LIVRE-EXAMEN : LA COURSE À LA PERFORMANCE. REGARDS CRITIQUES DE LA PHILOSOPHIE SUR LA SANTÉ

par | BLE, Economie, SEPT 2016

Auteurs : Gilbert Larocheville et Françoise Courville – éd. Beauchesne – Paris – 2016

La performance des techniques biomédicales ne cesse de nous émerveiller. Parallèlement, les systèmes de santé sont confrontés à des défis majeurs : le vieillissement de la population et la mercantilisation poussée à l’extrême. Cet ouvrage, fruit de la collaboration entre un philosophe et une professionnelle de la santé, nous propose des clés pour concilier la logique du toujours plus avec la nécessaire et fragile “reconnaissance de l’unicité, de la singularité du patient en souffrance”.

Août 2016. Les yeux de toute la planète sont rivés sur le Brésil : les Jeux Olympiques, les médailles, les records et les exploits des sportifs sont célébrés et commentés amplement. Les performances des athlètes se décomptent en millièmes de secondes, millimètres, tours… pulvérisant les limites de ce que nous croyions, jusque-là, humainement possible.

En même temps, mais sans doute plus discrètement, une avancée majeure en médecine est annoncée dans la revue Scientific Reports : “des patients paraplégiques ont recouvré certaines sensations et le contrôle partiel de leurs jambes”. Déjà le coup d’envoi de la Coupe du Monde de football 2014 avait été donné par un paraplégique équipé d’un exosquelette.

Deux exemples de performances ayant marqué notre histoire immédiate où “l’extraordinaire devient ordinaire” et où, entre stupéfaction et espoir, nous attendons, chaque jour et face à chaque problème, que la technologie apporte une solution efficace, accessible, immédiate, durable et définitive.

Nos expectatives sont de plus en plus grandes et, en plus, il semblerait que nous ayons perdu notre capacité à attendre. Point de patients ! Nous tentons de trouver de nouvelles manières de désigner ceux et celles qui bénéficient des soins : clients ? partenaires de soin ? Or “Chacun de ces termes représente un euphémisme qui sublime la charge d’une idéologie, la permutation évolutive des mots étant des leviers de légitimation et de persuasion pour imposer une symbolique” (p. 69).

Dans La course à la performance, l’interrogation et le dévoilement des effets de l’idéologie gestionnaire opèrent comme fil rouge pour répondre à la question du sens, évacuée par la performance et ses mécanismes d’aplatissement et de simplification de la complexité humaine : “La performance peut être vue comme le trope de la puissance, l’emblème du triomphe de l’idéologie gestionnaire dans sa prise de contrôle du symbolique.” (p. 11)

DISCOURS DE LA PERFORMANCE ET TRIOMPHE DE L’INGÉNIERIE

Définir la performance et comprendre pourquoi et comment est-elle devenue presque une fin en soi exige une prise de distance avec la primauté de la raison et avec la croyance du progrès sans limites : “Amorcé dès la fin du XVIIIe siècle, l’enracinement de la notion de performance dans la culture occidentale procède largement d’un oubli de cette limite. Il doit être situé, en effet, dans l’épicentre d’une vision de l’histoire comme dépassement incessant : hier n’était qu’une pâle ébauche du moment présent, demain sera mieux qu’aujourd’hui ! L’optimisme tendit le ressort de cette croyance ; il fut estampillé d’une confiance sans retenue en la capacité de la raison à dénouer tous les problèmes de la vie humaine. Ainsi, une culture sûre d’elle-même forgea un discours sur l’exclusion des obscurantismes qui la précédaient et sur le sentiment d’ouvrir une nouvelle ère où tout allait devenir possible” (p. 18).

A l’heure où le progrès sans limites se heurte aux constats d’épuisement des idées, des ressources et des normes,[1] il devient salutaire d’approcher de manière critique les concepts moteurs de notre mode d’organisation en société. Ainsi, au travers du premier chapitre de l’ouvrage, nous découvrons à la fois les promesses de la culture de la performance, ses problèmes et ses pièges pour nous amener à observer qu’elle fait “discipline sans en avoir l’air” (p.31), organise, mesure, facilite et accélère les processus, élargit les capacités de réponse, permet de planifier et de prévoir et invite au dépassement et à l’accomplissement de soi.

Pour toutes ces raisons, c’est au sein des systèmes de santé qu’elle devient de manière la plus évidente la référence, la justification et le but ultimes, notamment à l’heure où les découvertes et les innovations sont devenues des banalités quotidiennes.

Mais, précisément parce qu’elle s’impose comme une évidence, la performance nous oblige à éveiller notre esprit critique car “La métaphysique la plus redoutable, c’est toujours celle qui, se cachant derrière l’innocence des choses, inhibe toute prise de recul” (p.32). Vigilance nécessaire mais difficile à éveiller d’autant plus que dans le cas présent, “elle tente de faire l’économie de la question du sens, obnubilée par la suffisance de la puissance, par la tyrannie du fonctionnel” (p. 33).

