UN TRAVAILLEUR ASSOCIATIF, ÇA “PRODUIT” QUOI ?

par | BLE, Economie, JUIN 2021, Social

Lorsqu’on l’accuse de coûter trop cher à la collectivité, le secteur associatif (ou non marchand) a souvent eu tendance, par le passé, à se défendre en mettant en avant son utilité sociale, par définition impossible à quantifier. Ce faisant, il accepte toutefois un postulat contestable : l’idée qu’il ne “produit” rien, du moins en termes de valeur économique. Or, on peut défendre le contraire, surtout en insistant sur une lecture anticapitaliste de la valeur.

Le 11 février dernier, Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale de Belgique, a tenu à refroidir les ardeurs de ceux qui voient dans la crise actuelle l’occasion d’en finir définitivement avec l’austérité néolibérale : “Dès que la situation se sera normalisée, expliquait-il, la Belgique devra se fixer un objectif budgétaire permettant de garantir la soutenabilité des finances publiques”. Or, toujours selon lui : “Sans une augmentation significative de la pression fiscale et parafiscale – et je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire –, l’essentiel de l’effort devra venir du côté des dépenses”.[1]

Le refrain est connu, et il est de nature à inquiéter tous ceux qui dépendent de ces “dépenses” pour (sur)vivre, parmi lesquels les allocataires sociaux évidemment, mais aussi les travailleurs du secteur public… et du secteur non marchand. En Belgique, d’après le CRISP : “Le secteur non marchand recouvre une variété d’activités et de services qui vont du culturel à la santé, en passant par le social et l’environnement. Ces activités sont organisées, pour la plupart, sous la forme juridique de l’association sans but lucratif. Les autres formes juridiques présentes dans le secteur sont la coopérative, la fondation, la société à finalité sociale et la mutualité”.[2]

On parle de “non marchand”, d’une part parce que ces activités sont poursuivies sans but lucratif, mais aussi et surtout parce que l’essentiel de leurs ressources ne provient pas de la vente sur un marché. “Parmi les ressources dites “non marchandes”, on distingue d’une part les ressources provenant de prélèvements obligatoires opérés par l’État (impôts) et donnant lieu à des mécanismes de financement public (subsides, primes à l’emploi…), et d’autre part, les ressources mobilisées sur une base volontaire (dons, cotisations, travail bénévole…)”.[3]

UN EMPLOI BELGE SUR TROIS ÉCHAPPE AU MARCHÉ

En Belgique, selon les définitions retenues, le non marchand regrouperait entre 400.000 et plus de 500.000 travailleurs, soit environ 15 % de l’emploi total.[4] Si on y ajoute les emplois du secteur public, plus du tiers des emplois en Belgique dépendent en tout ou en partie de financements publics. C’est beaucoup. Trop, même, pour de nombreux observateurs qui y voient une pression insupportable sur le secteur privé, le seul qui produirait “réellement” quelque chose. Dès lors, a fortiori quand les temps sont durs, il faudrait absolument limiter ces dépenses improductives et favoriser la “vraie” création de richesses.

Face à ces attaques, les travailleurs concernés ont tendance à répondre de deux façons. La première consiste à mettre en avant leur utilité sociale : “Certes, nous ne générons pas d’argent, mais nos activités répondent à des besoins sociaux qui ne sont pas (ou mal) remplis par le marché. Il est donc légitime que l’État les prenne en charge”. Le second argument consiste, quant à lui, à mettre en avant un rôle économique positif, mais uniquement sous l’angle de la consommation : “Ces salaires que nous percevons, nous les réinjectons à notre tour dans l’économie !”.

UNE PRODUCTION RÉELLE, MAIS ALTERNATIVE

Sans être faux, ces arguments passent néanmoins à côté d’un élément essentiel : le caractère soi-disant improductif des activités en question. Dans les deux cas, on accrédite en effet l’idée qu’il existerait d’un côté un secteur productif, le secteur privé, qui rend possible l’existence de secteurs certes utiles, mais improductifs comme le  secteur  public ou le secteur associatif. Or, cette idée est loin de faire l’unanimité parmi les économistes. Jean-Marie Harribey, par exemple,[5] rappelle que pour Marx, une activité peut être considérée comme produisant de la valeur économique[6] dès lors que le travail qu’elle contient est validé socialement sous la forme de monnaie. Or, l’économiste français ajoute que cette “validation sociale sous forme de monnaie” peut intervenir de deux façons. La plus connue est celle qui intervient a posteriori, en passant par le marché. Mais elle peut aussi intervenir a priori, cette fois par décision politique.

