L’ÉMOTION OÙ L’ÊTRE EN MOUVEMENT

par | BLE, MARS 2016

À la frontière de la parole, les émotions se révèlent difficiles à analyser. Victimes de polysémie, leurs expressions sont souvent perçues négativement tandis qu’il sera socialement plus acceptable de “rester maître de ses émotions”. De nombreuses contributions dans divers champs de la psychologie (clinique, cognitive, etc.) ou de la psychanalyse sont encore en cours en vue d’éclaircir les notions d’émotions, de sentiments, d’affects et leurs articulations. Nous tenterons brièvement de dégager les conditions de leurs manifestations et nous nous interrogerons sur leurs fonctions, leurs effets et leurs prédominances éventuelles dans notre vie quotidienne.

Schématiquement, à partir d’une situation ou d’un événement, nous sommes amenés à éprouver des sensations, des affects plaisants ou déplaisants. Un sentiment subjectif s’en dégage et nous conduit à exprimer une émotion. Ainsi, l’état affectif positif ou négatif que nous ressentons, révélera une émotion qui nous est singulière et extraite de notre expérience. Il semble qu’il faille déjà distinguer ce qui relève de ce que nous ressentons et de ce que nous sommes capables d’exprimer en termes d’émotions. Entre les deux, un traitement et une évaluation de ce qui se vit passe par le prisme de notre expérience.

Certains s’accordent à catégoriser les émotions en “émotions de base”[1] : joie, tristesse, peur, colère, mépris, dégoût et surprise. A partir de cette base, un lexique non exhaustif vient s’y greffer. Ces émotions sont considérées comme un processus adaptatif utile à notre survie qui nous prépare à l’action et nous pousse parfois à devoir “agir sous le coup de l’émotion”. Prenons l’exemple de “ la peur” qui peut nous préparer à fuir.

Ces émotions de bases sont universelles quant à leurs expressions faciales que nous pouvons aisément décoder. Notre corps est un vecteur de notre état émotionnel et vient communiquer, signifier au regard des autres un type de comportements précis : le timbre et l’intonation de notre voix, pâlir ou rougir, transpirer, notre posture générale… Ce qui nous intéresse à ce stade, c’est qu’à partir d’une telle communication, l’émotion prend tout son sens au point que nous sommes capables de l’identifier et de la “substantiver”. C’est en ce sens que les émotions sont à la frontière de la parole ou encore se situent à l’intersection entre l’expression du corps et du langage. Nous sommes d’ailleurs parfois invités ou encouragés selon, à “laisser parler nos émotions”.

Les émotions font ainsi lien avec notre rapport au monde externe et interne. Elles informent également sur notre façon d’appréhender ces mondes ou encore comment nous les comprenons, comment nous y réagissons et participons. Et c’est dès le plus jeune âge que notre entourage vient donner sens à ce que nous percevons, ressentons et expérimentons. La traduction par le langage est essentielle car l’espace de parole ainsi créé est un espace où l’Autre peut venir exister et construire son identité. Nos émotions sont un des nombreux substrats de notre identité en même temps qu’elles nous confèrent un sentiment d’appartenir à un groupe plus vaste qui les partage à l’identique et où nous sommes reconnus comme individus à part entière.

Dès lors, le rôle de la parole est prépondérant. Et c’est peut-être cet espace de parole qui est aujourd’hui en faillite ou plutôt notre incapacité à créer des espaces où chacun puisse se raconter, parler et partager sur ce qu’il ressent et comprend du monde mais aussi comment souhaite-t-il s’y projeter ou même le réinventer.

LES ÉMOTIONS DANS L’ESPACE VIRTUEL – JE “LIKE” ET JE “TWEET”, DONC J’EXISTE !

Bombardés par un flux incessant d’informations, les réseaux sociaux créés depuis une dizaine d’année ont déployé des espaces de communication et d’échange pour y réagir. Nous en avons déduit que pour exister dans ces espaces, il fallait à tout prix exposer au plus grand nombre possible ce que nous pensons ou plutôt nos réactions. Ce flux qui ne cesse de croître nous entraîne dans l’effondrement de la pensée ou du moins de l’analyse de ce qui y est exhibé.

Certains réseaux permettent de limiter les réactions à leur plus simple expression. Le “j’aime” de Facebook donne dans notre civilisation du “clic” l’occasion pour l’individu d’exprimer instantanément son état émotionnel et temporairement de se sentir exister et appartenir à une grande communauté d’“aimant” par réaction en chaîne. Ce règne de l’immédiateté et de l’instantanéité s’exportent dans tous les espaces et nous contraint comme pour Tweeter[2] à illustrer et à réduire nos réactions à 140 caractères.

