“SI TU NE PEUX LE COMBATTRE, EMBRASSE TON ENNEMI”

par | BLE, Dynamiques réactionnaires, Féminisme

Les plateformes comme Instagram ou TikTok influencent profondément notre perception des rôles en tant que femmes ou hommes dans la société. Par quels mécanismes ces plateformes renforcent les rôles traditionnels de genre ? Nous partirons de l’observation des tendances actuelles comme celle des « tradwives » pour interroger la réactualisation au 21e siècle d’une idéologie réactionnaire en constante mutation depuis l’industrialisation.

Il y a plus de trente ans, Susan Falaudi[1] remportait le prix Pulitzer pour son essai « Backlash ». Le titre de cet ouvrage est entré dans le langage courant pour décrire le retour de bâton réactionnaire qui suit chaque (petite) avancée vers l’égalité de genre. À cette époque, internet et les réseaux sociaux n’étaient pas des outils majeurs dans la diffusion de normes de genre. Mais déjà le backlash se présentait comme une « réaction naturelle », tout comme les tendances sexistes des réseaux sociaux aujourd’hui se manifestent sous forme de « choix personnels » ou de « styles de vie », masquant leur rôle dans la perpétuation de normes sociales genrées conservatrices.

Jusqu’ici, les outils de défense de l’égalité de genre présents dans les législations européennes[2] limitent les effets de ces tentatives de réactualisation des modèles réactionnaires de genre. Cependant, malgré les acquis en matière juridique, ces modèles remportent un succès croissant auprès des jeunes.

Ces modèles se distinguent par une résistance aux évolutions sociales qui prônent l’égalité et la fluidité des genres, insistant au contraire sur la complémentarité stricte et la différenciation des sexes. Les figures masculines et féminines, essentialisées à outrance, recyclent des archétypes monolithiques d’un passé idéalisé où le surhomme[3] et la ménagère parfaite sont promus et érigés en exemple.

Réussir sa soumission dans le capitalisme tardif

La représentation des genres dans les médias en général, et sur les réseaux sociaux en particulier, joue un rôle dans la discrimination basée sur le genre et dans la promotion de stéréotypes et de modèles réactionnaires.[4] Ces modèles sont souvent promus par des figures ou mouvements conservateurs qui idéalisent les rôles de genre des trente glorieuses, comme les “Tradwives” ou « stay-at-home-girlfriend ». 

Influenceuses à succès, depuis la pandémie (et l’injonction à rester chez soi), elles cumulent des centaines de milliers d’abonnées proposant des recettes de cuisine, des routines de beauté, des trucs et astuces pour bien gérer son foyer et rendre leurs maris heureux. Plus de coca-cola à la maison alors que monsieur a une envie soudaine de soda ? Pas de souci ! La tradwife Nara Smith décide d’en fabriquer à la maison et partage avec ses abonnées la recette en vidéo.

La grossesse et les soins aux enfants sont largement partagés également. À travers l’exposition des séquences de leur intimité quotidienne et de celle de leur famille nucléaire, elles rappellent les valeurs des années 1950 et 1960 et s’inspirent spécifiquement du christianisme comme source d’orientation.

Sans nécessairement l’expliciter, ces influenceuses suggèrent que l’émancipation sociale, politique ou économique des femmes serait une menace aux structures sociales traditionnelles.

Cependant, au-delà de pourvoir des modèles contraires à l’indépendance financière des femmes, les tradwives proposent un comportement qui rassure certains hommes, eux-mêmes attirés et influencés par une offre de contenus virilistes, prônant la domination via les « coaches en séduction », incels[5] et autres masculinistes dont les profils cumulent également des millions d’abonnés.

La complémentarité entre ces profils réactionnaires est en partie le fruit de besoins psychiques et affectifs inextricables d’un contexte social et politique marqué par la disparition des filets de sécurité collectifs. Quoi de plus rassurant que de s’imaginer la possibilité de recréer à son échelle personnelle La petite maison dans la prairie, alors que les possibilités d’accès à un emploi digne, à une sécurité sociale performante et à des sources d’épanouissement professionnel semblent limitées à une élite de plus en plus restreinte ?

Les tradwives progressent sur les réseaux sociaux probablement parce qu’elles remplissent un vide dans les possibilités effectives d’accès au bonheur féminin en dehors des rôles traditionnels. Mais à quel prix ?  Il ne faut peut-être pas aller aussi loin que les talibans et interdire aux femmes de parler entre elles pour limiter leur possibilité d’accéder à leur condition humaine ou à leur subjectivité politique. Il suffit, peut-être, de leur vendre l’idée qu’elles seront mieux, plus heureuses, mieux reconnues, si elles se plient au modèle du bonheur domestique et qu’elles ne parlent que de cela.

