Une des accélérations les plus marquantes des bouleversements que le monde traverse, s’illustre dans les potentialités vertigineuses offertes par les technosciences. Les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences cognitives et le développement de la computation informatique, dans leur domaine propre ou en se combinant, connaissent des progrès fulgurants qui prétendent transformer l’identité même de l’humain. Des imprimantes 3D aux objets connectés, de la médecine régénératrice à l’intelligence artificielle, des big data à la robotique, le changement est radical.
Les transhumanites rêvent de moins en moins de la mort et y croient de plus en plus. La modernité s’invente tous les jours dans une interaction permanente de milliards d’individus. Google trace déjà des scénarios implacables pour notre futur. Certains tentent de résister à cette mutation de l’univers. D’autres bénéficient des apports de l’homme augmenté. Où sont l’État et les pouvoirs publics ?
On peut en effet s’interroger sur le relatif effacement de l’intérêt général et du bien commun face à cette sarabande endiablée qui bouscule nos rapports aux objets, nos relations aux autres, notre appropriation de notre corps et de notre esprit. Dans la perspective d’un Jean-Jacques Rousseau, il n’est pas certain que ces progrès inouïs ne côtoient pas des reculs versant mœurs et valeurs.
L’hégémonie de l’espace virtuel, de l’image et du like sur le temps historique, le livre et l’argument se conjugue avec les autoritarismes populistes, les rétractations identitaires et les intégrismes les plus conquérants. Il n’est toujours pas acquis que les stupéfiantes transformations de la nature s’harmonisent avec les avancées de la solidarité, de la bienveillance et de la concorde. Comme un effet jogging, on prend sa voiture pour aller courir à perdre haleine dans les sous-bois.
Comme si les mondes du savoir et du pouvoir, deux ensembles aux intersections ténues, peinaient à se rapprocher. “Il n’y a pas d’accord, écrit Régis Debray, entre les rythmes du renouvellement machinique et le temps des maturations humaines”. Ce déphasage est constitutif de l’histoire du Sapiens. L’outil accélère, l’institution s’essouffle à le rattraper. Aujourd’hui l’écart s’accroît inexorablement. La vivacité du monde de la technique, support de la vulgate néolibérale, tétanise le patient déroulement des procédures politiques. L’algorithme et les ingénieurs ont pris la main sur la délibération et l’éducateur.
Certes, dans certains domaines de ce flux continu d’inventions et de nouveautés, la puissance publique entend tenter de réguler un peu de ce débordement exponentiel. Toujours avec retard face au laboratoire, à l’hôpital ou à la start-up. Les sciences de la vie font l’objet d’une attention plus particulière. Plus que les savoirs de la culture et de la transmission. On manipulera moins facilement les embryons que l’information ou les archives.
Il existe une bioéthique en matière de santé. Le clonage ou la procréation médicalement assistée sont sous surveillance. Rien de tel pour les productions culturelles. Aucune techno éthique pour encadrer les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). On comptera, en fervents disciples des vertus de l’économie de marché, sur l’inépuisable mythe de l’autorégulation. À Google et Facebook de faire leur propre police des écrans.
Devant l’ubérisation du monde et les virtualités abyssales des technosciences, chacune pouvant s’avérer être un remède comme un poison, seul l’État, cœur de la délibération démocratique et garant du bien collectif, peut assurer les indispensables arbitrages et les régulations nécessaires. La limite première n’est ni l’inclinaison particulière du consommateur, ni l’efficacité économique, ni les promesses enchanteresses pour le surlendemain, mais la loi.
Celle-ci suppose un exercice de perpétuel équilibre, ni optimiste ni pessimiste mais tragique, entre les aficionados du laisser- faire fécondant un avenir radieux et les nostalgiques d’un âge d’or aussi perdu qu’imaginaire.
La mondialisation a fait exploser le sens de notre destin commun. La concurrence et la compétitivité généralisées distendent la maîtrise que l’humain a sur la vie et sur son sort collectif. Seule, la réhabilitation du politique, pleinement conscient des enjeux complexes des technosciences et apte à une régulation au niveau international qui mutualise les acquis au bénéfice de tous, permettra une réelle limitation des déchaînements de Prométhée.
Il faut se garder de l’illusion solutionniste. Elle n’est vraie ni en technique ni en politique. Pour parodier Evgeny Morozov, pour tout résoudre, il ne suffit pas de cliquer ici.