LIVRE-EXAMEN : ÉCOLOGIE RADICALE : LE MANIFESTE

par | BLE, Environnement, JUIN 2019

Ouvrage : Delphine Batho. Écologie Intégrale : Le Manifeste. Éditions du Rocher : Monaco, 2019, 117 p.

Auteure : Delphine Batho est une femme politique française, ancienne ministre et cadre du Parti Socialiste, lequel elle a quitté depuis. Aux élections européennes de mai dernier, elle a lancé la liste “Urgence Écologie”, menée par Dominique Bourg, philosophe, professeur à l’Université de Lausanne et ancien vice-président de la Fondation Nicolas Hulot. Ce dernier signe d’ailleurs la postface de l’ouvrage.

L’écologie intégrale consiste à ce que tout choix politique soit fondé, dans tous les domaines, sur et pour l’écologie. Elle place le respect de la Terre et notre interdépendance à la Nature au centre des décisions démocratiques. Elle propose une rupture radicale avec tous les programmes et toutes les pensées qui considèrent l’écologie comme un domaine parmi d’autres des choix collectifs propres aux sociétés humaines.[1] Livre-examen d’un ouvrage qui nous presse d’opérer une révolution copernicienne faisant du politique un objet de l’écologisme plutôt que de maintenir, à l’inverse, le statu quo.

Le manifeste est un genre littéraire dont l’action langagière consiste à proclamer programme d’action. Il est le plus souvent artistique ou politique. Or, dans le cas de L’écologie intégrale : Le Manifeste, il faut garder en tête qu’il s’agit d’un manifeste politique puisque l’autrice, Delphine Batho, présidente de Génération écologie, s’est présentée symboliquement aux européennes en avant-dernière place sur la liste Urgence écologique, tirée par le philosophe Dominique Bourg, qui signe la postface du livre.

Avant de débuter l’analyse de cet ouvrage, nous tenons à préciser qu’il ne s’agit en rien d’endosser ou encore moins de promouvoir le programme énoncé dans le Manifeste, ni le mouvement politique qui est associé. Il s’agit ici de se prêter à un exercice d’analyse critique de la position défendue dans l’ouvrage, sachant qu’il s’agit d’une position explicitement humaniste et laïque.

Le fil conducteur des arguments est qu’il faut complètement revoir notre logiciel de pensée politique. Il faut opérer une révolution copernicienne  : l’écologie ne doit plus être une préoccupation ni même une dimension du politique mais, au contraire, le politique doit devenir une modalité, certes particulièrement importante, mais simplement une modalité d’un programme écologiste dont les impératifs normeraient tous les aspects de nos institutions politiques, voire de nos vies entières.

Le programme est formulé de manière clivante. L’humanité est confrontée à un dilemme simple : “Pour les citoyens, l’alternative est désormais entre l’écologie et la barbarie. Entre les deux, il n’y a plus rien.[2] La première voie est celle des Terriens, la seconde celle des Destructeurs. Chacun de nous doit choisir son camp. S’enfermer dans les paradigmes inadaptés qui ont causé la situation d’urgence à laquelle nous sommes, selon les auteurs, confrontés aujourd’hui ou choisir de travailler à préserver et à régénérer les conditions matérielles de notre survie et de notre épanouissement en tant qu’humains. Il s’agit de refonder le pacte républicain autour de notre commune Humanité considérée sous l’angle éthologique, c’est-à-dire dans notre rapport à l’environnement, à la Nature.

D’emblée, soulignons que cette vision manichéenne ne correspond pas à l’apprivoisement de la complexité du monde qui caractérise le libre-examen que nous préconisons. Nous pourrions être d’accord avec l’autrice dans la mesure où celle-ci reconnaîtrait la primauté axiologique de la laïcité comme précondition d’une conquête démocratique des enjeux écologiques par celles et ceux qui subissent de plein fouet les conséquences des changements climatiques, a fortiori les plus vulnérables. Notre engagement pour faire vivre la laïcité n’est pas incompatible avec un projet politique écologiste. Seulement, nous ne croyons pas qu’il soit opportun de hiérarchiser les combats. Nous croyons plutôt qu’il faille les concevoir comme complémentaires et interdépendants, comme les piliers d’un pacte républicain offrant les conditions matérielles et sociopolitiques de l’émancipation des agents.

