LE RÔLE DES NOUVEAUX MÉDIAS DANS LA FORMATION DE L’EXTRÉMISME VIOLENT

par | BLE, JUIN 2016, Technologies

La lutte contre la radicalisation et le recrutement en ligne préoccupe nos responsables politiques. Tout récemment (mai 2016), le Ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, a déclaré vouloir engager vingt agents supplémentaires au sein de la nouvelle unité de police (actuellement dix agents) chargée de lutter contre la propagande islamiste en ligne et de censurer les contenus djihadistes. Le même qui, avec la Politique scientifique fédérale, a commandité la recherche ici évoquée. Les recommandations de cette étude sont-elles prises en compte par ceux qui l’ont commanditée ? Le déploiement de moyens dans le sens de la censure est-il efficace selon les chercheurs ? Voici quelques éléments de réponse dans cette tentative de synthèse qui dépasse, par ailleurs, les préoccupations liées au rôle des nouveaux médias pour s’attacher aux causes et recommandations d’ordre plus structurel.

Pour les chercheurs de l’étude, cette dernière est utile puisqu’elle complète les recherches majoritairement concentrées sur l’analyse du contenu des sites extrémistes ou l’évolution de la communication. La présente étude se penche en effet davantage sur le rôle des “nouveaux médias sociaux (NSM)” dans le processus de radicalisation violente. Elle examine, plus précisément, l’effet de l’exposition au contenu extrémiste via les NSM sur l’extrémisme chez les adolescents  belges.  Le recueil des données s’est fait par une enquête quantitative (sondage en ligne, par exemple) et qualitative via des entretiens avec des jeunes extrémistes (de gauche, de droite et de l’activisme religieux).

LES MOTIFS ET L’IDÉOLOGIE : DE “FAUSSES” CAUSES

Il apparait que de nombreux motifs et raisons sont utilisés pour justifier et légitimer des actes de violence politique par ceux qui les commettent. Par exemple, la violence politique peut être engagée pour installer la sharia en Europe, pour établir un état nationaliste ‘blanc’, pour renverser l’élite capitaliste, pour exiger l’égalité des droits, pour libérer les animaux de laboratoire, pour sauver les enfants à naître, pour se débarrasser des migrants, etc. Or, “les motifs ne sont pas et ne peuvent être des causes de la violence politique. Les motifs expliquent pourquoi il est important d’atteindre un certain objectif, mais ils n’expliquent pas pourquoi une action spécifique, à partir de plusieurs possibilités, est choisie pour atteindre cet objectif. Ils sont des conditions nécessaires mais non suffisantes pour expliquer l’action”. L’idéologie n’est pleinement apprise et intégrée qu’après avoir rejoint un groupe extrémiste et n’est donc pas un facteur principal ou premier menant à la radicalisation et à l’extrémisme violent. Au lieu de se concentrer sur les motifs et l’idéologie, les chercheurs invitent à porter l’attention “sur les problèmes structurels, les processus de groupe et les contraintes individuelles perçues comme étant le véritable terreau de la radicalisation violente”. Les raisons qui poussent à joindre des groupes extrémistes sont souvent de nature sociale et basées sur des sentiments  d’indignation et de désarroi. Pour répondre aux besoins des personnes qui recherchent  l’inclusion sociale, qui souffrent de l’assignation à résidence identitaire et qui vivent des injustices, les groupes extrémistes offrent un fort sens identitaire, une réponse politique militante à l’injustice et un sentiment d’appartenance, voire un foyer chaleureux. Bref, ils utilisent un discours de polarisation d’autant plus attractif que les éléments qu’ils offrent ne peuvent être trouvés dans le reste de la société. Cette absence de lien initial avec l’idéologie est soulignée par la recherche qui montre que, dans les zones où les individus ont un accès facile à la criminalité organisée qui offre des réponses similaires à ces besoins, l’extrémisme politique ou religieux est absent.

LES NOUVEAUX MÉDIAS SOCIAUX : INFLUENCE DIFFÉRENTE SELON UN USAGE “PASSIF” OU “ACTIF”

Lors des entretiens, les extrémistes ne désignent pas les NSM comme une cause car ils sont principalement utilisés comme une ressource utile, un outil qui permet une recherche d’information et une communication avec des personnes partageant les mêmes idées, recherche et communication qui se poursuivent presque toujours hors ligne. Les NSM sont utilisés pour se tenir à jour et organiser des réseaux. Pour les personnes ayant une faible propension vers l’extrémisme violent, la radicalisation serait peu probable via le seul canal des NSM. Autre chose serait l’utilisation active des NSM avec des objectifs extrémistes. Concernant les adolescents, le danger ne réside donc pas dans les NSM eux-mêmes mais chez ceux qui veulent visiter certains sites et qui souhaitent communiquer avec des extrémistes. C’est pourquoi, pour les chercheurs, “dans la prévention de la radicalisation violente, il est essentiel d’empêcher les adolescents de devenir attirés par l’extrémisme violent. Pour ce faire, une attention doit être portée aux causes structurelles de l’extrémisme violent”.