DIGNITÉ HUMAINE ET QUÊTE D’UNE TRANSCENDANCE

Face à ce nouveau dogme qu’est la performance, “l’irruption de la dignité humaine […] signe plutôt l’impuissance qui est désormais la nôtre à bâtir un sens commun”. Comme si, à défaut de grandes utopies, nous étions obligés d’équilibrer l’extraordinaire puissance de nos prouesses technologiques par l’humilité dans nos prétentions anthropologiques. Ainsi, nous nous rattachons à “une idée régulatrice qui, pour faire consensus, se limite à décliner a minima les attributs que confère la seule appartenance à l’espèce” (p. 11).

Plus précisément, dans le champ de la santé, cette exigence d’humanisme survient parallèlement à “l’apparition de situations inédites” qui “repoussent les limites de l’intervention sur le corps” et qui “met l’intégrité physique de la personne à l’épreuve par l’ingénierie génétique, par la “révolution biologique”, comme si la science médicale, devant le spectacle de ses propres innovations, n’avait pas encore trouvé la morale de sa pratique” (p. 37).

Paradoxe d’une époque de toutes les promesses et de tous les risques, c’est aussi d’une manière critique qu’il faudrait appréhender cette exigence de “dignité humaine” dont le langage “exige que la personne soit appréhendée en toutes circonstances comme une fin échappant au calcul mathématique du marché et de l’économie” (p. 12), mais qui peut aussi être marquée par la “déferlante conservatrice où se mêlent des références religieuses, des allégories bibliques, une attitude opposée à la science, voire une politique carrément rétrograde” (p. 38).

Cette approche critique et constructive de la dignité humaine nous amène à penser la relation de soin dans son évolution, de l’Antiquité à nos jours, pour en saisir les fondements dont la confiance entre soignant et soigné, la réciprocité de l’acte de guérison et la motivation qui en découle pour les soignants et qui semble faire défaut dans un contexte où seule la rentabilité (forme particulièrement désincarnée de la performance) semble compter.

L’APOTHÉOSE DE LA PERFORMANCE : L’URGENCEÈ

Dans le “modèle industriel à haut débit” de nos systèmes de santé, la cadence des actes posés et des rencontres entre soignants et soignés s’accélère. Ce rythme effréné peut s’expliquer par les “avancées technologiques, par les prouesses médicales, par la multiplicité d’interventions nouvelles qui relevaient autrefois de l’impensable deviennent routinières” (p. 72), mais également par l’augmentation de la demande de soins (due au vieillissement de la population), par les contraintes budgétaires et la rareté du personnel dans la plupart des secteurs de la santé.

En plus de ces facteurs matériels, des nouvelles manières d’être semblent nous propulser dans la culture de l’urgence où l’on devient incapable d’“envisager l’attente, [de] vivre l’espérance, car elle enlève le droit de cité à la notion d’avenir. Ce temps institué du vertige et de la vélocité en toutes choses, dont l’impact se traduit dans toutes les sphères de la vie au nom de l’indiscutable supériorité du pragmatisme et de l’efficacité, s’ordonne désormais comme un substitut fonctionnel à l’antique notion du bien commun.” (p. 78)

Nous nous attendons désormais à être soignés et guéris tout de suite, sans patienter. Nous estimons souvent que, pour être en bonne santé, nous avons droit à bénéficier de ce que la médecine offre de plus performant : équipements sophistiqués, examens minutieux mais aussi approche institutionnelle et désincarnée de la prise en charge de nos maux. Un soignant avec lequel nous nouerions une relation particulière ne nous inspire peut-être pas autant confiance.

L’ouvrage se positionne du point de vue des soignants, attirant leur attention sur les dérives et les dangers d’une pratique de la médecine axée sur la performance. Or, il nous semblait que, du point de vue des soignés, il serait peut-être également possible de développer une approche critique. Dans ce sens, nous nous demandions si notre obsession de l’urgence n’influencerait pas notre perception de ce qui est “bon” pour nous soigner et n’expliquerait pas, peut-être en partie, la sur- sollicitation par les usagers des services de soin et d’approches médicales où la technologie semble prépondérante[2] au détriment d’approches et de pratiques plus “modestes” du point de vue technologique, mais faisant la part belle aux compétences relationnelles des soignants, à leurs capacités de prise en compte de la personne dans sa singularité et des réflexes préventifs plutôt que curatifs.

Les Jeux Olympiques derrière nous, nous redescendons sur Terre, à nos performances personnelles, plus que probablement sans médaille et sans podium. Après la lecture de cet ouvrage, la tentation est grande de laisser au placard sa “montre intelligente” et d’arrêter de mesurer ses exploits journaliers (nombre de pas parcourus, courses et autres circuits sportifs).
Car, si pour les systèmes de santé, l’obsession de la performance entrave le sens critique, il est fort probable qu’il en soit de même pour les individus.


[1] Nous avons développé ce constat dans le cadre du Festival des Libertés 2013 consacré aux “ressorts de l’engagement”.

[2] L’engorgement des urgences hospitalières en serait la manifestation la plus spectaculaire.

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