DES RÉACS PARMI NOS ALLIÉS POLITIQUES ?

par | BLE, Dynamiques réactionnaires, Politique

La politique – « le gouvernement des hommes » –  est un milieu « agonistique », qui laisse une large place aux conflits et qui met en place des institutions pour tenter de les régler ou de les dépasser. Ces conflits ont de nombreuses racines, notamment idéologiques. Il s’agit de se distinguer de son adversaire politique. Mais le besoin de distinction apparait également au sein de collectifs se retrouvant sous la même étiquette, de même qu’il parcourt la société. De fait, bien souvent, nous nous individuons au regard des autres en faisant usage d’une terminologie politique agonistique. Tentons de tirer cela au clair pour considérer les conditions de possibilité d’une lecture libre exaministe des qualificatifs politiques et de leurs usages.

Qui est réac ? Éviter le piège sémantique.

Très souvent, nos usages ordinaires des catégories politiques reposent sur un jugement moral plus qu’analytique. Ces usages visent à se faire comprendre de tous – pensons à l’espace familial, amical ou de travail. Là, ce sont les termes les plus courants en vigueur qui seront majoritairement utilisés. On comprend donc que les catégories d’efficacité, tout comme celle visant le consensus (au contraire d’un jargon), ne sont pas exclusives à un camp politique. Parler de « réacs », de « fachos », de « bobos » d’un côté, ou de « wokistes » « gauchistes », « bourgeois », « staliniens » ou « populistes » de l’autre, n’a que peu de validité sur le plan des théories politiques et repose sur un pacte langagier tacite. Cela dit, il convient tout de suite de préciser que l’analyse des lexiques utilisés par tel ou tel groupe de locuteurs fait partie du sens commun d’une analyse linguistique, ce qui est une partie essentielle de l’analyse politique.[1]

Si ces mots ont colonisé notre manière de parler, sans que nous soyons des machines de propagandes, c’est pour favoriser la fluidité d’une conversation. Il est fatigant pour tout le monde de reprendre ou de se voir reprendre à chaque fois que l’on parle de politique. Donc les mots les plus courants sont utilisés, car l’efficacité sémantique prime sur l’analyse concrète des situations, et la grande majorité d’entre nous valide, par leur usage, ces termes jusqu’à ce qu’ils tombent en désuétude.

Ces termes sont bien souvent des véhicules permettant aux personnes d’évoquer leurs perceptions ou leurs intuitions de sujets politiques et qui peuvent par ailleurs cohabiter, au sein d’un même individu, avec des analyses « rationnelles » étayées sur d’autres sujets politiques. Dans ce contexte, ces mots ne sont pas utilisés comme outils de connaissance stabilisée, mais comme des expressions visant à marquer un antagonisme, un ressentiment, des liens identitaires et affinitaires, des frustrations, mais aussi pour exprimer parfois de justes ou légitimes perceptions sur certains dogmatismes, certaines pathologies politiques et militantes, certaines dérives à droite comme à gauche. Si certains de ces termes vous déplaisent parce qu’ils ne feraient pas ou plus partie du lexique progressiste ou au contraire, parce qu’ils seraient « woke », reste qu’il convient, dans une démarche cette fois libre-exaministe, d’être avant tout à l’écoute, afin de moins réagir aux mots utilisés qu’au discours déployé, car les individus ne sont pas réductibles à leur sémantique. Pour autant, il faut prendre en considération notre interlocuteur et son contexte : si un mot entendu vous déplait, il s’agit de réagir différemment face à une personne dont on ne sait rien posant une question dans une séance publique, par exemple, que face à des militants – de gauche comme de droite – jargonnant ou cherchant à se distinguer par un vocabulaire volontairement obscur. Notons que les connaissances sont aussi très inégalement réparties et que se jouent des fractures générationnelles (l’usage d’un vocabulaire dépassé ne fait pas automatiquement d’une personne un « boomer »). Il faut donc faire la différence entre ignorance (involontaire) et déni (actif), entre confusion et confusionnisme, entre l’expression de doutes et le fait de ne pas être à l’écoute, de ne pas se laisser la possibilité de remettre en question.

