PENSER LE SYSTÈME

par | BLE, Démocratie, SEPT 2017

Le terme “système” a ceci de particulier qu’il est à la fois très chargé et disputé sur le plan politique et idéologique, et à la fois flou, vague et imprécis. Les antisystèmes et ses défenseurs s’opposent de façon virulente, mais tous deux, pour peu qu’on leur pose la question, peinent à définir la notion. Le système, est-ce le technocapitalisme, la social-démocratie, l’ordre établi, les choses comme elles vont ? Est-ce un mode d’organisation pragmatique, une construction idéologique ? Ou tout cela simultanément ?

Devant tant de flou, on pourrait être tenté de proscrire l’emploi de la notion, ou du moins de la cantonner à une utilisation plus neutre comme celle des systémiciens qui disent qu’il y a système dès que des éléments nouent entre eux des relations continues. Ce serait une sorte de “nettoyage de la situation verbale”, comme dit Valéry, qui pour y voir clair interdirait  les termes imprécis.  Mais  l’imprécision,  le vague et le flou font partie de la vie. Nous n’existons pas en pleine lumière, mais sommes aussi obscurs, traversés de zone d’ombre. S’il fallait congédier  tous les termes vagues et polysémiques, le langage se réduirait à une fraction de ce qu’il est. Il paraît donc plus intéressant, devant un mot comme celui-là, de chercher à construire une réflexion qui s’alimente des tensions qui traversent ce champ sémantique pour en révéler les caractéristiques. C’est ce que l’on aimerait tenter ici.

Les antisystèmes comme leurs contra- dicteurs ont en commun d’appeler par ce nom “système” à la fois un état de fait (une organisation qui existe, une situation dans laquelle ils vivent), et une logique sous-jacente qui détermine les évolutions de cet état de fait. Le “système” est donc d’une part ce qui est, et d’autre part le mode d’évolution de ce qui est. La polysémie vient de là. En parlant de système, on parle à la fois d’être et de devenir, d’une structure stable et d’une dynamique qui modifie cette structure et la fait évoluer. Ces deux dimensions sont, chacune, intéressantes, mais  elles  gagnent  à  être  distinguées.  Il y a d’une part le système lui-même, et d’autre part des forces qui le traversent. Les confondre est ruineux, parce qu’ils ne sont pas de même nature. Les différencier, par contre, permet de voir plus clair.

De façon très matérialiste et descriptive, on pourrait dire qu’un système, dans beaucoup de modes d’existence contemporains, se caractérise par la présence de vitres, de sièges et d’écran. Exister dans le système, c’est bien souvent être face    à un écran, pour communiquer, travailler ou se divertir, assis derrière une vitre qui protège tout en ouvrant sur le dehors. Cette description du système est plus empiriste qu’idéologique. Vitres, chaises, écrans, voilà les éléments qui structurent la vie de bien des humains. A y regarder de près, toutefois, ces réalités matérielles traduisent des valeurs. La vitre protège, mais elle isole aussi du dehors et de la nature : elle crée une bulle, un intérieur artificiel où règne la régulation thermique plutôt que la météo. Les sièges proposent des places et des rôles aux personnes, mais ils sont en nombre limité, créant une lutte des places, une concurrence pour tenter d’avoir un emploi et un rôle. Les écrans qui accaparent les consciences et permettent aux esprits de se promener dans l’immense dédale virtuel du Net, fascinent par leur prodigalité, mais aliènent par leurs incessantes requêtes. Chaque fois, donc, des réalités matérielles qui traduisent le système proposent des valeurs qui permettent de vivre dignement. Mais chaque fois aussi, ces valeurs sont trahies ou absentes. On ne peut parler du système qu’en parlant simultanément des stress qui le fragilisent.

Ces stress, pourtant, ne viennent pas du système lui-même, et c’est pourquoi il est tellement fatiguant d’entendre l’incessante ritournelle du “C’est le système ! C’est sa faute !”. La notion de “faute”, d’abord, est ici inadéquate ; elle a en plus ce travers  de faire porter toute la responsabilité d’un devenir sur la structure vitre-chaise-écran, ce qui n’a pas de sens. Il faut plutôt tourner ailleurs le regard, vers les forces qui déterminent les évolutions contemporaines. Des forces tout à la fois techniques, politiques, psychiques, économiques et globales : des “ultraforces”, comme on peut les appeler, qui traversent les systèmes et les font muter profondément. La numérisation est une de ces ultraforces : elle métamorphose les façons de vivre et de penser à une vitesse fulgurante. Partout où elle passe, elle crée un clivage entre un ancien monde, pré-numérique, et un contemporain hyperconnecté, parfois fascinant et prometteur, d’autres fois terrifiant et destructeur, mais toujours impérieux. La financiarisation, qui lui est souvent liée, est une autre de ces ultraforces, qui elle aussi traverse les systèmes. Elle clive de même le monde, distinguant des territoires qu’elle  a conquis et soumis à ses logiques, et des zones encore récalcitrantes, qui savent cependant que le temps est compté avant qu’elles soient à leur tour financiarisés, avec toute la violence que cela engendre, et tous les nouveaux possibles que cela offre. La poussée démographique globale est encore une de ces ultraforces, sur laquelle se greffe un universel désir d’embourgeoisement alimenté par la publicité qui remplace systématiquement l’ancienne contemplation de la nature par une consommation polluante, anesthésiante et censément gratifiante.

