PENSER L’INTELLIGENCE AU-DELÀ DE SA MESURE

par | BLE, INTELLIGENCES

« Si vous jugez un poisson à sa capacité à grimper dans un arbre, il passera sa vie entière à croire qu’il est stupide » Albert Einstein (citation apocryphe).[1]

Et ce n’est certainement pas Howard Gardner, psychologue étasunien et professeur en cognition et en éducation à Harvard, qui soutiendrait le contraire, lui qui affirme que « ce n’est pas l’intelligence qui compte, mais la manière dont on est intelligent ».

Depuis longtemps, la notion d’intelligence occupe une place centrale dans notre compréhension de l’humain. Tantôt célébrée comme l’emblème de notre humanité, tantôt utilisée pour établir des hiérarchies, elle oscille entre idéal d’émancipation et instrument de domination. Derrière l’apparente neutralité du mot se cachent des usages multiples comme la mesure, le classement, la comparaison…menant parfois à l’exclusion.

Mais peut-on réellement mesurer l’intelligence ? Et selon quels critères ? Nous tenterons d’y répondre dans cet article qui sera décliné en quatre parties qui traiterons de l’histoire sous une approche néocoloniale (sociologie du racisme et la classification de l’intelligence, car c’est un période charnière mais surtout sombre en termes de mesure de l’intelligence), des classes sociales, de l’école et des institutions.

L’intelligence ne se limite pas à une seule dimension rationnelle ou cognitive.[2] Elle s’exprime de manière plurielle au travers de la sensibilité artistique, la créativité, la coopération, la maîtrise du geste, l’adaptation, ou encore dans la capacité à comprendre l’autre et à se comprendre soi-même. Pourtant, nos sociétés valorisent principalement certaines formes celles qui se traduisent dans la compétition scolaire, la réussite économique ou la maîtrise technologique, rejetant dans l’ombre d’autres manières d’être intelligent ou de pratiquer l’intelligence, empêchant celles-ci de s’exprimer ou de se dévoiler.

C’est pourquoi il nous semblerait important de reconnaître ces intelligences invisibilisées, afin de redonner leur légitimité ou lettres de noblesses à des savoirs souvent marginalisés : ceux des artisans, des artistes, des personnes qui agissent avec leur corps, leur intuition ou leur expérience vécue. C’est aussi repenser les logiques éducatives et sociales qui continuent de privilégier la performance individuelle au détriment de la coopération, de l’écoute ou de la créativité collective.

Penser les différentes formes d’intelligence, c’est enfin accepter que la pensée ne soit pas toujours abstraite : qu’elle puisse être incarnée, émotionnelle, ou même non humaine. Admettre que la ruse, l’adaptation ou la capacité à collaborer sont aussi des expressions de l’intelligence, c’est ouvrir la voie à une réflexion plus inclusive. En somme, aborder cette question revient à interroger notre propre rapport à la diversité des esprits et aux multiples façons de comprendre le monde. Monde, rappelons-le, capitaliste ! Ne serions-nous pas amenés à penser que l’intelligence devrait générer des profits et que cela serait la raison pour laquelle, d’autres formes seraient invisibilisées ?

Nous l’aurons donc compris, ou deviné, il y aurait donc des intelligences multiples, ainsi que des approches humanistes et plurielles.

Penser et mesurer l’intelligence : la genèse raciale et biologique

La sociologie du racisme, d’un point de vue historique et scientifique, apporte bien des lumières dans la manière dont l’intelligence a été pensée, classée et mesurée. Cette approche nous permet d’expliquer sur quelles bases nous partons, non pas que ce soit la seule explication, mais c’est le parti pris qui me semblait le plus logique. Cela n’invalide aucunement d’autres approches complémentaires et historiques. Il s’agit ici de comprendre comment s’est construite notre perception de l’intelligence et pourquoi certaines formes demeurent invisibilisées.

Comme le souligne le professeur Abdellali Hajjat dans son cours « Racismes et antiracismes [3]» à l’Université libre de Bruxelles, les premières tentatives de mesurer l’intelligence à partir du corps, notamment à travers la craniologie illustrent la manière dont la science a cherché à objectiver et classer les facultés humaines selon des critères biologiques.

L’histoire moderne de l’intelligence est étroitement liée à la volonté de comprendre et de hiérarchiser la diversité humaine. À partir du XVIIᵉ siècle, des savants comme François Bernier, Buffon, Linné et Blumenbach décrivent les différences entre les peuples selon des critères physiques, culturels et moraux. Leur ambition est d’élaborer une taxinomie de l’humanité comparable à celle du monde animal. Mais en liant les traits corporels aux facultés mentales, ils transforment la réflexion sur l’intelligence en un instrument de hiérarchisation.

