UNE AUTRE CRITIQUE DE LA RAISON PURE

par | BLE, MARS 2016, Politique

Dans ce numéro de Bruxelles Laïque Echos, nous commentons et argumentons notamment l’idée selon laquelle la gouvernance par l’émotion et l’activation des émotions du peuple, par une activité politique et médiatique autour de faits-divers et d’événements qui peuvent être générateurs de traumatisme, sont critiquables en ceci qu’elles amènent à prendre des décisions pour toutes et tous qui ne sont pas suffisamment fondées sur la réflexion, l’analyse et la raison. Nous critiquons le caractère anxiogène de cette pratique politico-médiatique et le caractère inapproprié des dispositions, notamment légales, qu’elle rend possible.

Le présent article entend descendre d’un étage, pour repartir des émotions, leur accorder l’inévitable humanité dont elles relèvent et envisager d’autres manières de les considérer et de s’appuyer sur elles. Et ceci au départ d’un élément de l’étude menée par le sociologue Robert Linhart lorsqu’il était établi à l’usine Citroën de Choisy (Paris) et dont il rend compte dans son ouvrage : L’établi, Éditions de Minuit, 1978.

Robert Linhart est un intellectuel, un militant maoïste, qui décide, dans la foulée des révoltes de 1968, d’aller “s’établir” dans la classe ouvrière en se faisant embaucher comme ouvrier spécialisé chez Citroën. La volonté des établis est de rompre avec leurs présupposés de la bourgeoisie et de diffuser des idées et pratiques révolutionnaires dans la classe ouvrière. Le témoignage qu’il rapporte dans son ouvrage montre à quel point la première de ces volontés a été rencontrée et la seconde beaucoup moins.

Extrait :

Devant le petit texte imprimé de la note, un attroupement se forme, à la pause. Murmures. Certains se font traduire. De l’étonnement, du désarroi. “Encore !” disent les visages et les gestes.

“A compter du lundi 17 février 1969, l’horaire de travail sera porté à dix heures, la fin de la journée étant fixée à 17h45. L’embauche reste fixée à 7h et la durée du repas de midi à 45 minutes. La moitié des 45 minutes de travail supplémentaire par jour sera retenue à titre de remboursement des avances consenties au personnel aux mois de mai et juin 1968.

On lit et relit comme s’il y avait une clause secrète. Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Ils ont décidé que nous travaillerions à nouveau dix heures par jour, parce que ça les arrange, et que là-dessus nous fournirions vingt minutes de travail officiellement gratuit : toujours ça de pris en plus du reste !

Et si ça ne vous plaît pas : la porte. […]

Maintenant, rédiger le texte. Pourquoi nous refusons la récupération. Les explications fusent. On peut parler de la fatigue des journées de dix heures. Ceux qui ont une heure de transport aller et une heure retour n’ont plus aucune vie en dehors de l’usine. La fatigue multiplie les accidents. Chaque changement d’horaire est l’occasion d’augmenter les cadences. Pourquoi ne pas en profiter pour rappeler les revendications particulières? La qualification des peintres, des soudeurs. Parler aussi des locaux insalubres. Et le racisme des chefs ? Et la rémunération des heures supplémentaires ? Holà ! Ce n’est plus un tract qu’on va rédiger, c’est un roman…

Primo encore [Primo est un ouvrier sicilien] : “Ma c’est pas la peine de raconter toutes ces histoires. Si le patron veut nous faire travailler à nouveau dix heures avec vingt minutes gratuites, c’est pour nous humilier. Ils veulent montrer que les grandes grèves, c’est bien fini, et que Citroën fait ce qu’il veut. C’est une attaque contre notre dignité. Qu’est-ce qu’on est ? Des chiens ? “fais-ci, fais-ça, et ferme ta gueule !” Ça ne marche pas ! Nous allons leur montrer qu’ils ne peuvent pas nous traiter comme ça. C’est une question d’honneur. Ça tout le monde peut le comprendre, non ? Il n’y a qu’à dire ça, ça suffit !”