Voyons maintenant les différentes étapes de la démonstration afin de relever les forces et les faiblesses de celle-ci, en soulignant les points d’achoppement ou de convergence entre notre philosophie laïque et celle revendiquée dans Le
Manifeste
. Nous discuterons dans l’ordre (a) de la présentation de l’ouvrage en introduction, (b) de la critique de l’offre politique actuelle, (c) de la proclamation des fondamentaux de l’écologie intégrale, et finalement (d) de ses implications économiques et sociales.

(a) D’abord, une introduction qui en appelle à notre humanité en présentant les rivalités identitaires comme appartenant au passé, préférant la menace commune de l’effondrement comme vecteur de mobilisation. L’idée intéressante ici est que nous partageons une vulnérabilité commune, ce qui devrait nous motiver à entreprendre des actions collectives ayant pour but de nous émanciper, ou du moins de nous protéger autant que possible, de la menace qui nous guette. La question politique émerge alors naturellement à savoir, comment allons-nous organiser (pouvoir législatif), mettre en place (pouvoir exécutif) et faire appliquer (pouvoir judiciaire) ce programme écologiste. C’est là que l’auteur annonce ses couleurs et présente “l’écologie intégrale démocratique” comme “une pensée politique nouvelle, proposant le cadre théorique à même de dessiner des solutions et d’offrir aux luttes écologiques une perspective de conquête du pouvoir. Tel est l’objet de ce manifeste.[3] Cela dit, il est important de noter qu’il y a d’autres raisons, pas nécessairement moins fortes, d’être humaniste. La perspective d’effondrement ne nous semble pas constituer une piste fertile pour conjuguer humanisme et préoccupations écologiques.

(b) Les trois premiers chapitres critiquent l’offre politique actuelle et cherchent à démontrer l’obsolescence des “visions” offertes. Premièrement, il faut être capable de réflexivité et d’intégrer dans notre pensée les tenants et aboutissants de la notion d’anthropocène. Ensuite, il faut que l’impact des activités humaines sur le climat devienne l’enjeu majeur : les courbes actuelles de réchauffement sont catastrophiques. Au niveau matériel et scientifique, nous devons comprendre le degré élevé de notre interdépendance mutuelle, idem pour celle que nous entretenons collectivement avec les écosystèmes. Au niveau politique, cela exige un universalisme s’opposant aux logiques identitaires et totalitaires qui cherchent des coupables chez les Autres.

Or, c’est en quelque sorte ce que fait paradoxalement l’autrice lorsqu’elle divise l’humanité entre Terriens, adhérents à son manifeste, et les Destructeurs qui sont soit moralement corrompus soit simplement naïfs et confondus par les paradigmes politiques traditionnels. Selon Delphine Batho, libéralisme et socialisme sont les deux côtés d’une même pièce, celle de la croissance. Quiconque adhère à l’une ou l’autre version de ces philosophies politiques se retrouve, souvent inconsciemment, du côté des Destructeurs. On a l’impression que c’est à eux que s’adresse l’autrice, qui cherche en quelque sorte à les réveiller de leur sommeil dogmatique pour les faire passer du côté de la vertu. Elle se pose même en rebelle en affirmant que “[À] l’échelle mondiale, comme dans tous les pays, les Destructeurs sont au pouvoir[4] et donc qu’il n’y a pas “d’objectif plus révolutionnaire que de renverser le pouvoir des Destructeurs. Cela suppose que les Terriens organisent leurs forces. Ils doivent se rassembler pour construire une nouvelle espérance.[5] On ne peut ici qu’être interloqué par le manichéisme de cette manière d’aborder le débat politique sur les enjeux climatiques. L’Humanité, comme chacun ou chacune d’entre nous, porte en elle des contradictions et on ne peut se résoudre à une telle simplification de la réalité, ni à une radicalisation du débat politique qui vise à diaboliser ses adversaires.

