LIVRE-EXAMEN : PRÉCARITÉ GÉNÉRALE. TÉMOIGNAGE D’UN RESCAPÉ DE L’UNIVERSITÉ

par | BLE, Education, Précarité

Charles Bosvieux-Onyekwelu. Paris, Éditions Textuel, 2023, 126 p.

Jean-François Grégoire – Bruxelles Laïque Echos

« Dans ce secteur [Enseignement Supérieur et Recherche – ESR], la précarisation a partie liée avec le fait que les contrats courts et les postes liminaires ont vocation à être renouvelés et multipliés, de sorte qu’« à une précarité-transition se substitue petit à petit une précarité-horizon » ».[1]

Cette analyse propose un compte rendu d’un témoignage issu du milieu universitaire français. Une mise en garde s’impose alors à nous : la Belgique fait encore bonne figure dans le monde universitaire (j’ai moi-même fait ma thèse en Flandres, dans de très bonnes conditions, pour être tout à fait transparent). Cela dit, le livre décrit un phénomène qui se généralise et que les universitaires belges connaîtront un jour où l’autre, de par l’impératif de mobilité et la compétition féroce qui existe pour les postes stables et non-précaires. L’ouvrage présente également des exemples tirés d’autres pays européens, pour illustrer justement une prise de conscience d’un contexte qui ne touche pas que la France et qui tend à se généraliser.

Le témoignage de Charles Bosvieux-Onyekwelu est très pertinent. Non seulement car il est récent, mais aussi car il parlera autant à celles et ceux qui ont connus les travers et les méandres du monde académique qu’aux néophytes. « Si je me suis finalement décidé à accepter cette entreprise, c’est notamment dans l’espoir que celles et ceux qui ont une vision tronquée de l’Université puissent s’en faire une idée un peu plus juste » (p. 11). L’auteur est sociologue de formation, ce qui teinte évidemment son propos. Cela dit, bien que l’on puisse être critique de l’école française en sociologie, le livre est d’ailleurs truffé de citations de Bourdieu et autres pontes de la discipline, l’analyse qui est présentée réussit à traduire une expérience intelligible, émancipée des biais qui peuvent parfois enfermer certains travaux dans un langage auto-référentiel et rédhibitoire. Le sujet de la précarité y est développé avec un langage très familier, ce qui fait bien sentir au lecteur le ras-le-bol énoncé à voix haute, que beaucoup pensent tout bas. « Je vends la mèche tout de suite : l’Université SHS (Sciences humaines et sociales) et sciences du vivant confondues… C’est un milieu professionnel dur, qui exploite beaucoup et que l’on intègre ou dans lequel on réussit en travaillant comme un dératé. Ce livre évoque le problème de la précarité grandissante qui sévit dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il le fait à partir d’une expérience personnelle informée et qui cherche à s’objectiver, exercice périlleux s’il en est […] Sauf que si ce livre parle, en un sens, de la fabrique de la science et des savoirs, c’est aussi un texte d’intervention et un exercice de « sociologie publique » » (p. 12-13). Fait à noter, l’auteur assume pleinement venir d’un milieu privilégié et il espère d’ailleurs que cela fera écho chez les décideurs, sans vouloir parler au nom des plus fragilisés, mais en mettant en lumière leur « galère ».

L’ouvrage est divisé en trois chapitres, allant du plus personnel au plus général. Le fil conducteur demeure cependant très clair et peut se résumer par un passage de l’introduction où l’auteur répond d’emblée à la critique qu’on pourrait lui adresser qu’il n’est pas vraiment précaire, en citant des métiers pénibles, qu’il n’a pas fait. « Mais si vous réduisez la précarité à cela, vous risquez de passer à côté de l’argument du livre. Celui-ci existe justement pour dire que le capitalisme et sa gloutonnerie ont tellement à gagner dans la généralisation de la précarité que celle-ci s’étend à des secteurs et à des individus où on ne l’attendait pas, au point de devenir un régime normal d’organisation du travail » (p. 15).

Comme son titre l’indique, le premier chapitre, « Sociologisez-moi », propose, comme indiqué en introduction, une tentative d’objectivation de l’expérience personnelle de l’auteur, dans un contexte socio-économique beaucoup plus large que le sien propre. « Je souligne plutôt que le fait que mon passage par des institutions dites « d’excellence » et les titres scolaires qui étaient les miens auraient a priori dû, dans un pays comme la France, me prémunir contre l’expérience de la précarité » (p. 36). L’auteur cite ensuite des études sur le phénomène et insiste sur le fait qu’on entre souvent dans le domaine des études supérieures et de la recherche avec des salaires entre 1 300 € et 1 600 € net par mois, sans garantie de succès pour la suite. « [J]e comprenais que je n’étais pas un normalien raté, et que mon expérience, loin d’être celle d’un isolat, avait aussi un sens politique et collectif : celui d’une fragilisation des statuts du service public et de l’emploi » (p. 37).

