INTERVIEW: QU’EST-CE QUE L’ESPRIT CRITIQUE

par | BLE, Démocratie, Education, MARS 2021

Gwen Pallarès – Docteure en sciences de l’éducation, CNRS, Télécom Paris, Institut Interdisciplinaire de l’Innovation

Parler d’esprit critique est devenu très courant, que cela soit dans des vidéos à succès sur YouTube ou dans la presse grand public. Remède contre les explications du complot ? Développement personnel visant à augmenter nos facultés de compréhensions ? Lutte contre l’irrationalité et les croyances ? Tentons d’y voir plus clair dans cet entretien qui revient sur certains clichés associés à l’esprit critique, et qui n’hésite pas à prendre position.

Julien Chanet (J. C.) : Parler « d’esprit critique » est très courant, au quotidien, pour évoquer une forme de prudence à l’égard des informations qui nous parviennent. On le sait moins, mais son étude relève pourtant d’un vaste champ de recherche. Pourriez-vous nous en dire un mot ?

Gwen Pallarès (G. P.) : L’esprit critique est effectivement un concept abondamment traité dans la littérature scientifique et la philosophie, et le courant Critical Thinking est clairement interdisciplinaire.[i] L’esprit critique est très souvent considéré comme en lien avec l’argumentation et la prise de décision, et c’est quelque chose qu’on retrouve dans des disciplines très diverses. Pour les sciences, les disciplines abordant explicitement la notion d’esprit critique sont très variées. On peut également trouver plusieurs travaux portant sur l’esprit critique en psychologie. La notion d’esprit critique occupe aussi une place croissante dans les sciences de l’éducation. De plus, même si certaines recherches ne mentionnent pas explicitement le terme « esprit critique », elles peuvent clairement y être rattachées. C’est notamment le cas des travaux de linguistique sur l’analyse du discours ou l’étude de l’argumentation, qui viennent clairement nourrir les réflexions en philosophie ou en sciences de l’éducation, par exemple.

J. C. : Lorsqu’on se penche sur la littérature ayant trait à l’esprit critique, on remarque qu’elle articule des ensembles de pratiques et de savoirs, que l’on peut définir par les termes de « dispositions » et de « compétences ». En quoi cela nous éclaire-t-il ?

G. P. : Cette distinction est éclairante tout simplement parce que cela permet d’avoir une idée de ce qu’on cherche à développer quand on veut « développer son esprit critique » ! Il est assez consensuel dans la littérature interdisciplinaire que la distinction entre les dispositions et les compétences est cruciale pour bien comprendre la notion d’esprit critique.

Schématiquement, les « compétences » vont en quelque sorte renvoyer à notre capacité à mettre en œuvre des pratiques relevant spécifiquement de l’esprit critique. On pensera par exemple aux multiples compétences requises pour évaluer et produire des arguments et argumentaires robustes : est « plus critique » quelqu’un qui sait produire un argumentaire étayé et cohérent pour défendre son point de vue que quelqu’un qui ne sait pas le faire. À l’inverse, les dispositions vont renvoyer à des attitudes : on peut, par exemple, tout à fait savoir évaluer un argumentaire, mais ne pas être disposé à le faire, ou seulement dans certains cas. Serait ainsi « plus critique » quelqu’un qui serait « plus disposé », dans plus de situations, à exercer ses compétences d’analyse critique, que quelqu’un qui ne le fait que quand on n’est pas d’accord avec lui, par exemple.

D’ailleurs, les dispositions sont très souvent négligées dans les discours courants sur l’esprit critique, mais elles sont pourtant de plus en plus considérées comme fondamentales dans la littérature scientifique ! D’autant que les dispositions relatives à l’esprit critique sont bien plus larges que la simple « volonté d’argumenter » : on peut par exemple citer la réflexivité (la disposition à s’évaluer soi-même selon les mêmes standards qu’on évalue autrui), l’empathie cognitive (se mettre à la place d’autrui pour mieux comprendre sa perspective et son point de vue), mais aussi des éléments très fondamentaux comme le rapport à la connaissance et la posture épistémologique générale. En effet, très grossièrement, des recherches indiquent que si on pense qu’il existe une Vérité unique absolue (absolutisme), on va clairement moins bien argumenter (en somme, « être moins critique ») que si on considère que le dissensus est une question de perspective (évaluativisme)… jusqu’à l’extrême inverse, où « tout se vaut » (multiplisme[ii]), qui n’aide clairement pas non plus à déployer une argumentation critique.
           