La surprise étant cependant que de nombreux termes circulent d’un côté et de l’autre de l’échiquier politique.[2] Le terme « bobo » – ineptie d’un point de vue sociologique [3]–, par exemple, unifie de larges pans de la gauche et de la droite dans une même détestation. Cet usage polémique des termes n’est pas une fatalité. Michel Foucault lui-même, s’il ne niait pas le rôle de la polémique dans la poursuite des débats politiques, aspirait à s’en tenir à l’écart – avec plus ou moins de réussite. L’explication de ce choix est très éclairante pour nous. Restituons-la dans sa longueur : « J’aime discuter et aux questions qu’on me pose je tâche de répondre. Je n’aime pas, c’est vrai, participer à des polémiques. Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de “gauchiste puéril”, aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l’autre […]. Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu’il a dit précédemment et, par l’acceptation du dialogue, à l’interrogation de l’autre ».Le philosophe ajoutait également : « Le polémiste, lui, s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d’approcher autant qu’il se peut d’une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste».[4]

Les termes avec une charge polémique (« réac », « bobo », « wokiste », etc.), s’ils n’ont pas de définitions stabilisées, s’ils sont parfois extrêmement confus, s’ils font partie d’un lexique idéologisé n’en sont pas moins – en tant que tel – des références à des éléments médiatiques, politiques, sociaux permettant d’en saisir l’usage contextuel. Autrement dit, ce qui importe, insistons-y, c’est ce que l’on souhaite communiquer, ou ce que mon interlocuteur souhaite véritablement me dire, pas (seulement) les mots utilisés pour le dire. Partant, c’est la conversation qui éclaire le mot, et non ce que le mot renfermerait a priori.

Écrire cela n’est pas énoncer une évidence, tant la tendance actuelle est à la fétichisation du langage, répétant en boucle : « les mots sont importants ». D’autres slogans viennent appuyer cette prescription linguistique. Celle-ci ne vise pas tant un usage jugé correct de la langue que ce qu’il est supposé arriver si les interlocuteurs n’adoptent pas le « bon régime » sémantique. Cette attitude est encapsulée dans la fétichisation d’une phrase d’Albert Camus réduite et répétée comme un crédo : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Pourtant, un excès de confiance dans le pouvoir des mots seuls est une illusion autocentrée que tout acteur du mouvement social, en ce compris l’éducation permanente, ferait bien d’éviter, au risque de se fourvoyer dans une pensée magique que l’on trouve regroupée souvent de façon erronée sous le terme de « performativité » (les mots auraient un pouvoir intrinsèque).

Cela étant dit, il ne faudrait pas être aveugle à l’usage de certains mots cristallisant certaines significations, pour certains publics. C’est ainsi que pour échapper aux poursuites judiciaires ou passer sous le radar de la modération, des locuteurs s’emploient à des « dog whistles », un langage codé et suggestif, un sous-discours qui parlera aux locutaires sachant décrypter ces messages. Outre la rhétorique retorse de responsables politiques voulant faire passer des messages à plusieurs publics en même temps – exercice dont s’est rendu maitre Jean-Marie Le Pen, et ayant de nombreux héritiers – il existe des gestes, des discours, des expressions et désormais de nombreux memes internet (tel Pepe the frog, dans l’alt-right) jouant cette partition-là. Citons des signes avec les doigts chez de nombreux suprémacistes ou nationalistes d’extrême droite, ou la célèbre « quenelle », qui sont des « gestes discours » renforçant la cohésion identitaire de groupes. Il existe également des sigles ou tatouages, ou le fait de parler de « suédois », ou de « chance pour la nation » pour parler d’immigrés nord-africains, ou encore l’usage antisémite de la question « Qui ? » ou de la figure de Soros pour sous-entendre une domination juive[5], etc.

Du côté progressiste, s’il a une tout autre ambition politique, le militantisme par les mots pèse également lourd. Être militant, c’est toujours courir un double risque, disait Claude Lefort : à la fois être dans « un désir de s’effacer » pour la cause, mais surtout avoir « le désir de faire corps avec les autres, et de se donner un tout-savoir […] Car c’est bien cela l’énigme », ajoute-t-il, « à la fois ne pas penser, et d’avance tout savoir».[6] En ce sens, le militant au sens de Lefort renvoie au polémiste au sens de Foucault. Là, nous nous retrouvons face à une police du bon et du mauvais mot réagissant par réflexe et non avec réflexivité. Si le surinvestissement du champ lexical, conditionnant la pratique politique à une maitrise de codes et de symboles est une marotte des « réactionnaires », il ne s’agit pas ici de dénoncer une quelconque volonté de faire évoluer la langue dans sa dimension politique, mais l’importance, parfois considérable, donnée au langage au détriment du contenu, du raisonnement, des arguments. Dans un paradoxe apparent, le surinvestissement dans les « bons mots » utilisés va souvent de pair avec une incapacité à qualifier clairement, avec des arguments, mais sans circonvolutions, certains choix politiques de ceux qui nous apparaissent favorables idéologiquement – et plus encore à en tirer des conséquences. Là, c’est la foire aux euphémismes, excuses, dénis, périphrases, rationalisations ad hoc.

