THÉORIES DU COMPLOT: QUAND L’ESPRIT CRITIQUE SE MUE EN IRRATIONALITÉ

par | BLE, Démocratie, MARS 2021

Dire d’une explication qu’elle relève de la théorie du complot ou dire d’une personne qu’elle est complotiste, véhicule souvent l’avis que cette personne ou cette explication est irrationnelle et fausse. Cependant, la définition de la théorie du complot est non seulement controversée, mais il est aussi crucial de distinguer le faux de l’irrationnel, et le rationnel du vrai. Cela donne lieu à plusieurs manières de concevoir le concept de théorie du complot et son rapport à l’irrationalité. Entre irrationalité et esprit critique, cet article explore ces caractéristiques de la pensée complotiste.

Vous êtes sûrement déjà familiers avec les idées selon lesquelles les attentats terroristes du 11 Septembre auraient été orchestrés par l’administration Bush, que les vaccins seraient une cause d’autisme, ou que la 5G aurait été un outil pour propager le coronavirus. Ces croyances appartiennent à la même catégorie que les croyances selon lesquelles la Terre serait en fait plate, que nos sociétés auraient été infiltrées par des reptiles humanoïdes (ces reptiliens qui prendraient notre apparence pour mieux nous tromper) ou que Paul McCartney des Beatles serait en fait mort en 1966 pour être remplacé par un sosie. Toutes ces idées représentent en effet ce que l’on appelle communément les théories du complot. Alors les théories du complot, c’est quoi et, surtout, comment les comprendre en relation à la pensée critique ?

En principe, tout le monde semble être d’accord sur le fait qu’une théorie du complot consiste en un ensemble d’hypothèses qui visent à expliquer un certain nombre de faits par la postulation d’un complot, c’est-à-dire d’un plan secret se trouvant généralement aux mains d’un nombre restreints d’individus. Par conséquent, les théoriciens du complot seraient tout simplement ceux qui souscrivent, ou qui croient, à une ou plusieurs théories de ce type.

En philosophie, on utilise le terme « croyance » pour désigner l’attitude mentale qui consiste à penser que quelque chose est vrai. Utilisé ainsi, on dira que vous et moi croyons (sans aucun doute) que deux et deux font quatre, que la capitale de la Belgique est Bruxelles et que le coq au vin est une spécialité française. Le terme, utilisé ici de manière technique, contraste donc un peu avec la manière dont on l’utilise parfois dans le langage ordinaire pour se référer à des convictions d’ordre personnel, telles que les croyances religieuses. Le terme philosophique, ainsi que je l’utiliserai ici n’est pas ainsi connoté. Croire en une théorie du complot, c’est donc souscrire à la vérité d’un ensemble d’hypothèses, ou pour le dire autrement, penser qu’elles sont vraies.

Ce qui fait cependant polémique, c’est la question de savoir si les théories du complot peuvent être vraies et rationnelles – on peut appeler cette approche permissive –, ou si, au contraire, elles ne peuvent qu’être fausses et irrationnelles par définition – l’approche restrictive.[1] Selon l’approche permissive, croire en une théorie du complot n’aurait rien d’irrationnel en soi car il peut arriver que certains complots s’avèrent être réels, bien qu’ils semblent rarement l’être. Parmi les « théories du complot » avérées, on pense par exemple au « scandale des fiches » à la fin des années 1980, en Suisse, où les services secrets suisses auraient collecté des informations sur une large partie de la population. Mais tout le monde ne s’accorde pas sur cette définition des théories du complot.  Selon une définition plus stricte, une théorie du complot est une théorie nécessairement fausse ou qu’on n’a pas de bonnes raisons de croire, pas d’éléments en notre possession qui pourraient prouver sa vérité. Ce point de désaccord concerne donc surtout la question de savoir si oui ou non, le concept de théorie du complot implique, d’une part, que la théorie en question soit nécessairement fausse et, d’autre part, celle de savoir si croire en ces théories est toujours irrationnel, dans le sens où on n’a en fait pas de preuves de leur vérité. La question est alors de décider si on veut que le terme puisse être appliqué à toute théorie qui postule un complot, ou s’il ne doit au contraire être réservé qu’aux théories qui sont catégorisées comme fausses et irrationnelles.

Sans me prononcer sur ce point – qui est parfois vu comme un simple débat définitionnel – j’aimerais attirer l’attention du lecteur sur la tendance à confondre deux notions épistémologiques très importantes, à savoir la question de la vérité d’une part, et la question des preuves et de la rationalité épistémique de l’autre. La notion de vérité utilisée ici est tout aussi simple et intuitive – du moins à première vue – que celle que l’on utilise pour évaluer toutes nos croyances ordinaires : si votre croyance que Bruxelles est la capitale de la Belgique est vraie, c’est tout simplement car Bruxelles est la capitale de la Belgique. Que Bruxelles soit la capitale de la Belgique est un fait. Et c’est ce fait qui rend votre croyance vraie. Si, par exemple, vous pensiez que Genève est la capitale de la Suisse, votre croyance serait fausse, puisque la capitale de la Suisse est Berne.

