Couramment, nous entendons ou nous échangeons des discours sur les conséquences, pour les personnes âgées, du lien social tel qu’il a évolué dans nos sociétés occidentales. On s’interroge sur ces familles qui ne seraient pas assez présentes pour leurs aînés, sur ces voisins qui vivraient dans l’indifférence de l’autre, sur la société en général qui, par son désintérêt, laisserait les “vieux” à leur misère. Dans cet article, je m’engagerai plutôt à aller au-delà de ces propositions. Cela à deux égards. Tout d’abord, en déconstruisant la nature monolithique de ces représentations, par la confrontation aux faits, aux chiffres et au vécu des acteurs sociaux de la solidarité familiale. Ensuite, en explorant les potentialités d’inclusion de la société contemporaine, à travers l’émergence de différents modes de réinvention de la solidarité.
LE LIEN SOCIAL AUJOURD’HUI : L’ABANDON DES PERSONNES ÂGÉES ?
Que pouvons-nous dire de la représentation commune selon laquelle nous vivons dans une société qui produirait des êtres “fidèles à l’esprit individualiste, celui du ‘Me first’, du ‘souci de soi’” ?[1] De cette image, d’une société composée de membres assumant de “dire ‘je’”, dans un “monde social ‘qui aurait’ changé de centre de gravité : des lois supérieures (le service de Dieu, de l’Etat, de la famille…), il se tourne vers l’individu et le culte de soi” ?[2]
Exposons d’emblée un chiffre : voilà plusieurs années que les chercheurs l’ont montré : près de 80 % de l’aide à un proche vieillissant est assumée par son entourage familial.[3] La famille est ainsi le plus grand pourvoyeur de soin dans le grand âge. Ce soin concerne les aides instrumentales (par exemple faire les courses, gérer les questions administratives, conduire chez le médecin), mais aussi le soutien moral ou émotionnel (passer du temps ensemble, échanger, partager un loisir). Il peut consister en de la recherche d’informations et de la coordination des aides professionnelles, ou plus rarement en des aides financières.
On est ainsi loin de l’image selon laquelle la famille se désintéresse du sort de ses aînés. Lorsque l’on va à la rencontre des familles[4], on y trouve en effet des individus concernés et investis dans le quotidien de leur proche vieillissant. Ce qui se joue, au sein de la famille contemporaine, n’est donc pas tant de l’ordre du désintérêt que de la négociation, de l’articulation de cet investissement avec d’autres principes ou sphères d’engagement.
La place des enfants, notamment, à l’égard de leur parent âgé, peut se résumer par la proposition suivante : “ni indifférence, ni sacrifice”.[5] C’est-à-dire que ces enfants déclarent vouloir répondre présents pour leur(s) ascendant(s), mais sans pour autant que cela empiète sur leurs autres engagements familiaux et professionnels, ou que cela se fasse au détriment de leur stabilité personnelle et conjugale. Pour les descendants, le “souci de soi”, l’individualisme se marquerait alors moins dans l’indifférence vis-à-vis du parent âgé que dans la recherche d’un équilibre ; celui d’un souci de soi et d’un souci de l’autre qui devraient, tous les deux, trouver une juste place dans leur vie.
On le constate : réfuter la thèse d’un abandon des familles ne consiste donc pas non plus à tomber dans une antithèse caricaturale, qui dresserait le portait de proches entièrement et irrémédiablement dévoués au vieillissement. Le vécu des aidants familiaux est plutôt celui d’une négociation, d’une articulation à la recherche d’une harmonie plus ou moins aisée ou possible à atteindre, selon le contexte et les circonstances…
Si l’on veut nuancer encore davantage le propos, il est en outre utile de rappeler que, derrière la notion de “famille”, se cache en fait “une nucléarisation de l’aide et des soins” : autrement dit, un “rétrécissement des responsabilités au sein de la parenté élargie”.[6] La famille nucléaire (conjoint-e et enfant-s) pourvoit aux principaux aidants, là où le reste du groupe
familial – la parenté élargie – se montre plus discret (neveux/nièces, cousins/cousines, etc.). N’oublions pas non plus que la majorité des aidants familiaux sont en fait des aidantes[7] : filles et belles-filles se consacrent bien plus au soutien que leurs homologues masculins. Cela se traduit par un volume plus important d’aides fournies, mais aussi par une présence plus centrale, généraliste et régulière des femmes, là où les hommes auront tendance à offrir un soutien davantage ciblé ou sporadique.[8]
À travers ces quelques données, on observe ainsi que les discours péremptoires sur la déliquescence présumée de la solidarité familiale ne résistent pas à la confrontation avec la réalité des chiffres et des expériences vécues par les aidants proches. Toutefois, s’il est trompeur de proclamer l’abandon des personnes âgées par les familles, il serait tout aussi incongru de déclarer qu’il n’existe aucune souffrance sociale dans le vieillissement. Affirmer que les familles sont bel et bien présentes pour leurs proches ne dit encore rien de ce que cela couvre, ou non, l’ensemble des besoins des personnes âgées (besoins matériels, pratiques et affectifs). Sans mentionner les situations, de plus en plus fréquentes, de personnes qui vieillissent isolées, sans famille, conjoint(e) ou enfant.