CAUSES STRUCTURELLES DE L’EXTRÉMISME VIOLENT

D’après les recherches, le sentiment d’injustice serait une cause structurelle déterminante dans l’explication de l’extrémisme violent. Une analyse confortée par les profils sociodémographiques des extrémistes : de milieux aisés à pauvres, d’instruits à analphabètes. Or, le sentiment d’injustice peut être présent dans tous les groupes sociaux et toutes les couches de la société et “détenir un fort pouvoir explicatif quant à la violence politique”. Des éléments d’injustice peuvent être trouvés dans différents aspects de la vie des individus : la situation personnelle de l’individu, les aspects sociaux, politiques et économiques de la vie et dans les contacts avec les autorités. “Les résultats ont clairement montré que les éléments de faible intégration sociale, de discrimination perçue à la fois du groupe et de l’individu et la perception des autorités comme étant injustes et par conséquent illégitimes contribuent grandement à la violence politique. Les résultats montrent clairement l’importance de la confiance envers les autorités dans la prévention de l’extrémisme violent et, par-là, la nécessité de rétablir cette confiance parmi les populations à risque”.

Des recherches antérieures montrent que les groupes “minoritaires” et “majoritaires” attachent la même importance à la justice procédurale. Les autorités de police sont perçues négativement par tous les répondants et quasi tous ne les perçoivent pas comme légitimes. La situation est problématique car elle rend difficile la coopération des populations à risque pour identifier les groupes extrémistes et prévenir la radicalisation. En d’autres termes, “l’application  du droit strict, sans attention aux sensibilités culturelles et/ou actions musclées de la police peut, en fait, augmenter le risque de l’extrémisme violent parce que cela crée un cynisme par rapport à la loi au sein des groupes minoritaires qui sont pointés du doigt. La même chose est vraie pour les politiques et les mesures spécifiques axées sur un groupe particulier (exemple : interdire le voile à la place d’une interdiction de tous les signes religieux). Cela sape la volonté de coopérer avec la police et de participer à des actions citoyennes visant à réduire les comportements déviants. Par conséquent, les politiques doivent prêter attention à ce problème et doivent travailler sur l’amélioration des perceptions générales de confiance et de légitimité des autorités, et répondre plus spécifiquement aux perceptions des actions injustes et partiales de la police”.

LES RECOMMANDATIONS DE L’ÉTUDE

Les recommandations formulées ne concernent que la prévention de la radicalisation. Pour la “déradicalisation”, d’autres recherches seraient nécessaires. D’emblée, les chercheurs rappellent qu’en ce qui concerne la réduction de la violence chez les jeunes en général, seuls les projets commençant par la prévention à un stade très précoce sont efficaces sur le long terme. Ils insistent aussi sur la nécessité d’aborder la prévention via “des groupes généraux” et d’éviter de viser spécifiquement les jeunes à risques de radicalisation.

La politique de prévention est à développer tout d’abord sur un axe général : “les politiques sociales et les initiatives existantes devraient être renforcées, en particulier dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de l’intégration” en rappelant le rôle de la faible inclusion sociale, de la discrimination perçue et du sentiment d’injustice comme terreau de l’extrémisme violent.

En ce qui concerne les environnements virtuels traditionnels passifs (des sites Web et des forums qui ne sont pas extrémistes par nature bien que du contenu extrémiste peut y être présent), les résultats de l’étude indiquent qu’ils permettent de  confronter le discours extrémiste à des points de vue différents, ce qui pourrait jouer un rôle pour empêcher la radicalisation. De plus, les interactions sur ces sites et forums refléteraient l’interaction dans la vraie vie. Ainsi “censurer et contrôler serait une perte de temps et de ressources”. Quant aux environnements virtuels actifs, si la fermeture des sites permet d’envoyer un signal fort,

l’efficacité d’une telle mesure est remise en question pour les adolescents qui sont déjà impliqués dans une propension à l’extrémisme violent : “les stratégies de prévention ciblant ses sites ne sont probablement pas pertinentes compte tenu du fait que leur public a déjà contourné la phase préalable de la radicalisation”. De nombreuses discussions tournent autour de l’utilisation de contre-discours  pour la prévention de  la radicalisation en ligne. Selon la présente étude, ceux-ci ne seraient utiles que dans un environnement virtuel passif. Dans les environnements “actifs”,  les  personnes ont déjà trouvé leur ‘bonne réponse’ et les tentatives de contre-discours risquent de confirmer le récit extrémiste.