Au XVIIIᵉ siècle, l’idée d’une correspondance entre le corps et l’esprit s’impose dans les sciences naturelles. Des figures comme Johann Friedrich Blumenbach associent la beauté, la raison et l’équilibre moral à certaines formes corporelles en particulier à la fameuse « race caucasienne », qu’il considère comme la plus harmonieuse. Dans cette logique, l’intelligence devient mesurable, visible, presque géométrique : elle n’est plus pensée comme une faculté de l’esprit, mais comme un trait inscrit dans la matière vivante, dans la structure même du corps humain.

C’est dans ce contexte que se développe la craniologie, discipline prétendant lire l’intelligence dans la forme du crâne. Pierre Camper, au XVIIIᵉ siècle, établit une relation entre l’angle facial et le degré d’intelligence supposé. Paul Broca, fondateur de l’École d’anthropologie de Paris, perfectionne ces mesures et affirme que l’intelligence diminue à mesure que l’angle se referme. George Samuel Morton, avec Crania Americana[4], compare des crânes venus du monde entier pour établir des moyennes de volume cérébral censées refléter des différences intellectuelles. Anders Retzius invente ensuite l’indice céphalique, qui classe les crânes en dolichocéphales (longs) et brachycéphales (ronds), catégories auxquelles on attribue des qualités morales et intellectuelles.

Ces travaux donnent naissance à une vision mécaniste et hiérarchique de l’intelligence : l’esprit serait déterminé par la forme du corps. L’intelligence n’est plus un processus éducatif, psychologique ou social, mais un héritage biologique mesurable. Ce réductionnisme scientifique mènera à l’anthropométrie, à l’eugénisme et à des politiques de sélection humaine au XIXᵉ siècle, où l’on confondra encore davantage intelligence, valeur et hérédité.

Après la Seconde Guerre mondiale, ces conceptions seront progressivement réfutées. La génétique et la biologie démontrent qu’aucune structure cérébrale ou morphologique ne permet de hiérarchiser les capacités intellectuelles humaines. L’UNESCO, dès 1950, affirme que tous les êtres humains appartiennent à une seule espèce, Homo sapiens, et que les différences observées ne traduisent que des variations adaptatives. Le généticien Albert Jacquard résumera cette rupture en affirmant que la notion de « race » ou de « type » n’a aucun fondement biologique objectif.

L’histoire de la craniologie et des anciennes classifications nous rappelle que la recherche de l’intelligence a souvent dérivé vers sa mesure et sa comparaison. Ce glissement a conduit à naturaliser des différences qui relevaient en réalité de la culture et de l’histoire. Aujourd’hui, la compréhension de l’intelligence s’est déplacée : elle n’est plus perçue comme une donnée biologique, mais comme une capacité plurielle, évolutive et indissociable de l’environnement social et éducatif.

L’intelligence socialement construite : classe, environnement et inégalités

Si nous n’avons pas accès aux bonnes formations ou aux bons dispositifs, aucun avantage génétique ne garantit la réussite. Comme le rappelle la neuroscientifique Samah Karaki[5], le cadre et l’environnement jouent un rôle déterminant dans le développement du potentiel intellectuel.

Une personne favorisée génétiquement, mais issue d’un milieu pauvre aura moins de chances de réussir qu’une autre, défavorisée génétiquement mais bénéficiant d’un environnement favorable. De la même manière, un homme blanc est mieux rémunéré qu’un homme noir, et l’homme, plus souvent qu’une femme : les inégalités de genre et de classe se répercutent jusque dans la reconnaissance de l’intelligence.

Après avoir abordé les approches historiques et biologiques de l’intelligence, il est utile de rappeler la perspective proposée par Howard Gardner[6], professeur à Harvard et psychologue cognitiviste et développementaliste étasunien. Dans son ouvrage « Frames of Mind » (1983), il remet en cause l’idée d’une intelligence unique et mesurable par le quotient intellectuel (QI). Il définit l’intelligence comme un «potentiel biopsychologique » permettant de résoudre des problèmes ou de créer des produits valorisés dans un contexte culturel donné.

Gardner identifie ainsi plusieurs formes d’intelligence linguistique, logico-mathématique, spatiale, musicale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle et naturaliste qui coexistent chez chaque individu. Cette approche pluraliste a profondément transformé la compréhension de l’intelligence en l’ouvrant à la diversité des cultures, des expériences et des formes d’expression humaines.

L’école et la normalisation de l’intelligence

L’idée commune est de réduire les différents types d’intelligence à deux alors qu’elle en compte huit. Le point de départ reste l’école : seules deux formes y sont réellement valorisées, laissant les trois quarts des autres de côté. Ainsi, dans l’apprentissage, seuls les modes logico-mathématique et verbo-linguistique sont considérés comme légitimes et valorisés.