Jouer sur ces limites représente d’énormes avantages. Devancez l’exercice de l’analyse critique de l’individu et il passera plus rapidement à autre chose… au “j’aime” et au “retweet” suivant. Les annonceurs liés étroitement à ces réseaux détiennent une quantité d’informations liées aux préférences des utilisateurs pour les guider sur leurs futurs choix de consommation. Les émotions sont pour eux comme un levier dans les prises de décision. Accéder à la sphère émotionnelle de l’individu pour passer la porte de l’anticipation de ses choix est comme avoir découvert le graal de l’influence. Les émotions sont devenues une ressource financière dans l’espace virtuel du “big data” et se vendent à prix d’or auprès des publicitaires et des opérateurs du commerce en ligne.

La logique d’immédiateté et le sentiment d’urgence qu’induisent ces réseaux réduisent dans le même temps les espaces de débats jusqu’à les faire disparaître. Il n’y a plus lieu de remettre en question ce qui existe à travers un “j’aime” qui réduit dans le même temps à une lecture binaire ce qui se déroule sous nos yeux.

LES ÉMOTIONS DANS L’ESPACE PUBLIC

Ces derniers années et plus récemment encore, l’espace public a été le théâtre de différents drames qui ont provoqué des sentiments d’effroi, de stupeur et une vague d’émotion sans précédent. Aux lendemains des attentats du 11 septembre à New York, le journal Le Monde intitulait son éditorial : “Nous sommes tous Américains” (2001, J-M Colombani). L’effondrement des deux tours avait suscité un élan de patriotisme sans précédent. En janvier 2015, le slogan “Je suis Charlie” créé dans le pas des attentats visant la rédaction de Charlie Hebdo exprimait entre autre un sentiment d’appartenance. Le slogan est rapidement devenu un symbole de reconnaissance mutuelle et de rassemblement. Suite aux derniers attentats de novembre 2015 à Paris de nombreux rassemblements ont eu lieu à travers le monde.

Mais si les émotions nous rassemblent, elles peuvent également ouvrir le champ à des décisions qui peuvent venir à leur tour bouleverser notre vie quotidienne ou du moins questionner les droits des citoyens. Le Patriot Act a été adopté seulement 44 jours après les attentats du 11 septembre 2001. La loi relative au renseignement a été examinée en mars 2015,[3] soit un peu plus de deux mois après l’attentat de Charlie Hebdo à Paris et plus de deux mois après les attentats de novembre de la même année, le gouvernement français vient d’inscrire dans la constitution l’état d’urgence.[4] Coulés dans la constitution, ces mesures prises dans l’urgence pourront adopter un caractère permanent. Quelles que soient les bonnes et les mauvaises raisons de ces nouvelles lois, elles auront fait l’économie de réels débats et d’échanges.

L’expression des émotions est donc l’occasion d’évaluer notre rapport au monde et notre compréhension tant du monde externe que de notre monde intérieur. En somme, elles nous procurent le sentiment d’exister. A l’intersection du monde des affects et de la parole, les émotions détiennent cette faculté de nous rassembler et, dans le même temps, de nous rendre unique. Et pourtant, sous peine d’y être complètement assujettis, l’expérience qu’elles nous invitent à partager doit pleinement s’intégrer à d’autres espaces. Sans quoi, elles deviendraient l’unique mode de gestion et d’organisation de nos échanges tout en étant le moyen de contrôler nos choix et nos décisions. Dès lors, il est vital de cultiver des espaces où la parole de chacun puisse exister et être reconnue au-delà de la simple expression des émotions.


[1] Matsumoto, D., & Ekman, P. “Basic emotions”. In D. Sander and K.R. Scherer (Eds.). Oxford Companion to Emotion and the Affective Sciences. Oxford University Press, 2009. cité dans http://cms.unige.ch/fapse/EmotionLab/pdf/Cop- pin%20&%20Sander%20(2010).pdf.

[2] Le réseau Twitter projette d’augmenter à 10 000 caractères l’espace de réaction. Quant à Facebook, l’entreprise teste déjà un projet d’extension de la gamme de réactions par des “émojis” plus variés.

[3] La loi a été promulguée en juillet 2015.

[4] L’état d’urgence prévoit l’application de mesures exceptionnelles en termes de renseignement, de perquisitions, de contrôle du contenu des médias, de manifestation et de rassemblement public, etc.

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