Ce n’est pas tout, cette précarité se combine à un impératif de mobilité : il faut aller là où l’on veut bien financer nos travaux de recherches. Autant dans le monde académique, qu’aujourd’hui dans le monde de l’éducation permanente, où se retrouvent des gens qui ont voulu échapper à la dureté du monde académique et simplement avoir une vie sociale et affective, tout le monde est soumis à cette réalité crue : il faut aller se vendre là où l’on trouvera bien un poste, temporaire cela va de soi. Il s’agit là d’une autre forme de précarité : sacrifier sa vie personnelle pour un milieu professionnel qui vous exploite, tout en sachant que plus on se spécialise dans ce domaine, plus il sera difficile d’en sortir, c’est un cercle vicieux. Sur le plan personnel, l’auteur affirme candidement « j’ai tendance à penser que le célibat sans enfants est la meilleure solution pour affronter la précarité et la concurrence pour les postes, en raison de ce que celles-ci impliquent en termes d’investissement dans le travail et de mobilité : étant qu’on n’a pas de vie (ou si peu) et que l’idée est plus ou moins d’aller chercher le travail dans les villes où on en propose, mieux vaut ne pas avoir trop d’attaches affectives et être le seul ou la seule à décider de bord » (p. 41). Permettez-moi ici une petite anecdote personnelle pour illustrer comment se vit cette situation. Durant ma thèse, en Flandres, j’avais un collègue néerlandais, avec une mentalité très libérale, ayant fait des séjours de recherche dans des universités prestigieuses aux États-Unis. Celui-ci me confia un jour, à demi pour rire, qu’il enviait les gens dont les parents leur trouvaient un ou une partenaire avec qui se marier, ce que l’on appelle les mariages arrangés… C’est pour vous dire à quel point la détresse affective des nouveaux prolétaires de la recherche universitaire peut être grande. La précarité, c’est aussi les sacrifices personnels qu’exigent un milieu sans pitié qui carbure à la mobilité mondialisée.

Dans le second chapitre, « Chercheur de travail (et d’argent) », l’auteur poursuit son raisonnement, tout en prenant de la hauteur en termes de niveau de généralité. On parle notamment du néologisme de précariat, contraction entre les termes « précarité » et « prolétariat ». Dans le fil de ce qui est a été développé juste avant, l’insistance est mise sur l’insécurité : « Par conséquent, envisagée sous l’angle d’un rapport social, la précarité ne renvoie pas uniquement à une augmentation de l’insécurité sur le marché de l’emploi, mais à l’idée d’une imposition du « travail à n’importe quelle condition » » (p. 55, référence à Robert Castel).

La précarité dans les universités touche autant le personnel d’enseignement, de recherche, que le personnel administratif et de soutien. Dans le langage sans langue de bois qui caractérise l’ouvrage, l’auteur nous dit, dans « ses mots à lui » : « à l’Uiversité, l’application de la loi d’économie « comment attacher le plus de chiens avec le moins de saucisses » (pour reprendre la formule de Leibniz qui résume bien la logique capitaliste) entraîne une politique du moins-disant social qui aligne tous les statuts par le bas et dégrade considérablement les conditions d’entrée dans la carrière universitaire » (p. 54). Le recours au mécénat, plus répandu dans les pays anglo-saxons ne fait pas partie de la culture en France, ce qui pose question. Est-ce une bonne chose ? En tous les cas, cela crée un statut de subordination dans le travail de recherche. L’auteur cite ici Christophe Charles : « Les scientifiques les plus puissants ont besoin de collaborateurs dévoués, tenus en main par la précarité, interchangeables et si possible toujours jeunes, donc précaires, parce que disponible pour la compétition. Le chercheur ou l’enseignant-chercheur fonctionnaire ou titulaire d’un contrat long n’est pas assez souple et dépendant, il peut refuser un projet, il peut avoir ses propres idées ou ne pas accepter qu’on signe à sa place un article ou le brevet qui apportera la gloire à celui qui signe en premier parce qu’il est le financeur ou le patron du laboratoire et de l’institut » (p. 61). En d’autres termes, il est nécessaire d’entretenir une compétition entre jeunes chercheurs précarisés, puisqu’ils ou elles seront toujours motivés à « obéir » sur des projets de recherche en abandonnant leur autonomie intellectuelle, autant par souci « alimentaire » que par peur de se marginaliser. En plus de cela, on travaillera sous pression, on ne vérifiera pas ses sources ou ne contre-vérifiera pas ses résultats, car il faut produire des « délivrables » dans les délais pour se conformer aux termes du contrat.

