UNE POLITIQUE SOUS INFLUENCES

par | BLE, Politique, SEPT 2016

En Belgique, la loi du 24 février 1921, soumise à maintes révisions depuis, consacre la prohibition de certaines drogues. À l’époque, la volonté du législateur était de lutter contre les fumeries d’opium et contre l’exercice illégal de l’art de guérir. Il s’agissait en vérité de traduire en droit belge les recommandations contenues dans la Convention internationale sur l’Opium, signée le 23 janvier 1912 à La Haye. Il n’était pas encore question, dans ce contexte historique, de réprimer les usagers de drogues. La déclaration de guerre à la drogue et son internationalisation est à situer au début des années soixante.

UNE GUERRE VENUE D’AMÉRIQUE

Depuis la création des Nations Unies, au sortir de la seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour convaincre la communauté internationale d’adopter une convention unique sur les stupéfiants. Le texte sera signé à Vienne le 30 mars 1961. Son objectif est la coordination des efforts dans la lutte contre le trafic de drogues. Il fait également explicitement référence au fléau et à la menace que constitue la toxicomanie. Certains pays tardèrent pourtant à traduire ces recommandations dans leurs législations nationales. Mais l’ambiance des années soixante donna des arguments de poids aux Américains en vue de convaincre la communauté internationale de s’y conformer.

Les mouvements de contestation, la contre-culture et le développement du trafic de drogues au cours des années soixante ont clairement servi l’argument du fléau de la toxicomanie et celui de la menace qu’il constitue pour la société. Le président Nixon a fait de la guerre à la drogue une des priorités de son mandat et usa de son influence pour qu’elle soit celle de la communauté internationale. Une nouvelle convention visant à étendre le contrôle des stupéfiants aux drogues de synthèse et à mieux coordonner les efforts de lutte contre le trafic fut signée à Vienne le 21 février 1971. Elle est considérée par les États comme contraignante et marque le tournant des politiques en matière de drogues.

À partir de cette convention, les États n’ont cessé de consentir des efforts considérables pour la respecter et la mettre en œuvre. Ils ont non seulement adapté leurs législations nationales mais se sont surtout dotés de l’appareil nécessaire à la réalisation d’une politique d’éradication des drogues et des comportements liés à leurs consommations. Nous sommes entrés là dans l’ère de la criminalisation de l’usage de drogues et de l’idée d’un monde sans drogues. Une ère toujours en cours en 2016. Quoiqu’on en dise. Il n’y a, en effet, à ce jour, aucune convention internationale suggérant une alternative à la prohibition. Au contraire, la dernière convention, ratifiée à Vienne le 20 décembre 1988, renforce les dispositions précédentes et étend le contrôle des stupéfiants aux “précurseurs”, c’est-à-dire aux produits de base servant à leur fabrication.

UN ÉCHEC DE PLUS EN PLUS OFFICIEL

De nombreuses voix, de plus en plus à vrai dire, s’élèvent pourtant pour critiquer la stratégie onusienne de guerre à la drogue. Des experts font le constat de l’échec de la prohibition, ils dressent un bilan négatif de cette politique. Non seulement, elle est incapable d’enrayer le trafic et la consommation de drogues, mais elle est contre-productive dans la mesure où elle crée un marché fructueux pour le crime organisé qui fera tout pour étendre sa clientèle et pousser la consommation à se pratiquer dans des conditions clandestines et précaires, avec des produits de mauvaise qualité et dangereux. Elle favorise ainsi les consommations problématiques et les dépendances rapides tandis qu’elle ruine la santé et les finances publiques.

