VERTUS ET LIMITES DU RIC. UNE DÉSALIENATION POLITIQUE QUI GAGNE DU TERRAIN

par | BLE, Démocratie, Politique, SEPT 2019

Ce texte décortique le référendum d’initiative citoyenne (RIC) au regard de ces écueils politiques et juridiques. Des obstacles importants, mais franchissables.

Nicolas de Condorcet n’est pas l’intellectuel français auquel on pense en premier lieu lorsqu’on aborde l’époque des Lumières ou la quête de liberté et d’égalité entamée par la Révolution française. Et pourtant, dès 1793, ce mathématicien propose un projet constitutionnel très novateur pour l’époque puisqu’il veut inscrire dans la nouvelle Constitution française le suffrage universel (pas seulement masculin), l’instruction gratuite ou encore les germes de ce qu’on appelle désormais le référendum d’initiative citoyenne (RIC).[1] Son projet ne passera finalement pas. Plus de deux siècles plus tard, la crise de la représentativité remet au goût du jour les procédées de la démocratie directe dont le RIC qui obtient un succès certain auprès des gilets jaunes, mais pas seulement. Les RIC sont des référendums enclenchés par des citoyens et dont leur décision, à la différence des consultations populaires, ont un effet contraignant.

Les RIC peuvent porter sur un texte en particulier ou viser une question générale ; ils peuvent demander la révocation d’un élu, la création d’une norme ou son abrogation, etc. Il n’y a donc pas un RIC, mais des RIC.[2] En France et, dans une moindre mesure, en Belgique, les gilets jaunes ont fait du RIC l’une de leurs priorités. Il est conçu à la fois comme un moyen et comme une fin en soi.  Il est un moyen, précurseur de tous les autres, parce que son établissement permettrait, ensuite, d’adopter d’autres revendications. Il est une fin, car il améliorerait l’ensemble du processus démocratique.

Son succès populaire est l’un des témoignages les plus prégnants de la méfiance citoyenne envers les procédés de démocratie représentative traditionnelle – qu’elle soit de type majoritaire, comme en France, ou de type proportionnel, comme en Belgique. Le RIC se hisse ainsi en tant qu’emblème démocratique capable d’associer plus étroitement le peuple aux prises de décision. Cet outil soulève cependant de nombreuses questions. Qu’est-ce précisément que cet idéal démocratique qu’il  est censé mettre en œuvre ? Sa mise en place estelle envisageable à tous les échelons de pouvoir ? Quelles sont les modalités dont le RIC devrait s’accommoder pour remplir correctement ses objectifs et ne pas devenir – c’est une crainte soulevée par certains notamment à la suite du Brexit – un moyen d’instrumentalisation ou de destruction de nos démocraties ?

LA DÉMOCRATIE NE SE RÉDUIT PAS À LA VOIX DE LA MAJORITÉ

Bien que la démocratie soit un concept polysémique employé par tous les bords politiques pour exprimer des opinions diverses, et parfois contradictoires, on peut convenir d’un socle idéologique minimum.[3] La célèbre formule d’Abraham Lincoln prononcée lors de son discours à Gettysburg pour célébrer la fin de la guerre de Sécession et de l’esclavage en est une parfaite synthèse : la démocratie est un “gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple”.[4] Cette définition renvoie à deux composantes essentielles  : la participation du peuple aux affaires publiques et la poursuite de l’intérêt général. Le premier élément relève de “l’exercice du pouvoir” et implique que seul le peuple est en mesure de décider pour lui-même. Il nous interroge sur la manière dont celui-ci participe à l’organisation et à la direction politique. Ce sont notamment les questions relatives aux élections, aux règles d’éligibilité, à l’organisation des partis politiques, aux pétitions et aux référendums qui sont en jeu. Le second élément relève des “contre-pouvoirs” et se matérialise par les règles de l’État de droit [5], de protection des minorités et du système démocratique en tant que tel (pénalisation du racisme, interdiction du financement des partis antidémocratiques…). Ces deux éléments essentiels à toute démocratie peuvent concorder ou se confronter. Le contexte entourant le discours de Lincoln est illustratif de notre propos : fallait-il faire primer l’intérêt général en abolissant l’esclavage ou fallait-il entendre la voix majoritaire dans certains États en continuant à tolérer l’esclavage ?

