NÉOLAÏQUES: DES ESCROCS DE LA LAÏCITÉ, PORTE-VOIX DE TOUTES LES RADICALITÉS

par | BLE, Extrémismes, Laïcité, Politique

Suite aux attentats de Paris en 2015, a émergé une constellation militante qui, au prétexte d’œuvrer pour la laïcité, sert le combat métapolitique de l’extrême droite et la stratégie de guerre des groupes djihadistes. Des imbéciles utiles de toutes les radicalités, en quelque sorte.

Au nom de la “défense de la laïcité” et de la “lutte contre l’islamisme” où s’entremêlent militantisme en faveur de la laïcité et propos sur le “terrorisme islamiste”, de nouvelles voix ont commencé à se faire entendre sur les médias sociaux, suite aux attentats de Paris. S’il est légitime de défendre la laïcité, principe constitutionnel et pilier de la République française – à condition, toutefois, qu’elle soit réellement menacée –, et s’il est compréhensible d’éprouver de vives inquiétudes et de traquer les expressions de l’islamisme radical qui a longtemps, lui aussi, utilisé les médias sociaux et autres plateformes numériques pour rallier à sa cause, il l’est sans aucun doute beaucoup moins de se revendiquer d’un “combat laïque et féministe” qui diffuse des idéologies d’extrême droite, notamment en pourchassant les musulmanes portant foulard ou voile.

J’appelle donc néolaïques les personnalités/groupes/associations[1] qui ont fait leur apparition principalement via Facebook, à partir de décembre 2015. L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné un combat historique et moteur de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs actions anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle Résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité.

Les néo-laïques ont développé et répandu, en réaction aux attentats du 13 novembre, une panique morale empreinte de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste. Dans une société travaillée par une extrême droite, celle du Rassemblement National, à la fois banalisée et galvanisée par la violence terroriste, ils sont parvenus à imposer, dans le débat public français et dans certains discours politiques, l’image d’une France janusienne dont les seuls désaccords politiques se situeraient entre “républicains” et “ennemis de la République”, les néo-laïques représentant les premiers, et le reste du monde les seconds.

Leurs discours et leurs actions posent à mes yeux des problèmes éthiques, philosophiques, démocratiques, et également sécuritaires.

La violence et l’aveuglement : des frères ennemis en leur miroir

Terrorisme djihadiste, extrêmes droites et néolaïques ont beaucoup plus en commun que ces derniers ne le souhaiteraient. Les théoriciens du djihadisme et ceux de l’extrême droite – qu’elle soit inspirée par le GRECE[2], Alain Soral ou Éric Zemmour, qu’on la nomme “révolution conservatrice”, “Nouvelle Droite”, “alt-right” ou “extrême droite radicale” – assument la nature politique idéologique de leurs productions intellectuelles, dont le but est de persuader et de provoquer l’adhésion la plus massive, là où les néolaïques prétendent délivrer de l’information, des “alertes” et des analyses destinées à infléchir l’action politique des décideurs.

Or, les énoncés de ces trois groupes ont pour première caractéristique d’être non pas constatatifs, mais performatifs, ceux de l’extrême droite et des néolaïques se situant par surcroît dans l’ordre risqué des prophéties autoréalisatrices, là où celui des terroristes djihadistes engage de facto l’action de terroriser. La deuxième caractéristique discursive commune aux trois groupes est l’exigence tacite d’abandonner tout esprit critique, au profit d’une intense émotivité réactionnelle. Ce recours à la dimension affective doit son efficacité à la puissance manichéenne de leur vision- du-monde très schmittienne[3], où n’évoluent que des victimes et des guerriers, des “collabos” et des “résistants”.

Pour les djihadistes, l’“Occident”, ontologiquement et totalement islamophobe, a transgressé les lois divines et perverti le monde. Il fomente un complot millénaire en vue d’éradiquer l’islam, opprimant les musulmans de toutes les manières possibles (quand bien même les groupes djihadistes n’ont pas de ceux-ci la même définition en termes religieux, ce qui explique que leurs crimes frappent en premier lieu et très majoritairement des musulmans, et quand bien même la plus grande majorité des musulmans rejettent le sectarisme des djihadistes, ainsi que leur violence). Au service d’Allah, les djihadistes corrigent cette injustice, soumettent ou punissent les musulmans considérés déviants, et œuvrent à instaurer le règne de leur interprétation de l’islam en combattant les “mécréants” et la décadence occidentale. Tactiquement, étant donné leur impuissance militaire face à des États disposant d’armées constituées, leurs actes stratégiques, ciblant des civils, sont précisément destinés à infléchir les situations politiques en créant de fortes tensions dans les populations. En terrorisant leurs cibles, ils cherchent à modifier leur perception de leurs concitoyens musulmans. L’autre volet de leur stratégie concerne donc la “zone grise”. Mal connue du grand public, voire de parleurs habitués des plateaux des chaînes d’information continue qui en inversent le sens sans être corrigés, elle a été théorisée par Al-Qaïda et reprise par Daech dans sa revue Dabiq. Elle désigne les musulmans qui n’adhèrent pas à leur rêve millénariste qu’ils considèrent en conséquence comme n’appartenant pas à la communauté musulmane. Elle désigne aussi les non-musulmans qui ne se rangent pas à la thèse d’une guerre ontologique entre “l’Islam et l’Occident”. N’ayant pas les moyens d’entrer en conflit frontal avec les États visés, ils ont pour but de détruire cette “zone grise” en menaçant la cohésion de nos sociétés, afin de provoquer le chaos d’une guerre civile grâce à laquelle ils pourraient provoquer un effondrement collectif en Occident et, ailleurs, s’emparer du pouvoir et établir l’ordre noir auquel ils aspirent.