Le contenu du tract est trouvé. Je rédige brièvement, sur le coin de la table, ce que Primo vient de dire d’un trait. Lecture. On change deux ou trois mots, version finale : tout le monde approuve. Le tract sera traduit en arabe, en espagnol, en portugais, en yougoslave. J’ai l’idée, fugitive, que ces mots sonnent très fort dans toutes les langues : “insulte”, “fierté”, “honneur”…” (pp. 78-79, 89-90)

L’intellectuel et militant établi entendait participer à l’agitation sociale, fort de son analyse des rapports de classes et de dominations, fort de son point de vue sur les intérêts objectifs de la classe ouvrière. Bref, dans une démarche hypothético-déductive ancrée dans une logique dialectique marxiste un peu éthérée.

Tout au long de son témoignage, mais plus précisément dans l’extrait précité, Linhart donne à voir que cette approche semble inopérante. Primo, le travailleur sicilien, résume cette observation faite par le sociologue : le blabla théorique et les considérations terre-à-terre sur les cadences et les rémunérations ne touchent pas les cœurs, ils sont insuffisants. Les travailleurs sont humiliés, blessés dans leur dignité et c’est cette réalité-là qui suscitera qu’ils réagissent.

Nous avons affaire ici, dans un autre registre, au phénomène mis au jour par Franck Lepage et ses acolytes qui réinventent les notions de savoirs froids et de savoirs chauds, qu’en matière d’éducation populaire, ils actualisent dans la pratique des conférences gesticulées.

À propos des savoir froids, ils disent : “L’université publie d’excellentes analyses politiques, sociologiques, sur tous les sujets dont nous avons besoin… Boltanski et Bourdieu sur la culture du capitalisme, Castels sur le social, Eme et Wuhl sur l’insertion, Dubet sur l’école, Donzelot sur la Ville… comment se fait-il que ces savoirs ne servent à rien dans la mobilisation et l’action collective ?” Et des savoirs chauds : “Un récit personnel, des anecdotes autobiographiques,   qui   illustrent et rendent “véridiques” les analyses. Le pouvoir de l’anecdote est réel. […] ce que j’ai compris moi-même. Mes réflexions.” et “savoirs “illégitimes”, savoirs populaires, savoirs politiques, savoirs de l’expérience… savoirs utiles pour de l’action collective…” Enfin, des conférences gesticulées : “On pourrait définir la conférence gesticulée comme la rencontre entre des savoirs chauds et des savoirs froids. Cela ne donne pas un savoir tiède, cela donne un orage !

Il ne s’agit donc pas de substituer la raison à l’émotion mais, au contraire, d’enraciner l’analyse et la construction politique dans l’expérience et l’émotion qui, comme le montre Linhart, sont elles-mêmes fondées dans l’identité et la dignité.

Et c’est ici que l’éducation populaire, mais aussi les organisations syndicales et politiques, privées de mythe mobilisateur (l’avènement d’un monde meilleur), ne parviennent plus à rassembler le peuple autour de la cause de la défense des intérêts des travailleurs. Sans doute parce qu’elles négligent que le moteur de leur rassemblement et de leurs luttes des XIXe et XXe siècles, n’était pas seulement fondé dans l’appréhension d’intérêts de classe, mais aussi sur l’identité construite à partir d’une expérience sensible, intimement partagée à l’occasion du travail, dans la sueur, marquée dans les corps. Lorsque les patrons ou l’État s’en prenaient aux intérêts du peuple, ils blessaient, du même trait, la dignité et l’identité d’un corps social dans lequel les travailleurs se reconnaissaient.