Et cela devient très invasif, encore une fois, sur la vie personnelle.  « Lorsque ce vous êtes précaire dans l’ESR (et c’est vrai dans d’autres situations comparables), à partir du moment où vous pouvez emmener votre ordinateur avec vous, c’est comme si le travail suivait tout le temps et que vous deveniez travailleur indépendant. En ce sens, on peut dire « la précarité est performative et que, chez les sujets qui la connaissent, elle influence de manière décisive la manière d’envisager les travaux et la vie intellectuelle ».[2] En outre, le mode de vie précaire se caractérise par une exploitation liée à la domination de l’existence et du temps ». Bien que cela soit vrai dans la majorité des cas, il faut aussi tempérer et rappeler que cette flexibilité permet aussi des aménagements horaires qui ne sont pas possibles dans d’autres domaines. Sans nier cette réalité, nous pouvons cependant la tempérer en comparant à d’autres domaines où les horaires de travail représentent une contrainte beaucoup plus importante que dans le domaine universitaire. Bien que rares, ces moments « d’emportements » dans le style de la sociologie française, avec ses grandeurs et ses misères, n’altèrent pas tellement la force des arguments présentés, mais donne matière à réflexion. Ce qui nous donne aussi l’occasion d’être critiques envers le langage utilisé, dans la réalisation de l’exercice critique que nous menons ici, en ces pages.

Heureusement, l’auteur se rattrape rapidement en abordant une autre réalité de l’exploitation dans le monde académique avec la notion de « hope labour », beaucoup plus concrète et moins contestable. « Là encore, rien d’exceptionnel à l’aune des us et coutumes de l’ESR, qui fonctionne à plein régime sur le principe du hope labour, c’est-à-dire sur l’exploitation du travail gratuit au nom de l’embauche à venir. Qu’on appelle ça « la précarité d’intégration » ou, dans les pays anglophones, « entry job », la logique est la même : un silencieux chantage au poste qui conduit les impétrant.es à tout accepter », évidemment sans garantie aucune quant à l’issue (p. 81-82).

On poursuit ensuite avec une case souvent obligatoire dans le parcours, le chômage. Là encore, le piège se referme. Avoir une thèse, surtout en sciences sociales, lorsque l’on se présente chez Pôle emploi, la même chose vaut chez Actiris (pour l’avoir vécu), ce n’est pas du tout un avantage, bien au contraire ! Heureusement que la Belgique offre des postes dans l’éducation permanente… à condition bien sûr de renoncer à ses qualifications lorsqu’on voit les salaires. Ce qui permet tout de même de pouvoir demeurer fidèle à ses valeurs et ses principes, notamment au sein de la laïcité, plutôt que de devoir au privé et de faire partie de ce que le philosophe Alain Deneault dénomme justement la « médiocratie ».

Pour terminer, le troisième et dernier chapitre cherche des pistes de solutions dans un milieu où règne une « difficulté à verbaliser quoi que ce soit contre la veulerie du silence de plomb néo-libéral. S’articulant à ce constant, le troisième et dernier chapitre opère une montée en généralité en même temps qu’il ouvre une réflexion sur l’avenir de l’Université et des mobilisations dans l’ESR » (p. 100).

Contre l’empire du néo-libéralisme et de la généralisation de la précarité, l’auteur oppose une vision républicaine susceptible de rejoindre plusieurs sensibilités de gauche : « Peut-on, en lieu et place de ce prêt-à-penser utilitariste, imaginer qu’étudier, quel qu’en soit la finalité, serve aussi, par l’élévation générale des qualifications, à l’émancipation des individus et au développement de leur attachement à la démocratie, via les connaissances que la République de tous les savoirs mettrait à leur disposition ? » (p. 118). L’auteur cite ensuite des exemples positifs tirés de l’Université Laval à Québec et de l’Université Libre de Bruxelles pour nous quitter sur un message d’espoir et un message simple : « À l’Université et ailleurs, le monde doit changer de base » (p. 122).

En résumé, il s’agit d’un ouvrage accessible, poignant, qui évite le plus souvent les écueils de la sociologie française stéréotypée pour dresser un portrait réaliste des divers visages de la précarité dans le monde universitaire, de plus en plus invasive, au-delà de la France et du monde universitaire. Une invitation au sens du travail, à la conciliation entre choix de carrière et vie personnelle, à la qualité des emplois dans le secteur public et même au-delà. Bref, un témoignage qui illustre bien la généralisation de la précarité dans notre monde… même là où on l’attend le moins.


[1] P. 104, citation (note 124) de Collectif P.É.C.R.E.S, Recherche précarisée, recherche atomisée : production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’agir, 2011, p. 57.

[2] Référence à Javier Lopez Alos, « Critique de la raison précaire ».

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