La guerre civile est également le but de l’extrême droite radicale. Certains individus d’ultradroite sont “accélérationnistes” : leur but est de précipiter une guerre civile, la “guerre raciale”. L’extrême droite “dédiabolisée” ne prône pas une guerre civile, mais plutôt toute société illibérale, ultra autoritaire et ultra sécuritaire, assurant un pouvoir sans contestation possible. Vladimir Poutine a renforcé le sien en prétendant délivrer la Russie des djihadistes tchétchènes, et en portant au pouvoir son homme de main, l’islamiste mafieux Ramzan Kadyrov. Pour éliminer ses opposants réclamant plus de démocratie et de libertés, Bachar al-Assad a prétendu combattre les terroristes, tout en délivrant des centaines du bagne de Saydnaya, dont beaucoup devinrent des cadres de Daech ou rejoignirent d’autres groupes radicaux.

Le “combat contre le terrorisme” est certes une aberration sémantique – puisqu’on ne peut conduire de guerre contre un moyen tactique –, mais il s’est imposé comme un levier politique en France, plus ou moins tacitement.

Face aux attentats djihadistes, l’extrême droite, qui s’est toujours présentée comme “victime du système” conséquemment à sa défaite durant la seconde guerre mondiale et au fait qu’elle est ensuite restée politiquement minoritaire, a su étendre sa proposition victimaire à l’ensemble de la population, “victime de l’impuissance du système à la protéger”. Dans le même temps, elle affiche un virilisme conquérant, protecteur et vengeur. Quelle plus belle aubaine que la terreur djihadiste pour mobiliser les foules ?

C’est cette mobilisation discursive sur fond de bras de fer imaginaire avec les djihadistes – puisque, dans la réalité, l’État n’a évidemment pas, face à cette situation, appelé à la mobilisation générale – qui marque les propagandes de l’extrême droite et des néolaïques du même sceau : une forte obsession antimusulmane teintée d’une rhétorique belliciste. À la violence des actes terroristes, répond la violence de leurs propos. Et s’ils prétendent “ouvrir les yeux” des populations en condamnant “l’aveuglement” du reste du monde, il appert que, compte tenu des faits énoncés ci-avant, l’aveuglement est bien le leur pour ce qui concerne les effets potentiels de leurs “combats”, qui répondent tout à la fois à la stratégie des djihadistes et à l’espérance de l’ultra droite.

De la laïcité comme arme de guerre

Tout en revendiquant de ne se vouer qu’à “une seule laïcité”, “la laïcité non adjectivée”, qu’ils ont entrepris de “défendre”, les néolaïques se présentent comme les tenants d’une laïcité “de combat” et Caroline Fourest la définit comme un “bouclier”, par opposition à un “glaive” tout aussi prégnant dans cet imaginaire.

Leurs mots clés, qui définissent leur vision obsidionale d’une forteresse menacée, illustrent à la perfection la manière dont ils perçoivent ce principe constitutionnel, et laissent pressentir non seulement de quelle façon ils en instrumentalisent la lettre et l’esprit, mais comment, plus ou moins rapidement, à l’aide d’un arsenal discursif précis et de campagnes injustifiées, ils ont adopté (et parfois inspiré) la mécanique rhétorique de toutes les extrêmes droites et, par voie de conséquence, le combat métapolitique de celles-ci.

