RADICALISME: PISTES POUR EXPLIQUER LES RACCOURCIS DU DISCOURS

par | BLE, Démocratie, JUIN 2016

Radicalisme : chez le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur, le mot parle de lui-même, il n’est plus nécessaire de préciser “radicalisme musulman”, il suggère à lui seul violence et actes terroristes. Pourquoi “le retour aux racines des choses” doit-il nécessairement comporter ce sens péjoratif dans la communication médiatique ?

Il y a peu, le ministre fédéral de l’Intérieur a provoqué une polémique après avoir déclaré, dans un pays secoué par des attentats qui ont fait des dizaines de morts, qu’une “partie significative” de concitoyens auraient dansé après les évènements dramatiques du 22 mars.

Les réactions ont déferlé dans le monde politique, et la polémique a animé le devant de la scène médiatique pendant des jours.

Malgré les arguments développés sur toutes les plateformes  d’informations  et de débats du pays, il est intéressant de constater que ces discours diffusés a posteriori semblent avoir peu de prise sur ce qu’on a l’habitude de nommer l’’“opinion publique”. C’est ce que tend  à démontrer, avec toutes les précautions d’usage, un sondage réalisé par la presse écrite[1], et qui estime à 68% la proportion de Belges qui se disent d’accord avec  le ministre Jan Jambon. Et la cote de popularité de ce dernier dans la Belgique francophone n’a jamais été aussi haute.

IMMÉDIATETÉ, ÉMOTION ET EXACTITUDE

Cet exemple nous amène à une réflexion plus large qui concerne le sens de ce qui est communiqué. Dans une récente publication américaine, il est question d’époque “poste factuelle” : peu importent les faits, la communication employée par les décideurs ne se soucie que de leur popularité. Et cela semble bien fonctionner. Ainsi, explique un journaliste américain[2] à propos de la multitude d’inexactitudes assénées par le candidat républicain Donald Trump pendant sa course à l’investiture, avec la vitesse de propagation de cette information rapide, qui atteint des millions d’électeurs en quelques secondes, “la possibilité d’avoir un impact avec la vérification des faits est en train de devenir une course contre la montre.” Une course perdue ?

Interrogés par les journalistes de la RTBF, des politologues ont donné leur avis sur  le phénomène : le basculement vers l’émotionnel au détriment du rationnel dans la communication politique, et médiatique en général, fait de plus en plus ressembler le débat public à une sorte de téléréalité, ou émotion se confond avec sincérité, et avec exactitude. Et de citer Nietzsche : “Il n’y a pas de faits, mais des interprétations”.

DOMINATION

Mais cette tendance à surévaluer l’immédiat et l’irrationnel biaise également la compréhension au-delà des faits qui peuvent être vérifiés. Dans le registre symbolique,  les  mots  sont  importants en ce qu’ils convoquent des images positives, négatives, et induisent un jugement. Ainsi en est-il de l’expression “pris en otage”, raccourci employé lors d’actions de  grève,  touchant  souvent des navetteurs se rendant à leur travail. Le raccourci de langage ne permet plus de questionner la pertinence  des  faits  en eux-mêmes, il décrit en une image  une   réalité   complexe, des rapports de force, des causes et des effets. Certains mots, ou de façon plus large, certains concepts, deviennent, dans les médias et singulièrement dans les médias d’information, imperméables à toute interrogation sémantique. Il est intéressant de constater dès lors la distance mise en mots, illustrée par ces expressions, entre la définition actuellement admise du journalisme et la façon dont il se pratique.

Profession mal aimée, peu digne de confiance d’après plusieurs enquêtes d’opinion, le journalisme a souvent vogué entre diverses lignes qui définissent sa pratique. Aujourd’hui, la tendance venant des pays anglo-saxons lui impose des limites strictes censées protéger son objectivité, ou à tout le moins sa crédibilité auprès du public auquel il s’adresse. Objectivité versus neutralité : tel est le fil rouge qui guide la multitude de débats qui tournent autour de la pratique  des  métiers  de   l’information. Si ce débat est difficile, son existence délimite cependant cet idéal vers lequel le journaliste doit tendre : être impartial dans sa retranscription de la réalité, donner les clés de compréhension suffisantes à son public.

Or, comment comprendre cette injonction, alors que la présentation de la réalité par les mots se trouve tronquée ?

La rapidité, la convocation de l’émotionnel entraînent donc des biais de compréhension et sont eux-mêmes amplifiés par la toute puissance de la communication médiatique. Nous pouvons convoquer Bourdieu, dans son analyse des médias, et plus particulièrement de la télévision. La télévision aurait, d’après lui, “une  sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population.” Ce monopole s’exerce, selon le sociologue, dans un contexte particulier, qui est celui de la domination. Dans ce cadre, les actions des professions chargées de  répercuter la réalité du monde se déroulent apparemment de la façon la plus naturelle possible, alors qu’elles sont le fruit  de  leur environnement.[3]

CETTE ANALYSE VAUT-ELLE TOUJOURS AUJOURD’HUI ?

L’utilisation du mot radicalisme vient  à point nommé illustrer ce propos. Bourdieu, et d’autres, ont eux-mêmes été taxés de radicalisme, ou de radicalité, par certains de leurs confrères. Or, comme le note justement Alain Lecomte, spécialiste en sciences du langage, “croire en une vérité même si pour la majeure partie de l’opinion elle est rien moins qu’évidente est une forme de radicalité dont ont fait preuve les personnalités marquantes de la science moderne, de Copernic et Galilée à Einstein.”[4] Est-ce qu’opposer des arguments idéologiques face à une majorité non définie doit, d’emblée, être mal jugé ? se demande-t-il. Radicalisme, aujourd’hui dans la communication médiatique, est synonyme d’extrémisme, au mieux. Au pire, il ne recouvre  que la réalité du terrorisme et des actes violents. Ne peut-on pas, en suivant Bourdieu, craindre que le glissement sémantique ne soit en réalité destiné à une disqualification de tout ce qui pourrait remettre en cause un discours dominant et largement diffusé ? Dans la pratique du journalisme d’aujourd’hui, soumis à l’immédiateté et immanquablement parfois aux  raccourcis,  il  s’agit  peut- être d’une illustration de la difficile indépendance du métier.


1 Sondage IPSOS publié le 20 mai 2016.

2 Politico.com, 15 décembre 2015.

3 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, 1996.

4 Alain Lecomte, “Qu’est-ce que le radicalisme ?”, blogslemonde, mars 2008.

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