UNE FAISABILITÉ JURIDIQUE DIFFICILE, VOIRE IMPOSSIBLE, SANS RÉVISION DE LA CONSTITUTION

En termes politiques, c’est dans ce cadre démocratique ambivalent que doit s’inscrire la réflexion sur le RIC. En termes belgo-juridiques, le RIC soulève des questions relatives à sa faisabilité. Tant au niveau local qu’au niveau régional, l’organisation de consultations populaires est possible.[6] En revanche, 30 ECHOS N° 106 il est traditionnellement enseigné que le référendum fédéral est inconstitutionnel en raison de l’article 33 de la Constitution qui dispose que  les pouvoirs soient “exercés de la manière établie par la Constitution”. Or, la Constitution réserve exclusivement aux trois branches législatives fédérales (la Chambre, le Sénat et le Roi) l’adoption de normes législatives.[7] Il résulte que l’élaboration normative ne peut tolérer l’immixtion d’un référendum. Par ailleurs, le RIC est d’autant plus impossible à mettre en œuvre qu’il repose sur l’initiative citoyenne, laquelle est, sans détour, exclue par la Constitution : “le droit d’initiative appartient à chacune des branches du pouvoir législatif fédéral”.[8] Ce raisonnement est mutatis mutandis transposable aux référendums dans les entités fédérées et pour la procédure de révision de la Constitution.

D’autres constitutionnalistes, minoritaires, ont nuancé cette interdiction pure et simple du référendum pour autant que ce dernier soit cantonné dans un rôle qui laisse intactes les prérogatives constitutionnelles du législateur.[9] Si le RIC est intrinsèquement infaisable puisqu’il accorde aux citoyens l’initiative qui ne peut revenir qu’à l’une des branches du pouvoir législatif, un référendum sur une question générale et qui laisserait au législateur le soin de proposer une loi pour mettre en œuvre la solution retenue par le peuple serait, selon eux, constitutionnellement admissible. La décision du peuple n’indiquerait alors qu’une direction à prendre qui laisserait l’une des trois branches du pouvoir législatif proposer une loi et les moyens de la mettre en oeuvre. Autant dire que cette solution est ingénieuse, mais qu’elle aurait pour effet de réduire considérablement le caractère contraignant du référendum afin de préserver le caractère représentatif de notre démocratie, lequel que notre Constitution a placé sur un piédestal.

Mais qu’en est-il de la consultation populaire qui n’a pas de caractère contraignant ? Les constitutionnalistes sont divisés sur le sujet.

Certains arguent que de telles consultations sont inconstitutionnelles, même si elles ne sont pas de iure contraignantes parce qu’elles créent de facto une obligation politique pour les gouvernants de suivre l’avis des votants. Comme le disait Pierre Wigny, ancien ministre catholique et fervent défenseur de cette thèse : “il y a des avis qui, lorsqu’ils tombent de certaines bouches, prennent une force singulièrement impérative”.[10]

On ne peut adhérer à cette position qui fait fi de la différence entre le droit et la politique. Certes le droit constitutionnel évolue dans un paysage politique qui le façonne, mais il perdrait de sa raison d’être si, pour des raisons politiques, les obligations qu’il crée n’étaient pas suivies ou si les possibilités qu’il laisse étaient interdites. Par ailleurs, l’histoire des consultations populaires (et il en est de même pour certains référendums) montre que cette prétendue obligation politique n’est pas toujours suivie d’effet. En 1995, la ville de Liège renonce au projet d’aménagement de la place St-Lambert plébécité par les citoyens à 47% et choisit le second choix qui n’atteignait que 21% des suffrages. Un an plus tard, à Namur, l’emplacement du nouveau Parlement wallon est soumis au choix des habitants et la ville décide de l’installer à l’endroit (ou à proximité, diront certains) qui a recueilli le moins de suffrages.