Toute croyance peut donc être évaluée sous ces deux dimensions : sa vérité (elle est soit vraie, soit fausse) et sa rationalité (elle est soit rationnelle, soit irrationnelle). Vérité et rationalité sont des distinctions dites orthogonales dans la mesure où une croyance vraie peut être irrationnelle, de même qu’une croyance fausse peut être rationnelle. Bien que fausseté et irrationalité coïncident souvent, il existe des croyances rationnelles fausses et des croyances irrationnelles vraies. Croire en la théorie du phlogistique, à la fin du XVIIe siècle n’était pas forcément irrationnel, dans la mesure où les informations que l’on avait à disposition semblaient soutenir cette hypothèse. Mais cette croyance rationnelle aurait quand même été fausse puisque le phlogistique n’existe pas. De même, il est possible d’avoir une croyance irrationnelle vraie, si l’on croit quelque chose dur comme fer alors que tout semble indiquer le contraire. Une personne maladivement jalouse pourrait croire en l’infidélité de ses partenaires sans pour autant avoir de preuves ou d’indications que celle-ci soit réelle. Il se pourrait ainsi qu’elle croit en l’infidélité d’un partenaire et que sa croyance se trouve être vraie simplement par hasard. Sa croyance est irrationnelle dans la mesure où elle n’est pas fondée sur de bonnes raisons de croire que son partenaire actuel est infidèle, telles que des éléments de preuves, mais sur sa peur. C’est ce qu’on appelle une croyance biaisée ou motivée, et parfois même une forme de duperie de soi.

Mais ce qui est important de retenir ici est que la croyance de cette personne est irrationnelle parce qu’elle n’a pas de bonnes raisons de croire que sa partenaire est infidèle, et non pas parce que l’infidélité n’est pas réelle. C’est pour cela qu’on dit qu’il existe des croyances fausses rationnelles et des croyances vraies irrationnelles. La rationalité n’est donc pas dépendante de la vérité d’une croyance, mais de la position épistémique de la personne qui la tient.

Il faut alors distinguer au moins trois manières de définir la théorie du complot, trois manières qui semblent toutes être utilisées pour parler de ces théories et parfois aussi de celles et ceux qui y souscrivent. Selon la définition permissive, une théorie n’a ni besoin d’être fausse ni besoin d’être irrationnelle pour être qualifiée de théorie du complot. Selon la théorie restrictive, la théorie doit être à la fois fausse et irrationnelle pour être qualifiée de théorie du complot. Et selon la troisième définition finalement – ce qu’on pourrait appeler la définition motivationnelle –, la théorie ne doit pas forcément être fausse, mais croire en sa vérité est nécessairement irrationnel car on ne possède pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir sa vérité.

Oui, mais alors toute personne qui croit à une ou plusieurs théories de ce type a non seulement l’impression qu’elle est soutenue par des preuves, mais croit souvent par la même occasion faire preuve d’un esprit critique acéré (c’est bien pour cela que les complotistes s’appellent parfois « truth-seekers » ou chercheurs de vérité). Comment cette apparente contradiction est-elle possible ? L’esprit critique n’a-t-il pas précisément comme but de former des croyances rationnelles et d’atteindre la vérité ? Ce qui nous intéressera particulièrement ici est donc cette tension étrange qui existe chez les théoriciens du complot, entre d’une part une volonté – voire un désir – extrême de vouloir exercer une pensée critique, de penser de manière libre et indépendante, et le résultat auquel ils aboutissent en souscrivant à des théories improbables, faisant ainsi preuve d’une irrationalité flagrante.

Ce qu’il faut comprendre avec les théories du complot, c’est qu’en postulant l’existence d’un complot, on se divorce automatiquement de l’explication officielle des événements. Le plus souvent, sont considérées officielles les explications de faits provenant des gouvernements ou des médias traditionnels. Une théorie du complot ne peut bien évidemment pas être une explication officielle, puisque si ces explications faisaient partie des explications officielles, elles ne seraient pas secrètes et ne pourraient donc pas être qualifiées de complot. Croire en ces théories suppose que la vérité nous soit cachée d’une manière ou d’une autre et que la réalité est donc différente de ce qui nous est présenté.

C’est cet élément qui motive, du moins en partie, la croyance en ces théories car elle dénote d’une méfiance à l’égard des explications officielles.  L’esprit critique intervient en mettant en doute ce qui paraît évident et incontesté : l’explication que tout le monde semble accepter sans la questionner.  Dans ce contexte, faire preuve d’esprit critique consiste à remettre en question la version officielle et incontestée des faits en relevant certains éléments de l’explication puis à enquêter, à chercher des réponses à ces questions à travers des sources différentes, souvent dites « alternatives ». On pense par exemple aux adeptes du « platisme » – ceux qu’on appelle les « flat earthers » en anglais – cette communauté qui défend l’idée selon laquelle la Terre est plate, et qui, plutôt que d’accepter l’avis des scientifiques sur la question, imitent la démarche scientifique en effectuant leurs propres expériences. La première étape de la pensée complotiste consiste ainsi souvent en une forme de scepticisme pourrait-on dire, face à une explication que personne ne semble contester – mais qui, par ailleurs ne répond pas à toutes nos interrogations ou ignore certaines questions pressantes.

