ÉTAT ?

Nonobstant, la JT fait des heureux. Elle a permis à certains de cimenter leurs positions de domination. Il semble, en effet, que les élites locales, celles qui se sont emparées des sièges du pouvoir après la chute des anciens régimes, bénéficient des processus transitionnels. Ces nouvelles élites, qui avec leurs supporters internationaux, mettent en place ces processus voient leur capital symbolique, leur légitimité est-ce à dire, accru, et par là leurs positions de domination sociopolitique et économique confortées et renforcées. C’est ainsi que l’Afrique du Sud a vu naître une élite noire qui n’a rien à envier à la blanche. Une nouvelle élite qui tient les rênes du pouvoir et qui, aujourd’hui, participe au maintien de larges pans de la population, tout autant si ce n’est plus victime de l’infamie qu’a été l’apartheid, dans une misère certaine. Au Rwanda, même constat : pour beaucoup, la Justice Transitionnelle n’a été qu’“un outil de domination d’un petit groupe pour consolider son pouvoir et accroître ses richesses” 7 .

De plus, ces groupes, étant ceux qui implémentent la Justice Transitionnelle, en contrôlent le déroulement. Or, l’un de ses objectifs, outre réconcilier la société et permettre la transition vers un avenir moins chaotique, est de reconstituer une mémoire collective, une histoire nationale, qui puisse servir de ligament au corps social. Et, étant donné leur situation privilégiée, ces élites ne manquent pas de se donner le beau rôle dans cette histoire, se posant comme les héros d’hier et de demain. L’histoire actuelle du Rwanda présente le FPR comme l’âme survivante de la nation qui n’use de la violence que dans l’intérêt du peuple rwandais 8 . De même, l’ANC sud-africaine est présentée comme le seul groupe qui peut se réclamer de la lutte antiapartheid, et ce, même si d’autres entités ont tout autant sacrifié à cette lutte.

CONCLUSION

Au regard de ces éléments, et nous pourrions en relever d’autres encore, la Justice Transitionnelle, comme nombre de mécanismes juridiques et para-juridiques, semble ignorer ses fondements. Fondements qui participent à en faire, malgré elle, un acteur premier des chaos actuels, elle qui se voulait remède à ceux d’hier. Anatole France, dans Le Lys rouge, écrivait : “la majestueuse égalité des lois […] interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain9 . Et comme cette loi, la JT, dans son grand souci de justice, ignore les injustes dont elle accouche comme les sources des violences auxquelles elle entend s’attaquer. Ce sont peut-être les séculaires morales qui l’habitent qui, en amont, sont les responsables de ses dérives. Ou bien est-ce le paternalisme non-réflexif qui mine ses mécanismes et ses succès? Quoiqu’il en soit, il s’avère qu’aujourd’hui un regard critique s’impose pour la faire réchapper au triste dessein qu’elle semble partager avec cette aveugle justice de “la loi” qui ne tonne que pour renforcer les croissantes inégalités que connaissent nos sociétés.

Pour ouvrir cette réflexion critique qui se fait de plus en plus urgente, je me permets de rappeler que nous, élites intellectuelles habitant ces tours d’ivoire qui ont accouché de la JT, sommes probablement les premiers responsables de cette amaurose. Il est peut-être temps pour nous, surtout nous “juristes gardiens de l’hypocrisie sociale” 10 – humanistes et laïques comme aucun – de nous défaire de nos arrogances comme des séculaires morales qui empoussièrent nos esprits. Sans quoi, il se pourrait que nous ne puissions réchapper aux apories que nous constatons, impuissants.


1 “Rapport du secrétaire général des Nations Unies sur le rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit”, (CS NU, août 2004), p. 4.

2 Geoff Dancy et al., “Behind Bars and Bargains: New Findings on Transitional Justice in Emerging Democracies“, International Studies Quarterly 63, no 1 (2019)  : 99  ; Bronwyn Leebaw, “The Irreconcilable Goals of Transitional Justice”, Human Rights Quarterly 30, no 1 (2008) : 95.

3 von Grebmer Klaus et al., “Global, regional, and national trends”, in 2017 global hunger index: The inequalities of hunger (Intl Food Policy Res Inst, 2017), p. 17; Voir aussi : Simon Robins, “Challenging the Therapeutic Ethic: A Victim-Centred Evaluation of Transitional Justice Process in Timor-Leste”, The International Journal of Transitional Justice, 2012, 1.

4 Zinaida Miller, “Effects of Invisibility: In Search of the ‘Economic’ in Transitional Justice”, International Journal of Transitional Justice 2, no 3 (2008): 266.

5 Brudholm cité par Siphiwe Ignatius Dube, “Transitional Justice Beyond the Normative: Towards a Literary Theory of Political Transitions”, International Journal of Transitional Justice 5, no 2 (2011): 183.

6 Ibid.

7 Timothy Longman, Memory and Justice in Post-Genocide Rwanda (Cambridge University Press, 2017), p. 186.

8 Ibid, p. 56.

9 Anatole France, Le lys rouge (Paris: Calmann-Lévy, 1894), p. 118.

10 Pierre Bourdieu, “Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective”, in Normes juridiques et régulation sociale, éd. par François Chazel et Jacques Commaille (Paris: LGDJ, 1991), 95.

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