Objectivement, en France la laïcité en tant que principe constitutionnel n’est pas menacée, dans la mesure où aucune révision de la Constitution n’a été effectuée qui en dénaturerait l’article premier, prévoyant que “la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale”. Un seul événement majeur a marqué, à cet égard, le droit français récemment : sur recommandation de feu l’Observatoire de la laïcité, l’abrogation dans le Concordat d’Alsace-Moselle, en octobre 2016, de l’article 166 du Code pénal allemand du 15 mai 1871 portant sur le délit de blasphème et repris dans le droit local, et l’alignement de la peine prévue pour un trouble à l’exercice d’un culte sur la loi du 9 décembre 1905, dite de Séparation. Concordat résultant d’un accord entre le pape Pie VII et Napoléon Bonaparte, que les laïques historiques ont toujours été désireux de voir disparaître. La question d’accommodements locaux avec la législations sommes seule valide, en particulier pour ce qui concerne les financements de lieux de culte prévus par la loi. Dans une enquête réalisée en 2009, j’avais soulevé le problème de la double affectation lieu cultuel/lieu culturel, l’article 2 de la loi de 1905 interdisant le financement direct ou indirect des cultes par l’argent public. L’autre problème, réel et majeur, concernant les lieux de culte musulmans ces quarante dernières années, relève des discours d’imams radicaux, tenant des propos violemment antisémites et anti-occidentaux, et engageant leurs fidèles à suivre la voie de la lutte armée. Ce n’est pas une question de laïcité, mais de sécurité nationale. Ne sont non plus questions laïques les luttes féministes, y compris lorsqu’elles portent sur les traditions patriarcales musulmanes (mariages forcés, claustrations, interdits et voilement contraint). Quant à la lutte contre les terroristes, faut-il vraiment préciser qu’elle ne tient en rien à la laïcité ?

Ce dernier point est entendu y compris, à tout le moins dans leurs discours les plus ordonnés, par les néolaïques les moins déraisonnables. Ce pourquoi ils affirment “combattre l’islamisme/les islamistes”.

Or, le terme “islamiste” désigne, dans les tribunes de presse qu’ils produisent et dans les campagnes offensives qu’ils lancent, terroristes djihadistes, musulmans conservateurs, religieux intégristes, tenants de l’islam politique, musulmanes ayant décidé de se voiler, et musulmanes victimes d’intégristes les obligeant à porter l’abaya ou le hijab, voire le voile intégral. Deux exemples des plus marquants furent l’affaire Mohamed Saou en 2017 et l’affaire Mennel en 2018, soit le harassement d’un enseignant devenu référent. La République En Marche dans le val d’Oise et la démolition en règle d’une jeune autrice-compositrice admise au télé-crochet The Voice, accusés par les néolaïques de diffuser un islam problématique et de fomenter des complots antirépublicains.

Avec le temps, la place considérable gagnée par ces “combattants de la laïcité” dans l’univers médiatique français, ainsi que la pression qu’ils ont pu exercer sur les politiques pour que ceux-ci rallient leurs vues ou s’y reconnaissent, ont donné lieu, notamment, à la loi “contre le séparatisme”, rebaptisée “loi confortant le respect des principes de la République”, jugée inepte par de nombreux spécialistes du Renseignement.

Au-delà d’une telle victoire politique – comme le furent aussi la présence de Jean-Michel Blanquer et celle de Marlène Schiappa au gouvernement –, les néolaïques ont pavé de succès le combat métapolitique de l’extrême droite, qui a toujours amplifié leurs campagnes et avec laquelle ils partagent un vocabulaire commun, dont les mots-valises et néologismes les plus connus actuellement sont “islamo-gauchisme[4]”, “indigénisme” et “wokisme”. Ces termes ne décrivant aucun phénomène social massif ont pour utilité de disqualifier les luttes antiracistes, féministes et plus globalement, progressistes que l’autoritarisme d’extrême droite nomme “libérales-libertaires”, “mondialistes” ou “immigrationnistes”. Ils sont déployés dans le mirage mensonger d’une “censure” inexistante et d’une “cancel culture” qui effacerait la “civilisation” et la “tradition” au profit d’un “multiculturalisme” destructeur présageant le “grand remplacement”.

Dans ce paysage mental, leurs cibles sont non seulement les musulmans, mais les démocrates, les antifascistes, les antiracistes et les féministes, ainsi que, au plan des fonctions sociales, les politiques, universitaires, juges, avocats et journalistes ne partageant pas leurs vues. Autrement dit, une part publique de la zone grise que visent avec leurs armes bien réelles les vrais soldats de l’ultra-droite, et dont les terroristes djihadistes convoitent la rupture d’équilibre.

* Cet article est une synthèse d’un essai à paraître en octobre 2022, dont le sous-titre est : « Comment les discours d’extrême droite sont devenus mainstream ».


[1] Par exemple Céline Pina, Fatiha Boudjahlat, Zineb el-Rhazoui, Réseau 1905, Esprit-laïque, Unité-laïque, La France de Marianne, Observatoire des fondamentalismes (Bruxelles) et, dans une certaine mesure, le Printemps républicain. Sur ce dernier, voir l’enquête en quatre volets que j’ai réalisée avec Romain Gaspard et Pierre Maurer : “Le Printemps républicain dévoilée”, Slate.fr, février-mars 2021..

[2] Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, think thank affilié à l’extrême droite de tendance nationale-européenne. [Ndlr]

[3] En référence à Carl Schmitt, juriste et philosophe allemand, notamment connu pour ses théories concernant la souveraineté absolue des Etats, distingués par le couple ami-ennemi. [Ndlr]

[4] Isabelle Kersimon : “Islamo-gauchisme, islamo-droitisme”, INRER, 24 octobre 2020. Voir en ligne : https://inrer.org/2020/10/islamo-gauchisme-islamo-droitisme/

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