POUR UNE SOCIÉTÉ PLUS INCLUSIVE : DE LA NÉCESSAIRE RÉINVENTION DE LA SOLIDARITÉ
En effet, même lorsque la famille existe et apporte son aide à la personne âgée, il peut néanmoins subsister un sentiment de manque, variable selon la situation et les attentes propres à chaque individu. Du fait d’une carence en temps ou en moyens (freins financiers, distance géographique), d’une histoire familiale plus ou moins chaleureuse ou au contraire conflictuelle… la quantité et la qualité des échanges avec la famille peut laisser un goût de trop peu aux personnes âgées. De plus, dans les différentes sphères de sociabilité des individus, la famille est certes nécessaire, mais rarement suffisante, pour garantir la qualité de vie : relations de voisinage, relations amicales… sont chargées d’un sens, d’un soutien, d’une reconnaissance et de gratifications complémentaires à ceux de l’entourage familial. Et, lorsque la famille est inexistante ou absente, ces autres relations sociales sont d’autant plus significatives.
C’est dire l’importance que revêt la construction collective d’une société inclusive. De nombreuses initiatives se développent en ce sens. Elles visent à offrir aux personnes âgées un environnement physique et relationnel riche de la multitude des possibles, en matière de lien social. Ces initiatives fleurissent principalement au niveau local : activités intergénérationnelles, voyages organisés, petits services rendus par des bénévoles, sorties au théâtre ou au restaurant, fêtes de voisinage, aménagement des quartiers… Autant de démarches proposées par les pouvoirs publics ou le secteur associatif, à la faveur de la participation des aînés à la vie sociale.
En tant que coordinatrice des projets “solitude et vieillissement” de la Croix- Rouge de Belgique, je suis contributrice de l’une de ces initiatives. Depuis 2008, la Croix-Rouge a en effet lancé un projet de visites de courtoisie à domicile, par des bénévoles, à destination des personnes âgées qui se sentent seul-e-s. Ce projet met en contact une personne âgée et un bénévole, afin qu’ils partagent un moment de convivialité, toutes les semaines ou tous les quinze jours. Ce projet, comme tant d’autres, poursuit un objectif d’inclusion à travers la création de lien social.
Lien social, inclusion et solidarité : comment interpréter ces initiatives ? Entre enthousiasme et pessimisme, le discours des acteurs sociaux oscille. La première posture s’émerveille de ces initiatives et y voit le signe d’une société qui se (re) découvre solidaire. La deuxième posture, au contraire, interprète ces actions comme autant de démarches fragiles, voire vaines, destinées à sauver l’espèce menacée “solidarité”. Dans cette perspective, les innovations sociales en faveur des personnes âgées sont perçues comme de faibles tentatives de pallier aux conséquences d’un désintérêt massif à l’égard des aînés.
Il me paraît essentiel de rester prudent et de résister à la tentation d’encenser trop rapidement le passé comme l’avenir. Plutôt que le signe du déclin d’une société jadis solidaire, ou les prémisses d’un avenir radieux en terme de lien social, il me semble plus judicieux d’analyser ces initiatives sous l’angle de ce qu’elles disent de la solidarité dans ses formes contemporaines. Mon analyse de terrain serait alors que ces innovations sociales ne correspondent pas nécessairement à un “plus” ou à un “moins” de lien social, mais en tout cas, à une adaptation aux évolutions de celui-ci, dans la forme qu’il prend au quotidien.