Il y a parmi toutes ces voix, des acteurs de terrain, des scientifiques, des citoyens et des personnalités de renommée internationale telles que Koffi Annan, Javier Solana, des anciens présidents du Portugal, de la Pologne, de la Colombie, du Mexique, de la Suisse… Ces dernières s’unissent au sein de la Global Commission On Drugs pour demander la réforme des conventions internationales. En 2009, lors de la 52e session de l’Assemblée des Nations-Unies sur les stupéfiants, Evo Morales est monté à la tribune pour défendre le droit des Boliviens de mâcher la feuille de coca. Certains rapports de l’Organisation Mondiale de la Santé recommandent une approche plus flexible de l’accès aux soins pour les usagers de drogues. De plus en plus de pays expérimentent des politiques alternatives : délivrance d’héroïne en Suisse, légalisation du cannabis en Urugay et de la feuille de coca en Bolivie, décriminalisation de l’usage au Portugal et en Colombie, légalisation de l’usage récréatif ou médical aux États-Unis…[1]

Malheureusement, ces prises de positions, ces expériences, tout comme les preuves scientifiques et les connaissances de notre époque sur les drogues et leurs usages, ne semblent pas égratigner l’idéologie prohibitionniste et demeurent sans effets directs sur la doctrine des lois et des conventions.

LES MOTIFS DE L’OBSTRUCTION

En Belgique, en particulier, s’il y a eu quelques évolutions, la logique reste avant tout répressive. L’État et ses entités soutiennent timidement le travail d’associations de Réduction des risques ou développent une politique de peines alternatives à la prison pour certains consommateurs de drogues. Mais la contrainte n’est jamais loin. Et le volet répressif emporte plus de la moitié du budget des politiques drogues ; la prévention, le soin, la recherche, la réduction de risque et la gestion politique entre les différents niveaux de pouvoir se partagent le reste. Lorsque des professionnels de la santé exigent des adaptations législatives nécessaires à certains besoins d’assistance médicale, c’est le blocage politique. Les Fédérations francophones des intervenants en toxicomanie demandent aujourd’hui l’ouverture de salles de consommation à moindre risque dont l’efficacité en terme de sécurité sanitaire et sociale a été démontrée par des expériences menées à l’étranger depuis de nombreuses années. Instantanément, cette demande suscite une levée de bouclier. À chaque suggestion de modification de la loi, des arguments irrationnels sont opposés aux faits avérés.

l y a lieu d’interroger les motifs de ces blocages et d’un tel immobilisme politique. Si les mœurs ont changé – pour une large part la population, fumer un joint est aussi banal, agréable et socialisé que boire un verre – il semblerait que la moralité publique ne soit pas encore prête à l’admettre. Nombre de responsables politiques acquiescent aux arguments antiprohibitionnistes et reconnaissent le caractère contreproductif des politiques actuelles mais ils ne sont pas prêts à infléchir décisivement ces politiques, arguant soit qu’ils sont coincés par les conventions internationales, soit que l’opinion publique n’est pas mûre et que prendre position pour la régulation du commerce des drogues serait un suicide électoral. Dans les deux cas, nous sommes empêtrés dans un cercle vicieux puisque ce sont des élus nationaux qui représentent la Belgique lorsque les conventions sont discutées à l’ONU et que ce sont les discours et les pratiques des responsables politiques qui façonnent en grande partie l’opinion publique. L’influence des médias serait aussi à mesurer ici, bien que leur politique soit surtout celle de la girouette qui va dans le sens des ventes. Plus difficile à cerner est le travail de lobbying de grandes firmes pharmaceutiques et d’associations de médecins, soucieuses de garder le monopole sur ces produits ; ou encore des vendeurs d’alcool qui ont tout intérêt à ce qu’un marché légal de drogues ne leur fasse pas concurrence. En miroir, nous pourrions nous demander si la société civile, les experts et les travailleurs de terrain utilisent les bons moyens et les leviers efficaces pour faire bouger les politiques. Enfin, peut-être que l’impossibilité de transformer les politiques en matière de drogues illustre tout simplement le conservatisme, la lenteur, l’inertie et le manque d’audace du politique…


[1] Remarquons que c’est aujourd’hui en Amérique du Nord – où fut conçue la guerre à la drogue – et du Sud – où elle fut la plus violente – que les expériences, les dynamiques et le lobbying en faveur d’une autre politique des drogues sont les plus déterminés.

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