Depuis 1989, le droit à la participation et l’expression des jeunes est un droit consacré par l’article 12 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE).[1] Par là, il est entendu que chaque enfant, chaque adolescent a le droit d’être entendu et d’exprimer son opinion sur toute question le concernant. La réforme du décret de 2018 relative au code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse dédie une attention particulière aux questions de participation et d’expression des jeunes, tant au niveau des mesures qui les concernent que dans les structures qui les accompagnent.
Cet article prend corps dans nos pratiques de terrain, nous sommes travailleuses sociales au sein d’une AMO[2] bruxelloise. Depuis plusieurs années, nous travaillons à accompagner et à valoriser la parole des jeunes, via l’expression radiophonique. C’est donc en partant de ce point de vue, que nous tenterons de faire un retour sur nos pratiques, nos réflexions et nos observations quant à l’expression d’une parole politique chez les jeunes, mais également quant à la place laissée ou non, au sein de certaines institutions de l’Aide à la Jeunesse. Une attention particulière sera donnée à nos expériences collectives radiophoniques en Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ).
Depuis quinze ans, le projet d’expression Samarc’Ondes tend à donner la parole aux jeunes à travers le média radiophonique. Initialement, le projet a été pensé en réponse au manque d’espace pour les jeunes dans les médias plus traditionnels en vue de déployer leurs pensées et leurs points de vue dans toute leur complexité. Afin de se donner toutes les chances d’appréhender toutes les nuances, nous avons opté pour un format long qui se traduit par des émissions d’une heure. Celles-ci sont diffusées sur notre audioblog et sur radio Campus.[3]
Le projet se décline principalement autour de deux axes. Le Carnet de route consacre une grande place à l’individualité du jeune et à son parcours de vie. Il est le fruit d’une rencontre entre un jeune et un éducateur. Quant aux émissions collectives, elles cherchent à offrir un espace de parole libre où les jeunes peuvent faire l’expérience d’une parole qui se construit collectivement. Ce processus favorise les capacités d’écoute, d’argumentation, de nuance ainsi que de confrontation d’idées et de vécus. Les jeunes sont mis au centre du dispositif d’expression en choisissant les thématiques et les sujets de société qu’ils souhaitent ou non aborder. En vue de l’enregistrement et de la diffusion, un temps de préparation est organisé afin de creuser et d’approfondir les thématiques choisies par les jeunes. Nous avons remarqué que ce moment permet également à certains jeunes, moins en phase avec l’expression verbale, de formaliser leur pensée et d’oser prendre la parole dans une dynamique de groupe. Cependant, nous n’imposons pas d’obligation à la participation. Deux animatrices veillent à maintenir un cadre d’expression et d’écoute contenant, ainsi qu’une attention accrue aux dynamiques de groupe afin que chacun trouve sa place. Si ce projet vise avant tout à valoriser l’expression des jeunes via une émission radiophonique, il ne peut pas se limiter à cette seule finalité.
En effet, le processus de participation, de réflexion, de mise en mots d’une pensée critique et d’une expérience collective visant à se forger des opinions dans un collectif est tout autant important. Dès lors, le déroulement de l’animation permet de déployer une profusion d’idées, un certain « dire vrai » en amont de l’enregistrement. Afin de garantir un cadre d’expression libre pour ces jeunes, au regard des multiples réalités sociales et organisationnelles existantes, nous demandons à nos partenaires institutionnels de ne jamais évaluer, noter ou utiliser les propos des jeunes réalisés durant les émissions radiophoniques et les préparations.
Loin de réserver ces émissions collectives aux seuls jeunes fréquentant notre service, nous avons à cœur d’offrir ce dispositif d’expression aux multiples jeunesses et institutions par lesquelles ils transitent : que cela tant du cadre scolaire à la fête de quartier, qu’aux centres fermés ou tout simplement aux groupes de jeunes auto-formés. Afin d’offrir une radiographie des jeunesses qui soit la plus représentative des diverses réalités sociales composant notre société, nous portons une attention particulière aux voix des jeunes les plus invisibilisées. En effet, nous pensons que ces voix-là doivent être doublement entendues et valorisées ; et que c’est notamment à travers celles-ci, par les réflexions, les positions singulières et les questionnements qu’elles suscitent, qu’elles nous permettent à nous, adultes, animateurs, éducateurs, citoyens de mieux cerner les enjeux de société actuels et les dynamiques de pouvoir qui s’y jouent.
UNE PAROLE LIBRE EN SECTION FERMÉE ?