Même attitude, encore à Namur, en 2015 pour l’implémentation d’un centre commercial sur une zone boisée au square Léopold. Au niveau national et de nature différente, alors que 58% des votants s’étaient exprimés favorablement pour le maintien du Roi Léopold III à la fonction royale, celui-ci décide d’abdiquer après avoir constaté que les votants bruxellois et wallons s’étaient opposés à son retour. À une autre échelle, on peut également souligner les référendums néerlandais et français au sujet du projet de Constitution européenne. Alors que les populations avaient marqué leur désaccord, les deux pays ont décidé de ratifier le Traité de Lisbonne qui ne présentait pas de différences fondamentales avec le projet de Constitution. L’histoire renverse donc un raisonnement juridique déjà douteux. On peut dès lors se demander pourquoi le législateur, dans son rôle de représentant de la nation, ne pourrait pas décider lui-même de sonder la population ? En effet, il bénéficie déjà de conseils d’experts ou d’avis du Conseil d’État (paradoxalement opposé au référendum et à la consultation populaire au niveau fédéral) sans que la Constitution ne prévoie de telles procédures. Le système de concertation sociale donne également un rôle important aux interlocuteurs sociaux dans l’élaboration législative. Pourquoi les avis de ces différentes instances seraient plus constitutionnels que celui des citoyens ?

La question de la constitutionnalité des instruments de démocratie directe n’est donc pas épuisée. Il y a une zone blanche pour l’organisation de consultations populaires au niveau régional et au niveau local. Il y a une zone noire en ce qui concerne l’organisation du RIC dans la mesure où l’initiative doit forcément revenir au législateur. Puis, il y a une zone grise. Le référendum proposé à l’initiative du pouvoir politique et laissant une grande marge d’autonomie au législateur sont de nuance gris foncé, tandis que les consultations populaires fédérales, même d’initiative citoyenne empruntent des coloris plus clairs.

DES DIFFICULTÉS POLITIQUES IMPORTANTES, MAIS SURMONTABLES

Comme nous venons de le voir, le RIC ne peut exister en droit belge qu’à la condition que la Constitution soit révisée. Lors des débats qui ont entouré la déclaration de sa révision au printemps 2019, seuls le PS, Ecolo et le PTB se sont exprimés clairement dans cette direction. Néanmoins, ils n’ont pas pu compter sur une majorité suffisante. À imaginer qu’une majorité suffisante se dégage à l’avenir, épinglons quelques difficultés qui devront encore être surmontées.

Notre première préoccupation est de faire en sorte que le RIC puisse se doter de mécanismes qui ne réduisent pas l’intérêt général à l’expression de la majorité. D’une part, il ne faudrait pas que le RIC devienne l’otage de logiques territoriales. Si l’on demande aux habitants d’un petit village s’ils désirent investir dans l’énergie renouvelable ou si on leur demande de se prononcer sur l’installation d’éoliennes aux abords du village, il y a fort à parier que les réponses seront positives pour les premières propositions et négatives pour les secondes. D’autre part, cette préoccupation fait directement écho aux observations que nous avons formulées à propos de la démocratie. Le RIC n’atteindrait pas son idéal démocratique si ses résultats menaient au mépris du droit des minorités ou s’ils bafouaient les fondements de la démocratie (liberté d’expression, droit à un procès équitable, droit de vote…). La protection des valeurs démocratiques pourrait être assurée par la mise en place d’un périmètre de matières accessibles aux RIC, ainsi que par la mise sur pied d’une instance de contrôle apte à juger la légalité des questions posées.

Dans la mesure où le RIC entend refléter l’avis de la population sur une question donnée, le taux de participation est un enjeu déterminant. La légitimité d’un référendum peut être mise en doute lorsque le taux de participation est peu élevé même si le résultat est clairement établi. Ainsi, le référendum pour l’indépendance de la Catalogne qui a récolté plus de 90% des voix demeure problématique parce que le taux de participation n’était que de 43%. En Suisse, la participation moyenne aux 267 votations entre 1990 et 2018 s’élève à 42% et, par exemple, la loi sur l’énergie qui interdit la construction de nouvelles centrales nucléaires n’a été acceptée que par 27% du corps électoral. Entre 1995 et 2018, les 30 consultations populaires qui ont eu lieu dans les communes wallonnes n’ont obtenu un taux de participation moyen que de 37,4%.[11] Ces chiffres sont interpellants, surtout pour la Suisse où les outils de démocratie directe ont eu le temps de mûrir et où il est parfois possible de voter sur internet ou par courrier. Ils doivent incontestablement faire réfléchir à des modalités qui inciteraient les citoyens à prendre part aux affaires publiques qui leur sont soumises et/ou prévoir des seuils de participation qui donnent droit au dépouillement des urnes. Bien sûr, on ne saurait que trop insister sur le rôle de l’instruction qui a notamment pour fonction d’aiguiser la citoyenneté.