La carotte libérale plutôt que le bâton conservateur ? Il faut avouer que regarder le contenu proposé par les tradwives a un petit côté addictif : des vidéos où les intérieurs bien rangés, les robes rétro magnifiques et les recettes de cuisine élaborées ont une aura réconfortante. On peut facilement perdre des heures devant les routines make-up avant l’aube (il ne faut en aucun cas que le mari se réveille autrement qu’en face d’une pin-up vintage !), les préparatifs des goûters d’anniversaire 100% homemade et les inépuisables conseils pour tenir un budget avec un seul revenu.

Mad men, farine et margarine

Dans le reportage Tradwife, une invention marketing, de France Culture[6], on découvre les figures tutélaires de ces influenceuses « qui prônent le dévouement des femmes à leur foyer et à leur mari en leur mitonnant des bons petits plats, exactement comme trois cuisinières qui ont vendu des millions de livres à des époques différentes et qui ont façonné chacune à leur manière l’image de la ménagère idéale ».

Le problème, c’est que ces ménagères modèles « n’ont jamais existé et sont de pures inventions industrielles ».

Il y a un siècle, aux États-Unis, une entreprise qui vend de la farine publie de la réclame dans un journal local. L’entreprise reçoit rapidement de nombreux courriers demandant des conseils sur la cuisson de leur pain ou de leur gâteau. Le directeur de l’entreprise a alors une idée de génie : il pense que les réponses seraient plus crédibles si elles étaient écrites par une femme. Il imagine un nom : Betty Crooker. Sa popularité deviendra telle qu’elle nécessitera l’emploi de 21 personnes chargées d’élaborer ses fameuses recettes en 1924 !

Dans les années 50, les Suisses aussi ont eu une star nationale médiatique, cuisinière et ménagère modèle : Betty Bossi. Son histoire a également son origine dans une publicité de l’industrie de l’alimentation. Derrière ce personnage fictif, il y a une rédactrice publicitaire de la marque Astra, Emmi Creola-Magg. Astra vend des huiles et des graisses pour la cuisine, qu’on mettra évidemment en avant pour réussir les recettes. Mais le succès publicitaire dépasse rapidement la simple margarine : Betty Bossi lancera sa propre marque de produits électroménagers.

Dès la fin des années 1950, en France, Françoise Bernard, également créée de toutes pièces par la marque Astra, prodiguera des conseils pour bien tenir son foyer, avec ce souci constant de présenter une image idéalisée de la ménagère. Cependant, à partir des années 1970, elle ne s’adresse plus seulement aux femmes au foyer, mais aussi aux femmes qui sont dans la vie active et qui ont moins de temps à consacrer à la cuisine, ainsi elle fera entrer le micro-onde dans l’équation.

Manuela Martini, professeure d’histoire contemporaine, rappelle également dans ce reportage comment pendant les trente glorieuses « les ingénieurs s’attelaient aussi à étudier comment faire en sorte que les logis soient gérés de manière tout à fait semblable à l’usine, avec les mêmes normes de rationalité ».

La fée du logis : une invention industrielle

Cette volonté de rationnaliser l’espace domestique et d’éduquer les ménagères ne date pas de l’après-guerre. Il s’agirait plutôt d’une transposition dans la sphère domestique des mécanismes développés avec l’industrialisation.

Au début du 19e siècle, « Le foyer [bourgeois] doit être l’antithèse de la guerre de tous contre tous à laquelle doit se livrer le mari, parti travailler à l’extérieur. La fée du logis des classes supérieures est dénuée de toute responsabilité en matière de subsistance. Elle est portraitisée comme une créature alanguie, vulnérable, voire malade ou dépressive… »[7]. Avec son armée de domestiques, l’épouse bourgeoise pourra se consacrer entièrement à la délicatesse et à la vertu.

En même temps, les ouvrières et les femmes des classes populaires sont considérées comme des potentielles prostituées et des mères défaillantes qu’il faut éduquer et à qui il faut fournir des modèles : ainsi naissent la « ménagère professionnelle » et la science domestique : « La femme au foyer est sommée d’être économe, gestionnaire de ses domestiques – et quand elle n’en possède pas, elle se doit d’être efficace pour assurer ses nouvelles tâches » (Pruvost,G. op. cit. p. 146-147).

Des ouvrages et des expertes en science domestique vont se multiplier de part et d’autre de l’Atlantique entre le début du 19e et le milieu du 20e siècle. « Cette nouvelle discipline réservée aux femmes comporte au moins cinq domaines d’action privilégiés : il s’agit tout d’abord d’apprendre la rationalisation des dépenses puis de former au travail de consommation ainsi qu’à l’usage des biens d’équipement (l’art de faire la lessive, des choisir les bons ingrédients, des cuire à point la viande, de passer l’aspirateur). Leur rôle est également de mener une croisade hygiéniste contre les microbes. Elles doivent enfin éduquer les enfants suivant les règles médicales de puériculture. Pour assurer toutes ces missions sont inventées les sciences ménagères afin de trouver les plus efficaces arrangements domestiques jusque dans la réorganisation architecturale des maisons » (op. cit. p.148).

Qui paye pour la recette du bonheur conjugal ?