Or, face à une force, l’attitude politique classique est de se demander comment entrer en relation avec elle, pour la tempérer, la réguler, la contrôler, l’asservir, y résister. Mais le problème contemporain est que les ultraforces, du fait de leur puissance mondialisée, n’offrent pas de prise. Il n’y a pas rapport de force avec une ultraforce, mais plutôt anti-rapport. Déjà lorsqu’un citoyen tente une négociation avec une grande compagnie de services, il s’aperçoit qu’il ne parvient à faire bouger aucune ligne, face à un personnel qui pour toute réponse dit : “c’est ainsi”. L’antirapport de force est un deuil de la politique : il semble condamner les humains à l’impuissance, dans une sorte d’acceptation fataliste d’un nouveau destin.

Il faut toutefois sortir de cette impuissance et apprendre à résister, ce qui demande de l’imagination, et réclame d’aller plus loin dans l’analyse. Si l’on en reste en effet à ces deux seules instances que sont le système vitre-chaise-écran et les ultraforces, l’on ne sort pas du destin, mais l’on se contente d’assister impuissant à une dialectique de la surenchère entre un système protecteur mais fragilisé, et des ultraforces qui accentuent le déboussolement par le rythme des mutations qu’elles imposent. La tentation populiste – et celle de tous  les extrêmes – est alors de répudier complètement et le système et les ultraforces, les confondant et amalgamant tout  “ce  qui se passe” à une vaste conspiration. Ces approches ne distinguent plus ni  vitre, ni écran, ni place pour les humains, ni valeurs traduites par ces dispositifs, ni fragilité de ces valeurs, ni bouleversement des structures, mais un vaste “système” qu’elles promettent de détruire le lendemain des élections. C’est un peu court. Il semble plus intéressant de réfléchir plus lentement, de chercher plus de discernement et, après avoir perçu que, laissés à eux seuls, le système et les ultraforces ne pouvaient qu’exister sur le mode de la surenchère, se demander d’où peut venir le changement. Que veut dire résister ?

Ce sont les individus et les collectifs d’individus qui sont les grands oubliés de la gigantomachie contemporaine entre le système et les ultraforces. Tantôt sommés de s’asseoir derrière un écran et une vitre, tantôt clivés par des ultraforces, ils semblent avoir perdu les rennes de leur destin. Mais ce n’est pourtant pas ce dont la réalité témoigne. Partout où s’organisent des transitions écologiques, démocratiques, énergétiques, architecturales, mobilitaires et expérimentales, partout où se font jour des prises de conscience par la contemplation du monde, par l’éducation et la culture, et partout où se mettent en place des manières concrètes de faire exister le changement, règne le soi. Cette dimension est fondamentale. Ce n’est pas l’individu existant dans le système, ni celui clivé par les forces, c’est celui qui médite sur ce qui dépend de lui, sur son rapport  à l’équilibre, sur les modes de coexistence (en lui et hors de lui) de toutes ces manières d’être toujours non finito. C’est celui qui comprend, en regardant la nature ou l’enfance, ce qu’est la “croissance”, et qui perçoit, en démontant une chaudière, ce qu’est la “culture technique”, et à partir de ces expériences prend une place concrète dans la dialectique autrement abstraite entre des forces qui le dépassaient. Si c’est le soi qui importe, c’est qu’il est source de toute perception et de toute signification. Et il est aussi le lieu de son propre dépassement vers cet autre soi, cet hors-de-soi, autrui, les autres.

On ne fera pas table rase de ce qui est. On ne recommence jamais à zéro, sur une feuille vierge, comme des discours trop faciles qui fantasment une révolution sur des modèles anciens, veulent le faire croire. Les systèmes, les ultraforces et les soi font partie intégrante du réel contemporain, si perplexe et diffracté par les perceptions de huit milliards d’humains. Organiser entre ces pôles une convergence viable socialement, culturellement et environnementalement, est un idéal de la raison, inaccessible bien sûr, mais mobilisateur. Ce n’est qu’en reconnaissant ce qui dépend de nous que cet idéal de la raison pourra continuer à prendre consistance.

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