Être de gauche et réac ?

Une fois ces précisions faites sur l’obsession sémantique, revenons à notre question initiale en la précisant : n’y a-t-il pas une antinomie à être de « gauche » et « réactionnaire » ?[7] Disons les choses autrement, avec un exemple, car nous n’aurons pas la place de définir chaque terme (« réactionnaire » étant un qualificatif sujet à plusieurs interprétations, mais s’inscrivant dans l’histoire des idées politiques, avant d’être un terme plus confusément dépréciatif) : peut-on être antiraciste (autrement dit, militer dans un collectif antiraciste) et tenir des propos racistes ? La réponse est oui, c’est possible. En réalité, sans connaitre le parcours et le discours des gens, il est risqué d’anticipativement déduire la pensée (qu’elle soit structurée, dans le doute, confuse, etc.), dans un sens ou dans un autre, d’une personne de certains actes isolés qu’elle conduirait (par exemple, participer à telle manifestation) ou mots utilisés. Ceux-ci sont en revanche des indices d’une porosité à telle inclinaison idéologique ou telle orientation sociale. C’est l’application du doute propre au libre examen. À un niveau plus institutionnel, les choses sont différentes car il est légitime d’exiger d’organisations ou d’associations politiques de la clarté, de la transparence idéologique, des orientations balisées – qui peuvent ensuite être discutées collectivement.

Cependant, un des problèmes avec une grille de lecture identitaire est de déprécier les identités multiples – y compris politiques – qui compose les individus comme les collectifs, et les contradictions et complexités qui s’y logent. À vrai dire, l’identité seule, comme les mots seuls, ne dit rien, il faut se pencher sur le propos, le comportement tenu, les lignes éditoriales, les articles publiés, les déclarations, etc. C’est ce travail d’analyse, et d’argumentation, qu’il faut mener – ou sur lequel s’appuyer s’il a déjà été réalisé – afin de pouvoir qualifier un discours d’antisémite, de xénophobe, de réactionnaire, etc. quelle que soit l’étiquette politique du locuteur, sar qualité d’allié ou notre appréciation des personnes. Construire cette qualification, sobre et justifiée, prend place hors du langage ordinaire (de type conversation), et se tient à distance des termes polémiques, confus (wokiste, bobo, etc.), ou vagues et suspicieux (untel est « problématique »).

Conclusion 
Nous n’aurons pas répondu aux enjeux de définitions contenus dans l’association des termes « gauche » et « réac », mais, plus important, nous aurons pavé le chemin permettant au lecteur de se construire lui-même une opinion sur cette apparente antinomie, tout en évitant le jugement hâtif, pamphlétaire ou polémique reposant sur l’usage, ou non, de tel ou tel terme. Par ailleurs, il était tout aussi important de rappeler qu’il ne s’agit nullement de faire preuve de relativisme. Tout au contraire, contre l’aveuglement, le déni et la confusion, il faut opposer la clarté d’une qualification politique reposant sur un ensemble d’arguments. Et ceci lorsqu’il y a d’évidents désaccords politiques, mais aussi, et peut-être surtout lorsque sont en jeux des liens affinitaires fort : un surcroît de saine méfiance, d’intransigeance et de désacralisation est nécessaire – sans verser dans un purisme stérile.


[1] Renvoyons à l’ouvrage classique de Victor Klemperer, Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue, publié en 1947.

[2] Voir Isabelle Kersimon, Les mots de la haine: Glossaire des mots de l’extrême droite, Rue de Seine, 2023 ; Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2021.

[3] Voir Coll., Les bobos n’existent pas, PUF, 2018.  

[4] Michel Foucault, Polémique, politique et problématisations, Dits Ecrits tome IV,  texte n°342, 1984. http://1libertaire.free.fr/MFoucault262.html

[5] Voir Julien Chanet, Le fantasme de la domination juive, l’antisémitisme et l’antijudaïsme contemporain, Bruxelles Laïque Echos, 2e trimestre 2023.

[6] France Culture – À voix nue — Claude Lefort (1/5) — Des Temps modernes à Socialisme et Barbarie, du totalitarisme.

[7] Le « rouge-brun » étant un cas limite. Voir Julien Chanet, le « syntagme rouge-brun » : la gauche au service de l’extrême droite ?, Bruxelles Laïque Echos, 2e trimestre 2022

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