Les traces de ces préceptes datant du 19e siècle semblent avoir été reprises telles des évangiles par ces influenceuses réactionnaires qui trouvent une résonance particulière dans un contexte de crise économique et d’incertitude, où les valeurs de stabilité, de sécurité et de rôles traditionnels peuvent sembler réconfortantes. De plus, les algorithmes des réseaux sociaux favorisent les contenus qui suscitent des émotions, renforçant la popularité de modèles conservateurs qui suscitent nostalgie ou controverses.

Ce besoin de réconfort et de stabilité sont compréhensibles. Cependant, dans le contexte actuel de crise économique et de hausse des prix, l’image de la “tradwife” vivant au sein d’un foyer dépendant du seul revenu du mari paraît de plus en plus irréaliste. Ce modèle mensonger (en réalité, les tradwifes travaillent : elles produisent du contenu pour les réseaux sociaux qui peuvent générer des revenus), idéalisé comme un choix de vie, devient en réalité un privilège financier difficile à atteindre pour la plupart des familles. Alors que les réseaux sociaux valorisent ce style de vie “traditionnel”, ils cachent l’inaccessibilité de ce modèle pour beaucoup, transformant un idéal nostalgique en une norme désirable, mais souvent hors de portée.

Les gagnantes apparentes de cette tendance sont les tradwives elles-mêmes, qui reçoivent une rémunération par les plateformes pour les contenus à succès qui répondent à une demande d’inspiration et de réassurance. Cependant, les véritables bénéficiaires restent les plateformes de réseaux sociaux comme Instagram, TikTok et YouTube. En amplifiant ce contenu, elles suscitent de l’engagement — clics, partages, commentaires — et attirent ainsi davantage d’annonceurs. Cela alimente leur modèle économique basé sur la publicité, leur permettant de capitaliser sur des visions idéalisées et normatives de la vie domestique.

De l’autre côté de l’écran, le contenu des tradwives peut affecter la santé mentale des « followeuses » en renforçant des normes inatteignables et idéalisées de vie domestique. En suivant ces influenceuses, certaines peuvent se sentir inadéquates ou insuffisantes si elles n’arrivent pas à atteindre ce mode de vie “parfait”, ce qui peut entraîner des sentiments de frustration, d’échec, ou d’anxiété. De plus, la pression pour “réussir” dans des rôles traditionnels, surtout en contexte économique difficile, peut aggraver des tensions intérieures et nuire à l’estime de soi.

Il n’est pas rare que les tradwives postent, à un moment ou à un autre, des vidéo-confessions après une absence. Sous l’intitulé “what happend to me“, elles partagent à quel point la pression de leur mode de vie apparemment idyllique affecte leur santé psychique. Est-ce que ces confessions auraient comme objectif d’alerter leur public de l’impossibilité du bonheur qu’elles vendent ? Il s’agit, peut-être, d’une forme paradoxale de sororité.


[1] Backlash : La guerre froide contre les femmes de Susan Faludi. (Éditions Des Femmes, 1993).

[2] Pour voir les outils juridiques en question, on peut visiter le site du Parlement Européen. Il s‘agit d‘une base juridique qui stipule que ”L’égalité constitue l’une des valeurs fondamentales de l’Union européenne, ancrée dans les traités européens, et en particulier à l’article 2 et à l’article 3, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne (traité UE), aux articles 8, 10, 19, 153 et 157 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (traité FUE) ainsi qu’aux articles 21 et 23 de la charte des droits fondamentaux.”

https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/59/l-egalite-entre-les-hommes-et-les-femmes

[3] Débat FDL sur les surhommes en ouverture au Festival des Libertés (2024).

[4] Social Media and Gender: A Tricky Combination, in Media literacy for citizenship, https://eavi.eu/social-media-and-gender-a-tricky-combination/ ; Zhu JM, Pelullo AP, Hassan S, Siderowf L, Merchant RM, Werner RM. Gender Differences in Twitter Use and Influence Among Health Policy and Health Services Researchers. JAMA Intern Med. 2019;179(12):1726–1729. doi:10.1001/jamainternmed.2019.4027 ; DUFFY, Brooke Erin; HUND, Emily. Gendered Visibility on Social Media: Navigating Instagram’s Authenticity Bind. International Journal of Communication, [S.l.], v. 13, p. 20, sep. 2019. ISSN 1932-8036. Available at: <https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/11729>.

https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/59/l-egalite-entre-les-hommes-et-les-femmes

[5] “Célibataire involontaire”, “Le phénomène incel est de plus en plus étudié, y compris dans une perspective de prévention et de lutte contrel’extrémisme violent. Comme il existe des liens entre certains éléments du mouvement incel et certains (autres)types d’extrémisme, il est important de chercher à comprendre ce qu’il se passe dans ce monde, essentiellementen ligne”, in Le phénomène incel : exploration desproblèmes internes et externes touchant les célibataires involontaires, Radicalisation awareness network.

[6] Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=S0LT3sRqKoI

[7] Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, Paris, La Découverte, p. 145

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