Parfois, ces doutes ne sont d’ailleurs pas infondés. Il existe parfois de bonnes raisons de questionner, ou du moins de chercher à récolter de plus amples informations sur les explications qui nous sont données. Dans son livre à succès « Factfulness », le fameux statisticien Hans Rosling parle de la manière dont le manque de régulations de certaines pratiques par le passé – en matière de pesticides et de vaccinations par exemple – a généré une méfiance dans la population qui s’apparente désormais à de la paranoïa. Ces exemples de dérives passées illustrent que faire preuve d’esprit critique vis-à-vis des explications officielles n’est pas nécessairement déraisonnable.

Mais si les théoriciens du complot font preuve d’esprit critique – une démarche censée garantir une meilleure pratique épistémique – comment viennent-ils à adopter des croyances irrationnelles ? Toujours dans le même livre, Rosling ajoute : « j’adore la pensée critique et j’admire le scepticisme, mais seulement dans un cadre qui respecte les preuves ».[2] Et la différence est bien là. Si aucune preuve ne vous faisait jamais changer d’avis sur un sujet, « alors vous vous mettez en-dehors de la rationalité fondée sur des preuves, en-dehors de la pensée critique qui vous a amené à ce point ».[3] Et c’est souvent cette attitude que l’on observe chez les théoriciens du complot, car la croyance en ces théories est souvent motivée.

On parle de raisonnement motivé pour parler de croyances qui ne sont pas uniquement motivées par l’atteinte de la vérité mais par le désir d’arriver à une conclusion particulière.[4] On parle alors de croyance motivée pour parler des croyances qui résultent de ce type de raisonnement. Contrairement au raisonnement motivé par la découverte de la vérité, la psychologue sociale Ziva Kunda démontre que le raisonnement motivé ne sélectionne que les stratégies de réflexion qui seront les plus à même de mener celui qui les conduit au résultat désiré.[5] Une personne motivée à accepter une certaine conclusion sera donc plus encline à reconnaître les informations qui vont dans la direction de ce qu’elle souhaite croire et à éviter celles qui ont l’air de prouver le contraire. Ces mécanismes de pensées sont aussi ce qui nous mène à la duperie de soi, par exemple. C’est précisément ce que l’on constate chez les théoriciens du complot : toute preuve allant à l’encontre de la croyance en la théorie est rejetée, soit comme venant d’une source peu fiable – telle qu’une source officielle – ou comme étant tout simplement erronée. Le problème avec la pensée complotiste n’est donc pas l’impulsion critique, mais l’impossibilité à prendre en compte des éléments de preuve qui ne vont pas dans la direction souhaitée. Parfois, donc ce ne sont pas nécessairement les doutes qui sont infondés, mais uniquement le résultat du raisonnement qui en découle.

Reste seulement à savoir par quoi ces croyances sont motivées. Je soupçonne qu’une des motivations à croire en ces théories – bien qu’il y en ait peut-être plusieurs – est intrinsèquement liée à la question de la source dont provient l’information, à savoir une aversion à la possibilité de devenir « un mouton » en se faisant tromper et manipuler par les autorités. Cette peur n’est en réalité pas seulement la peur de croire la version officielle des faits, mais de la croire à tort et d’être trompé. C’est donc une aversion à une forme de naïveté qui motiverait en partie ces croyances, mais seulement lorsque cette naïveté est liée au fait de croire les autorités et les médias conventionnels. Et c’est à travers cela que se créent des seuils de croyances très bas en ce qui concerne des versions alternatives – desquels s’ensuit une forme de naïveté et un manque d’esprit critique envers les preuves qui confirment les théories du complot – et parallèlement, des seuils de croyances très élevés, que l’on peut interpréter comme une forme de scepticisme, en ce qui concerne les explications officielles. C’est ce déséquilibre entre crédulité et scepticisme, entre esprit critique et irrationalité, qui est si particulier aux théories du complot.


[1] Pour une lecture plus approfondie sur l’épistémologie des théories du complot voir Coady, D., 2012. What

to believe now: Applying epistemology to contemporary issues. John Wiley & Sons.

[2] Rosling, H., Rönnlund, A.R., Rosling, O., 2018. Factfulness: Ten Reasons We’re Wrong About the World and

Why Things Are Better Than You Think. Flatiron Books.

[3] Ibid., p. 117.

[4] Kunda, Z., 1990. The Case for Motivated Reasoning. Psychological Bulletin 108, 480–498.

[5] Ibid., p. 480.

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