Prenons le cas d’une école. Il existe des établissements privés qui se financent uniquement par le marché : les parents qui en ont les moyens payent pour l’enseignement qui y est dispensé. Le travail réalisé par les professeurs dans ces établissements est donc validé a posteriori sous forme d’un échange monétaire marchand. Mais il existe aussi (pour l’heure du moins…) des établissements publics. Dans ce cas, le financement repose sur l’impôt, c’est-à-dire sur une dépense socialisée à l’échelle de la collectivité. Ici aussi, la valeur du travail des professeurs est validée monétairement, mais par le biais d’une décision politique prise a priori. C’est ce que Harribey qualifie d’activité monétaire non marchande.[7]

Dans un cas comme dans l’autre, de la valeur économique est donc créée par les travailleurs, laquelle se retrouve d’ailleurs dans le PIB, puisque celui-ci est “la somme du produit marchand et du produit non marchand”.[8] La différence – cruciale – tient, d’une part, dans le caractère socialisé de la dépense qui permet de valider du travail non marchand, réalisant ainsi un principe fameusement formulé par Marx : “de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins”. En clair, pour des biens ou des services jugés essentiels, on impose à tout le monde de les financer selon ses capacités, pour que tout le monde puisse en jouir selon ses besoins. D’autre part, la différence se situe également au niveau des critères et des modalités mêmes de la validation monétaire. Dans un cas (l’école privée), la valeur (le prix) du service est fixée dans le but de maximiser un profit dans un cadre concurrentiel. Dans l’autre, le prix résulte d’une délibération politique qui vise à déterminer la valeur du travail effectué.

SORTIR DE LA VALEUR OU LA REDÉFINIR ?

C’est donc la possibilité même d’une autre “pratique de la valeur”[9] qui est en jeu dans ce débat sur le travail non marchand. Un débat qui, de manière intéressante, n’oppose pas uniquement des penseurs de gauche et des penseurs de droite. En effet, au sein même de la pensée anti-capitaliste, il existe un clivage entre ceux qui considèrent que les notions mêmes de “travail”, de “valeur économique” ou encore de “monnaie” sont irrémédiablement attachées au capitalisme et qu’une rupture avec celui-ci implique donc de rompre avec celles-là;[10] et ceux qui, au contraire, considèrent qu’il est possible de défendre un “travail”, une “valeur économique” ou encore une “monnaie” non capitalistes, lesquels existeraient d’ailleurs déjà aujourd’hui.[11]

Quoiqu’il en soit, au moment de défendre la légitimité du travail associatif, il est donc tout à fait possible de mobiliser deux registres potentiellement complémentaires. Un registre extra-économique, d’un côté, qui consiste à mettre en avant l’utilité sociale des activités concernées. Ce faisant, on rappelle utilement que c’est toujours la valeur d’usage qui devrait primer sur la valeur d’échange, du moins dans une conception de l’économie comme étant au service des besoins d’une collectivité, et non l’inverse.

Cela n’empêche néanmoins pas, d’un autre côté, de défendre le caractère productif (au sens économique donc) du travail associatif, à condition toutefois d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une autre forme de production, une “pratique anti-capitaliste de la valeur” que l’on pourrait étendre à d’autres activités, voire même à l’ensemble de l’économie…


[1] “Pierre Wunsch, le gouverneur de la BNB, prévient : “On ne va pas annuler la dette””, Le Soir, 11 février 2021.

[2] “Secteur non marchand”, CRISP : https://www.vocabulaire-politique.be/secteur-non-marchand/ (consulté le 6 mai 2021).

[3] “Le secteur non marchand”, Centre d’économie sociale (HEC-Liège), 20 décembre 2017 : http://www.ces.uliege.be/le-secteur-non-marchand/ (consulté le 6 mai 2021).

[4] “Le non marchand, un secteur qui emploie des centaines de milliers de personnes”, RTBF, 22 novembre 2016.

[5] Jean-Marie Harribey, “Dans les services monétaires non marchands, le travail est productif de valeur”, La nouvelle revue du travail, n° 15, 2019.

[6] La “valeur économique” (ou valeur d’échange) d’un bien ou d’un service s’exprime en quantité de monnaie, tandis que la “valeur d’usage” renvoie à leur utilité concrète. Certaines choses sont très utiles, mais ont une valeur d’échange faible ou nulle (ex. : l’air qu’on respire). D’autres peuvent valoir beaucoup (monétairement), mais être très peu utiles d’un point de vue social (ex. : le travail d’un trader).

[7]La distinction entre monétaire et marchand, et donc entre non monétaire et non marchand, est cruciale. Toutes les activités humaines ne relèvent pas d’une évaluation monétaire (travail domestique, bénévolat) : elles sont non monétaires et forcément non marchandes. Tout ce qui est marchand est bien entendu monétaire. Mais toutes les activités évaluées monétairement ne sont pas marchandes, comme l’éducation publique, les soins dans les hôpitaux publics, les services dans les collectivités locales, etc. En France, parmi les activités économiques évaluées monétairement, la majorité sont marchandes mais un quart environ sont non marchandes” (cf. Harribey, “Dans les services…”, op. cit.)

[8] Ibid.

[9] Pour reprendre l’expression du sociologue et économiste français Bernard Friot, autre grand défenseur du caractère productif du travail non marchand. cf. B. Friot, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012.

[10] C’est notamment la position du “courant critique de la valeur” incarné par des auteurs comme Moshe Postone ou Anselm Jappe

[11] Pour une discussion plus large des enjeux qui entourent la possibilité de “vivre sans” des institutions comme le travail ou la monnaie, mais aussi l’État ou la police : Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, La fabrique éditions, Paris, 2019.


Image : © photo Giuseppe Famiani – unsplash.com

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