La réalisation d’émissions en IPPJ et plus particulièrement en section fermée pose des questions fondamentales quant au cadre d’expression libre et à la faculté sociétale d’entendement d’une parole politique chez des jeunes ayant commis des faits qualifiés infractions, qui sont mis en marge de la société par un dispositif d’enfermement temporaire.
La particularité dans ces institutions fermées est que toute parole et tout acte des jeunes, y compris les entretiens psychologiques, peuvent être utilisés pour des objectifs éducatifs, mais aussi à des fins évaluatives relatives au placement du jeune.[4] Ce cadre institutionnel nous a donc poussés dans les interstices de l’institution afin de garantir un espace de parole plus libre. C’est grâce à la confiance de certaines directions, mais surtout grâce à la collaboration des conseillers laïques que nous avons pu inscrire ce projet d’expression libre à l’intérieur des murs de l’IPPJ. En effet, les cours de religion et de morale laïque sont les seuls espaces au sein de ces institutions où la parole des jeunes ne peut être soumise à une quelconque évaluation. Plus pratiquement, au niveau des émissions individuelles, un studio mobile a été aménagé dans une camionnette afin d’offrir une bulle, mais surtout un espace de confidentialité (safe) pour ces jeunes au sein de l’institution.
Au niveau des émissions collectives, les conditions d’animation et de réalisation pratiques se négocient à chaque nouvel enregistrement. Certains lieux mettent à notre disposition une salle sous forme d’aquarium, nous offrant ainsi la possibilité d’être seules et en confidentialité avec les jeunes, tout en maintenant un système de surveillance visuelle…
DE LA DIFFICULTÉ DE SORTIR DES ÉTIQUETTES…
Dans un contexte sociétal où les jeunes ayant commis des faits qualifiés infractions sont généralement étiquetés comme des délinquants et stigmatisés dans l’opinion publique,[5] un des enjeux majeurs à travers les émissions radiophoniques est de donner à entendre et à comprendre la complexité des trajectoires de ces jeunes et de permettre à l’auditeur de se rendre compte de l’adolescent et du sujet politique qui se cache derrière ces étiquettes si vite établies. À un niveau plus micro, nous avons pu observer, lors de la réalisation de nos émissions, un retournement du stigmate[6] chez certains jeunes. Ainsi, lorsque ces jeunes sont amenés à s’exprimer, ceux-ci peuvent, parfois, les brandir comme un étendard. Si la dynamique du retournement du stigmate peut permettre dans une certaine mesure de faire face aux dynamiques de réprobation et de stigmatisation de la société, il peut néanmoins contribuer à enfermer le jeune dans une spirale d’estime de soi plus négative. Tout l’enjeu réside, alors, pour l’équipe d’animateurs dans sa capacité à subtilement faire glisser le jeune de la position de “se la raconter” à ”se raconter” en tant que témoin de sa réalité sociale et politique. Si l’IPPJ aborde déjà, largement, la question de la responsabilité des jeunes quant aux faits commis, il nous semble pertinent de nous positionner pour favoriser le déploiement d’une pensée critique, pour comprendre les réalités diverses pouvant se nicher derrière ces jeunes et les accompagner dans l’expression et la considération de leur parole, y compris dans sa puissance politique. La question de l’anonymat de ces jeunes, lors des diffusions radiophoniques, pourrait être perçue comme paradoxale, voire contradictoire, à la démarche d’une expression libre et d’une parole politique. Cette contrainte du système judiciaire de la jeunesse permet, entre autres, que la parole de ces jeunes ne soit pas réutilisée a posteriori par d’autres instances judiciaires. À cet effet, le choix d’un blaze par les jeunes, nous a semblé le meilleur bricolage afin de porter leurs voix tout en palliant à ces différentes contraintes.
Enfin, certaines émissions radiophoniques réalisées avec les jeunes peuvent être diffusées à leur sortie de l’institution ; les jeunes disposent, toutefois, d’une copie de l’enregistrement et peuvent la partager avec leur entourage ou avec l’équipe éducative s’ils le souhaitent.