Même en apportant des réponses constructives aux quelques problèmes que nous venons de soulever, il faut se garder de l’illusion d’une démocratie directe qui remplacerait la démocratie représentative tant cette dernière reste la formule la plus adaptée à nombre de situations. La complexité des affaires publiques, les choix budgétaires précis, et l’interdiction de principe d’affecter une recette à une dépense sont autant de freins au développement du RIC. Par ailleurs, la démocratie représentative a pour avantage d’institutionnaliser une discussion propice à l’émergence de compromis destinés à satisfaire le plus grand nombre d’électeurs ou, du moins, à déplaire au plus petit nombre possible d’entre eux. Certes les compromis sont des solutions moins tranchantes, mais la démocratie représentative a cette faculté de produire des majorités englobantes. L’utilisation de RIC rend plus difficile, voire impossible, la modification ultérieure des  propositions  et donc les compromis plus inclusifs. La recherche préalable d’un compromis est un travail qui pourrait intervenir en amont et se répercuter dans les alternatives proposées. Mais on revient à une sorte de représentativité. Des techniques particulières de votes comme – on y revient – la méthode Condorcet, qui permet de faire ressortir le choix qui est préféré à tous les autres et non celui qui obtient le plus de suffrages, peuvent également rechercher le compromis le plus inclusif.[12]

Répondre aux questions qui gravitent autour du RIC, c’est instantanément s’en poser de nouvelles. Quel quota d’électeurs sera nécessaire pour déclencher la procédure ? Comment objectiver les questions posées ? Qui pourra voter ? Comment et durant combien de temps seront organisés les débats pour que la population soit informée au mieux du bien-fondé des alternatives ? Comment intéresser les citoyens  à  la  politique pour qu’ils s’en emparent réellement ? Quelles techniques de votes sont les plus appropriées ? Tous ces obstacles ne sont pas infranchissables et il est certain que nos démocraties doivent se réinventer, notamment en associant davantage les citoyens aux prises de décisions. Le RIC est un moyen parmi d’autres pour parvenir à cet objectif. Malgré les nombreux obstacles dont il a été question, les États modernes ne semblent pas pouvoir faire l’impasse sur l’introduction de mécanismes de démocratie participative. Si ces nouveaux outils démocratiques ne peuvent pas remplacer nos systèmes représentatifs, ils peuvent néanmoins se développer parallèlement et offrir des solutions alternatives adéquates.


[1] Il s’agissait d’un droit, pour minimum 50 citoyens, de saisir les instances locales. À l’image de cercles concentriques, la proposition pouvait monter du niveau communal au niveau départemental pour finir au niveau national.

[2] Les lignes qui suivent ne traiteront que des RIC créateurs de normes.

[3] G. Burdeau, La démocratie, Paris, Seuil, 1956, p. 16.

[4] Cette formule sera reprise par l’article 2 de la Constitution française.

[5] Il s’agit des règles de droit qui s’imposent aux gouvernants et aux appareils étatiques.

[6] Article 39bis et 41, dernier alinéa, de la Constitution.

[7] Précisons que dans le langage juridique, l’indicatif présent doit être considéré comme de l’impératif présent. Il n’est donc nullement besoin d’ajouter le verbe “devoir” pour créer une obligation.

[8] Article 75, al. 1er de la Constitution. 9 Par exemple A.-E. Bourgaux, “La consultation populaire régionale : résistance ou résilience de la démocratie représentative belge ?”, A.P.T, 2015/4, pp. 559-561.

[10] P. Wigny, Droit constitutionnel, Bruxelles, Bruylant, 1952, p. 406.

[11] T. Gaudin, V. Jacquet, J.-B. Pilet et M. Reuchamps, “Les consultations populaires communales en Wallonie”, Courrier hebdomadaire du CRISP, 2018/27, p. 58.

[12] Par exemple, on veut construire un stade et l’on soumet la question de son emplacement. Les résultats sont les suivants : 34 % au centre ville , 25 % au bois de la Cambre, 23 % au Heysel et 18 % dans la forêt de Soignes. À priori, c’est le projet au centre ville qui gagne, mais selon la méthode Condorcet, il pourrait ressortir que 66 % placent celui-ci en dernier lieu et que ces 66 % préfèrent l’option de la foirêt de Soignes à celle du centre ville.

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