C’est pourquoi nous nous devons de souligner que le propos devient plus nuancé lorsque l’autrice souligne le problème de coopération dans lequel les pays se retrouvent, car on comprend un peu mieux le contexte dans lequel ils doivent agir. Elle affirme que plusieurs politiciens doutent de la capacité des différentes juridictions à agir de sorte à limiter l’augmentation des températures à 2°C, ce qui les place dans un énorme dilemme du prisonnier où chacun ne veut pas courir le risque d’assumer des politiques radicales alors que les autres ne le feront pas, resteront dans le paradigme de la croissance, mais bénéficieront des éventuels bénéfices, ne serait-ce qu’indirectement.

Ce chapitre (3) est intéressant puisqu’il expose la supercherie des politiques tout acabit qui s’approprient la question de  l’écologie dans une entreprise de greenwashing. Libéraux économiques et conservateurs politiques se targuent de fixer des objectifs à long terme et se jouent de ceux-ci en changeant les lois pour toujours reporter les échéances.

Là où le propos devient grinçant, c’est quand l’autrice critique la gauche  : “L’écologisation des thèses politiques traditionnelles de la gauche n’est guère plus convaincante. Il en va ainsi de la social-écologie ou de l’éco-socialisme qui, en dépit des concessions dont ils témoignent à la pensée écologique, s’apparente à de la publicité mensongère.[6]

Malgré un potentiel humaniste immense qui émane de cette critique de la partisanerie et nous met en garde contre les pièges de l’idéologie, on a le sentiment que ce plaidoyer n’est pas du tout neutre. D’abord, lorsqu’elle affirme que cette “realpolitik n’est pas l’apanage de l’actuel gouvernement. Elle a été celle de tous ses prédécesseurs”[7], elle ne mentionne pas qu’elle a elle-même été ministre dans un gouvernement socialiste. Même pas l’esquisse d’un mea culpa. Au contraire, on a le sentiment qu’elle cherche à se distancier de son passé pour faire la part belle à la liste politique qu’elle a présentée aux européennes. Pire encore, elle alimente le cynisme envers la chose politique en avançant qu’aucune force politique actuelle “ne peut être considérée comme le parti des Terriens”.[8]
Autrement dit, tous les politiques sont, dans son langage, des Destructeurs. Elle va encore plus loin en critiquant ce qu’elle appelle l’écologie politique partisane, qui se serait disqualifiée elle aussi en raison des guerres intestines qui seraient le symptôme d’un manque de vertu ou d’engagement réel de ses protagonistes. Nous avons donc l’impression que le message véhiculé est que tous les politiques, même les écologistes, sont incapables d’assumer les responsabilités qui leur incombent au regard de l’urgence écologique. Or, cette posture moraliste de l’illuminé-sauveur est justement ce qui plombe la gauche un peu partout et qui permet à la droite de maintenir le statu quo.

(c) Puis, on arrive au plat de résistance. Les trois chapitres qui suivent (4-6) présentent le cœur de la proclamation du programme de l’écologie intégrale. Véritable manifeste comme l’était Le Manifeste du Parti Communiste à son époque, l’écologie intégrale est un projet politique. Dans les mots de l’autrice : “Elle refuse la séparation des enjeux écologiques des autres dimensions de l’action publique, mais elle procède également à une inversion fondamentale des règles du jeu : désormais, c’est l’écologie d’abord, le commun prime sur la liberté économique qui ne peut s’exercer que dans son respect” [9] C’est là que se joue la révolution copernicienne de notre pensée politique et c’est en ce sens que l’écologie est intégrale : elle intègre toutes les dimensions et catégories du logiciel de pensée politique classique pour les soumettre à notre rapport à la Nature.