DES THÉMATIQUES QUI TOUCHENT AUX FONDAMENTAUX DES LIMITES DE NOTRE MODÈLE DE SOCIÉTÉ…
Nous ne pouvons résumer la complexité et la diversité des sujets abordés par ces jeunes, tant dans les émissions individuelles que collectives – nous vous invitons à les écouter sur notre site www.samarcondes.be – mais nous remarquons qu’une large part de leurs propos s’articule autour de questions relatives au système judiciaire pour mineurs, à la question de l’enfermement, de l’école, des violences policières, des inégalités sociales, du racisme mais aussi autour de sujets tels que les liens avec la famille, avec les amis, les amours, les rapports de genre ou encore l’espoir d’un autre monde et d’une vie plus douce. Au niveau des émissions collectives, le choix de certaines thématiques influence grandement la dynamique de groupe. Certains sujets se révèlent être beaucoup plus explosifs que d’autres. Nous pensons notamment à la question des violences policières qui mobilise une très grande colère et des fortes charges émotionnelles. Nous assistons parfois, lors des préparations, à des moments de paroles brutes. Notre posture, dans un premier temps, est d’en prendre acte et de l’entendre pour, dans un second temps, accompagner le jeune à formaliser ses propos afin qu’ils soient audibles lors des diffusions radiophoniques. Ces faits-là nous remettent également en question sur les surdités et les dysfonctionnements de notre société.
RETOUR D’EXPÉRIENCES ET PISTES DE RÉFLEXION AUTOUR DE NOS PRATIQUES
La réalisation d’émissions collectives avec différents groupes de jeunes et différents partenariats institutionnels, nous amène à nous questionner de manière plus large sur la notion de citoyenneté des enfants et des adolescents et sur ses avatars sociaux. Bien qu’elle commence à être au cœur des politiques publiques, particulièrement, au sein du secteur de l’Aide à la Jeunesse, elle n’en demeure pas moins nébuleuse par son caractère polysémique et protéiforme, comme nous le rapporte Stéphanie Gaudet.[7] Si la CIDE reconnaît bel et bien des droits d’expression et de participation aux adolescents quant aux décisions publiques les concernant, et les pense, comme des sujets de droit égaux, dans une certaine mesure, aux adultes, il conviendrait de nous interroger, d’une part, sur la manière dont les institutions de l’Aide à la jeunesse, de la Jeunesse, de la Culture, de l’Enseignement et du monde psycho-social pensent et laissent place à une citoyenneté différenciée et non-formelle, ainsi que sur la manière dont les adolescents se pensent et s’investissent socialement et politiquement.
À ce sujet, Stéphanie Gaudet nous invite à penser la citoyenneté substantive – à entendre comme une citoyenneté qui part des pratiques sociales – des adolescents en tension avec la citoyenneté formelle et statutaire. Si nous observons parfois, au travers de nos émissions radiophoniques, une certaine forme de désenchantement quant au système électoral et à la politique institutionnalisée, nous n’en observons pas moins un foisonnement d’idées, de colère, de révolte, mais aussi de réflexions et de pistes d’actions quant aux manières de gérer la Cité et de penser les environnements. Si notre projet radiophonique collectif a pour vocation de donner la parole aux jeunes, principalement via l’expression verbale comme outil politique, il n’en reste pas moins que nous ne pouvons que nous questionner quant au modèle sociétal et institutionnel mis en place et quant à sa capacité à s’ouvrir, à entendre et à reconnaître, d’une part, la parole des jeunes et d’autre part, les multiples formes de leurs pratiques politiques.
[1] https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/crc.aspx
[2] Une AMO est un service d’actions en milieu ouvert, organisé dans le cadre de la prévention de l’Aide à la Jeunesse. C’est un lieu d’accueil, ouvert et non-mandaté où tout jeune, jusqu’à 22 ans, quelle que soit sa situation sociale ou administrative peut demander un accompagnement. Celui-ci peut revêtir plusieurs formes, que cela soit un accompagnement individuel ou collectif, comme intra ou extramuros. L’axe communautaire a pour objectif de mettre en place des projets visant à améliorer les multiples environnements des jeunes.
[3] https://www.radiocampus.be/
[4] Caroline Saal, “Samarc’ondes : quand les jeunes prennent le micro !”, Prospective Jeunesse, numéro 88, décembre 2019.
[5] Dominique de Fraene, Jenneke Christiaens et Carla Nagels, “Le traitement des mineurs délinquants. Justice restauratrice et centre d’Everberg”, Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 1897-1898, no. 32-33, 2005, p. 5-74.
[6] Jacinthe Mazzocchetti, “L’intériorisation du stigmate de la délinquance comme violence.”, La revue nouvelle, numéro 12, décembre 2008 p. 50-55.
[7] Stéphanie Gaudet, “Introduction : citoyenneté des enfants et des adolescents”. Lien social et Politiques, numéro 80, 2018, p. 4–14.
Photo : unsplash.com-©Jason Rosewel