Les mesures les plus importantes sont à prendre dans une perspective de rétablissement de la confiance envers les autorités. Pour ce faire, le moyen le plus efficace est “de sensibiliser les fonctionnaires, et en particulier, la police. Pour ce faire, nous recommandons qu’ils soient mis au courant de l’existence et de l’importance de   la perception de méfiance et d’injustice, de la façon dont leurs actions contribuent à ces perceptions et de la meilleure façon de réagir dans certaines situations”. Plus précisément, il est important “que les policiers soient formés à la façon dont l’interaction avec les diverses populations devrait se dérouler, à reconnaitre les situations potentiellement sensibles et à la meilleure façon de gérer ces dernières. Ceci est évidemment vrai pour les autres travailleurs publics”.

Ce focus ne signifie pas que d’autres éléments menant à des sentiments d’injustice doivent être ignorés. Les chercheurs insistent sur l’attention à porter à la réflexion critique des jeunes permettant aux jeunes de “devenir des individus autonomes et confiants intellectuellement, avec une forte conscience démocratique”. Il s’agit de travailler les conditions du débat et de développer la compréhension de notre système politique. Un des enjeux étant d’aider les jeunes à reconnaitre l’injustice
et à apprendre comment réagir et changer leur situation. À cet égard, la recherche internationale a démontré que le sentiment d’injustice est particulièrement fort au sein de l’environnement scolaire. Un lieu pourtant fondamental pour déployer des stratégies de prévention, comme dans le chef d’autres professionnels tels les travailleurs sociaux.

POUR CONCLURE SANS CLORE

Il nous parait important de confronter ces résultats et recommandations à nos pratiques dans le champ de l’éducation permanente. Comme Henri Bartholomeeusen le rappelait[2], dans le débat sur la “radicalisation” de l’émission “Libres Ensembles”, nous nous devons de remettre les valeurs en perspective avec les conditions socio-économiques, faisant ainsi écho aux causes et réponses structurelles de l’étude. L’insistance sur la prévention résonne aussi avec nos préoccupations lorsqu’elle est mise en lien avec l’importance de stimuler la réflexion critique et la lutte contre l’injustice sociale. À ce titre, rappelons que dans le secteur de l’aide à la jeunesse, la prévention consiste justement à “réduire la quantité globale de violence qui échappe aux regards et aux sanctions, qui s’exerce au jour le jour, […] et qui est, en dernière analyse, le produit de la “violence inerte” des structures économiques et des mécanismes sociaux relayés par la violence active des hommes”.[3] La réflexion critique et la prévention permettent alors, pour reprendre les analyses de Bill Bufford sur les Hooligans, un travail de subjectivation qui implique “la mise en œuvre d’une distance créative”, une subjectivation “aidée par tous les décalages qui font qu’individu ne peut totalement s’identifier à aucune activité, aucune appartenance, aucune relation sociale” – tout en pouvant s’impliquer en elles – l’activité, l’appartenance, la relation sociale. “La subjectivation est une montée vers soi-même comme porteur de droits. Cette montée n’est nullement réservée aux plus instruits ou aux plus puissants”.[4] C’est à l’action sociale d’offrir “aux individus et aux groupes en difficulté de subjectivation un support suffisamment efficace, de telle façon que le passage d’une figure du sujet à l’autre ne prenne pas la forme d’un enchainement irréversible et fatal”.[5] La possibilité de participer à ce que
Guattari appelle un “groupe-sujet” peut se révéler déterminante : le groupe sujet est celui qui n’est ni totalement déterminé par une loi externe ni totalement soumis à une loi interne (comme la loi du plus fort).

Cette approche est partagée par Bruxelles Laïque à travers ses analyses, ses réflexions critiques, ses outils d’émancipation, ses expérimentations politiques. La plupart de nos activités cherchent à s’attaquer à l’injustice et au sentiment d’injustice qui est au centre des préoccupations de l’étude : séances publiques sur ces questions, ateliers d’expression citoyenne en prison, groupe solidaire d’expression citoyenne, ateliers d’enquête politique sur le travail social, cycle “internet citoyen”, formations sur les conditions du débat, formations spécifiques “vos droits face à la police”, cours d’alphabétisation, accompagnement à l’emploi, médiation de dettes, médiation interculturelles, etc. Les défis restent nombreux, le nôtre est sans doute de diversifier et décloisonner davantage les publics auxquels nous nous adressons. De travailler avec eux et non seulement pour eux.


1 Synthèse d’une recherche menée par l’université de Gand (L. Pauwels) et l’UCL (F. Brion) : www.belspo.be/belspo/fedra/TA/synTA043_fr.pdf

2 www.libresensemble.be/les-reponses-de-la-laicite-face-aux- risques-de-radicalisation/20/12/2015/

3 Avis n°50 du Conseil Communautaire de l’Aide à la Jeunesse (CCAJ)

4 Cité par Jean Blairon dans “Radicalisation, prévention et milieu ouvert” (in Intermag, www.intermag.be/images/stories/ pdf/rta2015m09n1.pdf)

5 Jean Blairon, ibidem.

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