Un des points forts de l’ouvrage est de prendre au sérieux le rôle de l’état dans la mise en place de l’écologisme en présentant une vision de l’État-résilience (chap. 5). “Nous appelons à une nouvelle étape historique de la construction républicaine, que nous nommons, après celle de l’État-Providence, l’État-résilience”.[10] Il s’agit d’opposer un discours de gauche au libéralisme du laisser-faire économique. L’argument pour une intervention musclée de l’État est que le rôle principal de ce dernier est de réduire la vulnérabilité de ses citoyens et qu’à notre époque rien ne nous menace plus fortement que les changements climatiques. L’autrice y voit l’occasion de renouveler la légitimité du pacte républicain en refondant le lien social sur des enjeux communs plutôt que de laisser l’anarchie des intérêts privés semer et se nourrir du chaos environnemental. L’écologie intégrale s’approprie ici la légitimité régalienne de gouverner : “L’écologie intégrale est une politique de sécurité nationale. Nous affirmons en effet que tout ce qui a trait à l’écologie relève du nouveau rôle régalien de l’État, car il en va de la sûreté et de la sécurité de la population.[11] L’autrice joue ici la théorie républicaine classique, partie intégrante de la culture politique française, de la démocratisation des moyens de la sécurité et de la réduction de la vulnérabilité que tous les citoyens ont comme projet commun. La démocratisation de la protection de tous par la res publica est la clef de voûte de cette proposition de refondation du pacte républicain. C’est ainsi qu’elle considère qu’une république écologique serait à l’épreuve de l’emprise des intérêts privés.

(d) La dernière étape de la démonstration consiste à s’intéresser aux impératifs et aux implications de l’application d’un programme d’écologie intégrale. Spécifiquement, Delphine Batho s’arrête sur un modèle économique (chap. 7, L’économie circulaire et biosourcée) et sur un féminisme politique (chap. 8, L’éco-féminisme politique). En ce qui concerne la dimension économique, il est difficile d’être contre l’économie circulaire, locale et biosourcée, même si nous restons sur notre faim quant aux façons concrètes de s’approprier ces concepts. Pour la critique de la récupération marxiste des enjeux climatiques, c’est virulent (le marxisme a combattu le féminisme comme l’écologisme, les accusant tous deux de détourner l’attention du combat principal, celui de la lutte des classes), mais pas du tout étayé. Nous renvoyons ici le lecteur à l’article L’écologie à l’épreuve des idéologies de ce même numéro pour un développement laïque de la critique du marxisme comme grille de lecture du combat écologique. Sur la question féministe, nous avons droit à une présentation de l’éco-féminisme comme la philosophie qui reconnaît le lien intrinsèque existant entre émancipation des femmes et respect de la nature. Pour une discussion de l’éco-féminisme, nous renvoyons alors le lecteur à l’article de ce numéro, intitulé Éco-féminisme et laïcité. La démonstration se conclut par un chapitre (9) dont le titre résume à lui-seul le propos, Un nouvel âge pour l’humanité. Il s’agit d’envelopper le manifeste dans l’idée selon laquelle l’ordre des Destructeurs appartient au passé et que la révolution des Terriens représente le seul avenir possible.

C’est aussi ici que l’autrice affirme le caractère laïque de sa démarche. Cela dit, nous regrettons que cet aspect ne soit pas bien étayé et soit même formulé de manière un peu cryptique : “[L’écologie intégrale] est totalement laïque, car la laïcité est la condition de toute spiritualité ou écologie intérieure libre”.[12] Le discours sur la religion de la consommation et la vie spirituelle qui se trouve ailleurs n’amène pas d’eau au moulin de la laïcité.

La postface n’apporte rien d’original en soi. Elle tente une reformulation des grands axes du manifeste et se veut davantage une vitrine pour son auteur, Dominique Bourg, en vue des élections européennes.

En somme, c’est un ouvrage qui est partisan malgré sa prétention à ne pas l’être. On peut douter de sa capacité à convaincre des sceptiques de devenir plus verts que verts et, surtout, nous exprimons notre désaccord avec l’idée de soumettre l’humanisme laïque à l’écologisme. Au contraire, créons des solidarités entre les forces progressistes.


[1] P. 45.

[2]   P. 12.

[3] bid.

[4] P. 35.

[5] P. 36.

[6] P. 41.

[7] P. 39.

 [8] P. 43.

[9]  P. 50.

[10] P. 58.

[11] P. 54.

[12]  P. 90.

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