De fait, le projet Croix-Rouge auquel je contribue, visites de courtoisie à domicile, est marquant en ce sens. Il met en contact bénévoles et personnes âgées, qui nouent des liens de reconnaissance mutuelle. D’aucuns l’ont déjà fait remarquer : cela ne se rapproche-t-il pas, par certains aspects, d’une visite amicale ou de voisinage ? Précisément. N’y aurait-il donc aucune plus-value dans la démarche ? Pas pour autant. Car l’une des contributions majeures du projet, pour ceux qui y prennent part, consiste dans la mise en relation. En mettant en contact une personne âgée qui souhaite recevoir des visites et un bénévole qui souhaite en donner, le projet permet en effet de franchir une barrière, celle du consentement : “cet autre avec lequel j’envisage de construire un lien, veut-il de cette relation ?”.
Nous sommes là au cœur du lien social tel qu’il se conçoit dans la société contemporaine : plus électif et plus affinitaire, il se veut choisi et non imposé.[9] Exception faite des relations au sein de la famille nucléaire, qui sont toujours régies en partie par un devoir auto-assigné, l’individu contemporain rejette l’idée de relations sociales contraintes. Au contraire, il privilégie les rencontres basées sur les affinités, le plaisir partagé, le choix libre et renouvelé de poursuivre les échanges.
Dès lors, les initiatives en faveur du lien social – que ce soit la Croix-Rouge ou toutes les autres – semblent être autant de médiums ou d’opérateurs adaptés à cette mise en lien contemporaine. Parce qu’elles introduisent l’une à l’autre des personnes ayant expressément manifesté leur consentement, elles offrent la garantie d’une relation choisie, libre et non contrainte. Elles permettent ainsi de “franchir le pas”, en s’économisant la crainte de s’imposer à l’autre, de le déranger, de susciter sa méfiance ou son rejet. Une récente étude le montre[10] : parmi les freins à l’exercice d’une solidarité de voisinage, les principaux relèvent du fait de ne pas “oser” se proposer, ou encore de rester distant faute de demande perçue de la part de la personne âgée.
Nos bénévoles le relatent eux-mêmes : s’ils participent au projet, c’est parce qu’ils veulent aider, mais qu’ils ne savent pas qui, ni comment. L’évolution de la société contemporaine irait, alors, peut-être moins dans le sens de la disparition de la solidarité que dans celui d’une solidarité qui se montre plus timide, car plus soucieuse de la liberté du donneur comme du receveur. Ainsi, l’indispensable construction collective d’une société plus inclusive ne passerait pas uniquement par la nécessité de susciter, d’entretenir et d’accroître l’élan solidaire. Elle passerait aussi par la multiplication des opérateurs, des médiums, des initiatives…visant à orienter une solidarité bel et bien présente, mais qui se cherche des lieux où s’exprimer.
[1] Michel Lacroix, “L’aventure prométhéenne du développement personnel”, in Xavier Molénat (éd.), L’individu contemporain. Regards sociologiques, Auxerre, Editions Sciences Humaines, 2006, p. 256.
[2] Jean-François Dortier, “Du je triomphant au moi éclaté”, in Xavier Molénat (éd.), op. cit., 2006, p. 5..
[3] Jeanine Loiselle, recension de l’ouvrage “L’aide par les proches : mythes ou réalités” (Louise Garant et Mario Bolduc), Nouvelles pratiques sociales, 1991, vol. 4, n°2, p. 225 – 228. .
[4] Ce que j’ai eu l’occasion de faire dans le cadre de ma recherche doctorale : Blanche Leider, Les relations parents-enfants dans le vieillissement : de la négociation aux pratiques de soutien. Une approche systémique, 2014.
[5] Blanche Leider, “Ni indifférence, ni sacrifice : la famille en soutien au parent âgé”, En question, revue du Centre Avec, 2014, n°110, p. 19 – 22.
[6] Francine Saillant, Renée B.-Dandurand, “Don, réciprocité et engagement dans les soins aux proches”, Cahiers de recherche sociologique, 2002, n°37, p. 26.
[7] Simone Pennec, “La politique envers les personnes âgées dites dépendantes : providence des femmes et assignation à domicile”, Lien social et Politiques, 2002, n°47, p. 129 – 142.
[8] Sarah H.Matthews, Tena Tarler Rosner, “Shared filial responsability : the family as the primary caregiver”, Journal of Marriage and Family, 1988, vol. 50, n°1, p. 185 – 195.
[9] Ségolène Petite, Les règles de l’entraide, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
[10] Balises, Journal des cadres d’Enéo, 2015, n° 51 : “Des voisins solidaires”.