Des approches ciblées qui peuvent poser question sur la manière dont sont menées certaines évaluations comme les QCM par exemple, qui ne logent pas tous les étudiants à la même enseigne. Ces biais institutionnels entraînent des échecs et des exclusions qui pourraient être évités.

Le système scolaire[7], dans sa structure même, ne valorise pas les intelligences multiples. Les élèves y sont conditionnés à développer deux types d’intelligences, la verbo-linguistique et la logico-mathématique. Vous réussissez ? Tant mieux. Vous échouez ? Vous serez marginalisé, orienté vers des filières techniques souvent perçues comme des voies de relégation, alors qu’elles regroupent des élèves dotés de formes d’intelligence diverses mais peu reconnues ou valorisées. Cette dichotomie et l’ostracisme qu’elle engendre n’indignent pas autant qu’ils le devraient, comme s’il y avait une sorte d’uniformité institutionnelle presque acquise et naturelle.

Pourtant, il existerait des solutions pour rendre visible et valoriser ces intelligences multiples. Une citation souvent attribuée à Bruce Campbell affirme que[8] « 80 % des échecs scolaires pourraient être évités si l’école abordait toutes les formes d’intelligence » comme le dit Bruno Hourst, écrivain et enseignant. Authentique ou non, cette phrase illustre parfaitement une critique récurrente : l’école valorise certaines formes d’intelligence au détriment d’autres.

Selon Howard Gardner (1983), il existe huit formes d’intelligence[9] que l’on retrouve chez tous les individus, à des degrés différents, lesquelles sont, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence verbo-linguistique, l’intelligence visuo-spatiale, l’intelligence kinesthésique, l’intelligence musicale, l’intelligence interpersonnelle, l’intelligence intrapersonnelle et l’intelligence naturaliste (proposée plus tard en 1996).

Selon Raymond Leblanc[10], on continue pourtant à considérer l’intelligence comme un phénomène mesurable, matériel, déterminé par la structure à l’image d’une machine. Cette vision mécaniste reste dominante. Qui ne s’est jamais senti « bête » ou « incapable » à l’école, ou au contraire favorisé par de bonnes conditions ? Ce conditionnement nous suit encore aujourd’hui, dans notre vie quotidienne comme au travail.

Ne sommes-nous pas devenus, dans une certaine mesure, des machines à produire ? Cette conception nous amène à croire qu’il existerait des gens « intelligents » et d’autres « bêtes », selon les critères imposés par certaines élites ou institutions ou systèmes bureaucratiques ou eurocratiques.

Institutions et homogénéisation des profils

Le système français en offre un exemple frappant avec ses concours à dominante logico-mathématique qui jugent les individus presque exclusivement sur leurs aptitudes rationnelles. Cette approche, discriminante et réductrice, engendre inévitablement des inégalités d’accès à l’emploi ou à la formation. Des personnes compétentes se verraient dès lors bloquées et empêchées d’embrasser une carrière dans la fonction publique par exemple, ou à minima contraintes de repasser maintes et maintes reprises les concours, parfois en vain.

En Belgique, la situation est comparable : les Services publics fédéraux (SPF) recrutent souvent selon les mêmes critères d’évaluation, axés sur deux formes d’intelligence seulement. Ne pourrait-on pas croire que cette homogénéisation est voulue ?

Nos institutions ne chercheraient-elles pas à reproduire des profils conformes, standardisés, presque robotisés répondant à un modèle unique d’efficacité, de rationalité et de rentabilité ? Toutes les autres formes d’intelligence, celles de l’intuition, de la sensibilité, de la créativité ou de la coopération, sont ainsi reléguées au second plan.

Et si, au contraire, posséder plusieurs formes d’intelligence à des degrés différents représentait un idéal ? Dans un monde plus équilibré, cette diversité cognitive pourrait constituer une richesse collective, un moteur d’innovation et de solidarité. Mais pour l’heure, elle reste perçue comme une anomalie ou une utopie, là où elle devrait être reconnue comme une véritable plus-value.

Redonner sens à la diversité des intelligences

Pourrait-on vraiment affirmer qu’un universitaire est plus intelligent qu’une autre personne simplement parce qu’il détient un doctorat ou, au minimum, un master ?

L’intelligence se résumerait-elle à un parcours académique ? Prenons l’exemple de certaines grandes écoles de commerce, comme en France, censées former « l’élite de demain » : la qualité de leurs enseignements est pourtant souvent critiquée, voire jugée médiocre. Et pourtant, leurs diplômés bénéficient d’un immense réseau d’influence qui suffit à entretenir la réputation de l’école. Faudrait-il alors en conclure que la réputation fait l’intelligence ?