L’appareil politico-médiatique, qui n’a attendu ni Lepage ni Linhart pour s’approprier ces réalités, surfe constamment sur l’émotion et l’atteinte à l’identité pour motiver des soi-disant solutions qui, elles, font allégrement l’économie de toute analyse et de toute réflexion portée vers l’amélioration des conditions de vie et la réduction de la violence faite aux personnes. De Dutroux au renforcement des mesures privatives de liberté, d’un attentat à l’érection de lois liberticides et de mesures d’urgence, du “radicalisme” au dévoiement de l’éducation populaire vers des politiques “parentalistes”, du retard des trains à l’imposition du service minimum en temps de grève…

Je suis chemise” est une affaire politico-médiatique qui nous renseigne sur un aspect plus avancé encore de ce processus. Des travailleurs blessés, qui vivent une violence indicible face à la politique du personnel menée par la compagnie Air France (burn-out, dépressions, suicides, humiliations, renonciation aux droits sociaux, baisse des salaires…), devant le mutisme et le mépris de leurs directeurs, bousculent le DRH et s’en prennent à sa chemise. Déferlante médiatique, tollé général dans la classe politique et dirigeante, dénonciation d’un lynchage, comparaison à une lapidation, appel à la punition… mais peu de mots pour dire le désarroi de ces travailleurs que l’entreprise autant que l’État et les syndicats avaient laissés dans le néant économique, politique et professionnel. On lance la vague émotionnelle qui lèche les consciences et rompt toute possibilité de solidarité à l’égard de ces travailleurs, alter ego pourtant de tous les autres.

PARTIR DE CE QUI “NE PEUT ÊTRE QUE SENTI”

Nous aurions cependant tort, dans la critique que nous faisons du procédé qui consiste à instrumentaliser les émotions de manière opportuniste, de simplement vouloir écarter les affects et la blessure, pour se centrer seulement sur la pure raison et l’analyse froide.

Pour fonder la raison, non sur l’idée qu’elle se fait d’elle-même, mais sur l’expérience sensible dont tous ont à cœur d’être solidairement dépositaires, Linhart nous a montré qu’il y a lieu de procéder plus finement. Prendre collectivement soin de nos émotions, considérer une commune dignité et, sur ces bases, construire une réflexion sur des intérêts de classe qui transcendent les particularismes, et qui permettent que soient faits les choix politiques démocratiques qui en découlent.

Des fractions du peuple, abandonnées dans cette entreprise par les appareils politiques, institutionnels, syndicaux et associatifs, trouvent alors des façons d’accéder à ces dispositions, des façons considérées comme inconvenantes au regard des principes démocratiques que nous défendons et voulons universels. Il en va ainsi de bien des volontés antisystèmes, dont les dernières actualités montrent les conséquences : replis identitaires en tous genres, racisme, fondamentalismes religieux etc.

Et il y a des responsables de ce délitement social, des replis et de cette sorte d’incapacité à penser politiquement. Des entrepreneurs de morale œuvrant au triomphe d’une l’idéologie individualiste privée de la notion de solidarité, ont travaillé avec constance et opiniâtreté à la disparition de la notion de classes sociales. Et, partant, de la conscience et de l’identité de classe qu’elle permettait. Les conséquences sont actuellement cruellement visibles : des groupes d’intérêts peuvent avec une certaine facilité imposer les dispositions légales et politiques qui les intéressent en s’appuyant sur un passage immédiat de l’émotion populaire attisée et globalisée par le truchement médiatique, à la mise en œuvre de politiques qui sortent du champ du bien commun. Et ce, au mépris de la cohésion sociale que permettait la conscience d’une commune dignité.

Pour finir, notons que parallèlement aux réflexions de Linhart, Gilles Deleuze a lui aussi contribuer à éclairer ces questions et nous invite à considérer que les émotions ne sont pas une entorse à la démarche rationnelle, elles en sont le socle et la matière vivante.

Il y a dans le monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est l’objet d’une rencontre fondamentale et non d’une récognition. Ce qui est rencontré, ce peut être Socrate, le temple ou le démon. Il peut être saisi sous des tonalités affectives diverses, admiration, amour, haine, douleur. Mais, dans son premier caractère et sous n’importe quelle tonalité, il ne peut être que senti.[1]


[1] Gilles Deleuze, Différence et répétition, 1968, Paris, PUF, p. 182

Dans la même catégorie

Share This