Face à cela, que dire de toutes ces personnes écartées des parcours scolaires classiques, non pas par manque de potentiel, mais parce que leurs formes d’intelligence ne correspondent pas à celles valorisées par le système ? Comment inclure davantage ces individus dont les talents s’expriment autrement ? Un ébéniste, un menuisier, une couturière ou une personne capable de faire de la calligraphie sur des grains de riz[11] ne sont-ils pas, eux aussi, intelligents ? Seriez-vous capable d’écrire sur un grain de riz ?

Être habile de ses mains, savoir transformer la matière, concevoir un objet à partir d’une intuition ou d’une vision, demande une compréhension fine de l’espace, du geste, du rythme et de la coordination. Cette intelligence manuelle ou kinesthésique celle du corps en action exige à la fois mémoire, précision, imagination et sensibilité. Elle se manifeste dans la pratique quotidienne, souvent de manière silencieuse, loin des diplômes et des discours savants. Et pourtant, nos sociétés la relèguent encore au rang de compétence secondaire.

Cette dévalorisation du travail et de l’intelligence manuels est aussi un héritage culturel, ceux des métiers dits « intellectuels » qui ont longtemps été considérés comme supérieurs, tandis que les savoirs pratiques étaient assimilés à de simples exécutions mécaniques. Pourtant, l’intelligence d’un artisan n’est ni moindre ni différente, elle s’exprime autrement. Elle traduit une forme de pensée incarnée, nourrie par l’expérience, la répétition, le toucher et la compréhension intuitive des matériaux. C’est une intelligence du réel, concrète, ancrée dans la création.

Être habile de ses mains, avoir le sens du détail, faire preuve d’empathie ou de créativité n’est-ce pas là une forme d’intelligence au même titre que la logique ou l’analyse ? Ces formes d’intelligence, bien que discrètes, participent tout autant à la richesse collective et à la cohésion sociale. Ces questions nous invitent à repenser ce que nous valorisons collectivement. Tant que seules deux formes d’intelligences domineront nos institutions et nos sociétés, nous continuerons d’exclure une grande partie de la richesse humaine. Redonner sens à la diversité des intelligences, c’est reconnaître que comprendre, créer, ressentir ou collaborer sont autant de manières d’exister et de penser le monde.


[1] Citation apocryphe : citation réputée célèbre mais dont l’auteur réel est incertain ou différent de celui qu’on mentionne.

[2] Campbell, B. (1991). Multiple intelligences in the classroom. Context Institute. Récupéré de https://www.context.org/iclib/ic27/campbell/

[3] Hajjat, A. (2025). Racismes et antiracismes: cours SOCA-D500, Université Libre de Bruxelles, quadrimestre 1. Bruxelles : Université Libre de Bruxelles

[4] Morton, S. G. (1839). Crania americana; or, A comparative view of the skulls of various aboriginal nations of North and South America: To which is prefixed an essay on the varieties of the human species. Philadelphia & London: J. Dobson / Simpkin, Marshall & Co. Récupéré de https://archive.org/details/Craniaamericana00Mort

[5] Karaki, S. (2023). L’intelligence n’est pas un talent inné [Vidéo]. TEDx Talks / YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=GfNKrvZfrag

[6] Keymeulen, R. (2021, 19 sept.). Les 8 types d’intelligences [Article]. Intelligences-Multiples.org. https://www.intelligences-multiples.org/intelligences-multiples2/les-8-types-dintelligences/

[7] Hourst, B. (2016). Les intelligences multiples : tous intelligents ! [Vidéo]. TEDx Talks / YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=n5TBF-NaLVo

[8] Hourst, B. (s.d.). Les intelligences multiples – tous intelligents ! [Article]. Pass Éducation. https://www.pass-education.fr/bruno-hourst-les-intelligences-multiples-tous-intelligents/#:~:text=Et%20donc%20beaucoup%20sont%20en,faisant%20intervenir%20les%20intelligences%20multiples.

[9] Français avec Pierre. (2023). Les différents types d’intelligence [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=zm_wBhknjYk

[10] Le Blanc, R. (1997). Une difficulté d’apprentissage : sous la lentille du modèle des intelligences multiples. Éducation et francophonie, 25(2), 31-47. https://doi.org/10.7202/1080658ar

[11] Le Courrier. (2013, 20 janvier). Phu Thao, un calligraphe sur grain de riz.

https://www.lecourrier.vn/phu-thao-un-calligraphe-sur-grain-de-riz/112652.html

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