J.C. : Peut-être à contre-courant d’une idée répandue, ce que l’on appelle « esprit critique » n’est pas le fait de discerner le vrai du faux. Comment l’expliquer ?

G. P. : En effet, tout ce qu’on a dans la littérature interdisciplinaire sur l’esprit critique indique que cela va bien au-delà de « discerner le vrai du faux ». Oui, c’est quelque chose qui peut s’inclure dans l’esprit critique (tant les compétences que les dispositions). Mais ça n’en représente qu’un fragment infime ! Pour analyser les discours et prendre des décisions, il y a énormément d’autres modalités à prendre en compte : le cadrage, le contexte, l’émetteur du discours… Par exemple, si on pense que l’esprit critique se limite à « discerner le vrai du faux », on n’appliquera pas ses compétences critiques à un conflit entre deux assertions « malheureusement, la loi X a été votée » et « heureusement, la loi X a été votée » : les faits décrits sont vrais dans les deux cas, mais le message véhiculé est complètement différent ! Ironiquement, en prêchant quelque chose d’assez absolutiste (le « vrai » c’est quelque chose d’assez épineux d’un point de vue épistémologique), on se retrouve en fait à être multipliste sur la plupart des autres sujets (« on ne peut pas trancher parce que ce n’est pas factuel »). Sachant qu’aucune de ces positions ne permet d’être critique ! Identiquement, se limiter à « discerner le vrai du faux » nous laisse très vulnérables aux pratiques de « cherry-picking »[iii] : tout peut être « vrai », mais quid du cadrage et des omissions ?

J. C. : D’où vient, dès lors, ce lien entre le vrai, le faux et l’esprit critique ?

G. P. : Je pense qu’on présente fréquemment l’esprit critique comme « savoir discerner le vrai du faux » pour deux raisons, la première étant que c’est quelque chose de très simple, facile à comprendre. Si on veut un slogan, « développez votre esprit critique, discernez le vrai du faux », ça sonne mieux et plus atteignable qu’une immense liste de compétences et dispositions qui ne serait jamais exhaustive de toute façon. Sans même prendre en compte les aspects contextuels de l’esprit critique, les savoirs techniques et disciplinaires nécessaires pour appliquer les compétences, le travail sur soi est important et doit être constant pour développer des dispositions qui n’émergent que sur un temps long… L’autre raison, particulièrement applicable aux discours institutionnels sur l’esprit critique, c’est que « discerner le vrai du faux » c’est quelque chose de très consensuel et aseptisé. Dire « il faut savoir discerner le vrai du faux » (sous-entendu « et préférer le vrai ») c’est quelque chose d’incroyablement peu controversé : tout le monde se pense « dans le vrai » et se revendique de la vérité. De fait, ça va clairement parler à tout le monde, et en tant qu’institution on ne prend aucun risque avec ce genre de positions. Alors que si on parle plus généralement d’analyse critique des discours, de qualité des arguments, là on crée des frictions. Imaginez, si en analysant les raisons qui conduisent à dire « heureusement, la loi X a été votée », on voit qu’elles ne tiennent pas la route ? Ce serait fâcheux.

J. C. : Mais, au fait, est-ce que cela existe vraiment, l’esprit critique ?

G. P. : Difficile à dire… ça existe en tant que concept. Le concept n’est effectivement pas toujours opératoire : dire « développez votre esprit critique », c’est une injonction générale qu’on peut tenir (et encore, dans quel but ?), mais quand on veut effectivement monter une séquence d’enseignement, de médiation ou de vulgarisation pour « développer l’esprit critique », on se rend vite compte qu’on est bien obligé de restreindre à des compétences, des connaissances ou des dispositions spécifiques, sans quoi on se perd dans l’étendue du concept et ça n’a plus aucun sens.

J.C. : Serait-ce une vertu ?

G. P. : L’esprit critique peut être mis en lien avec les « vertus épistémiques », même si à mon sens c’est un peu plus large que ça puisque ça recouvre d’autres aspects du raisonnement. De fait, oui, on peut considérer ça comme « une vertu » de façon générale, mais on reste très loin d’une ascèse ou d’une quête d’une « vie vertueuse » : l’esprit critique ça a un but pragmatique très clair, qui est de prendre les meilleures décisions (« quoi croire ou quoi faire », comme le formule Ennis) dans un contexte donné.

J. C. : Peut-on imaginer développer une boite à outils, dévoilant nos divers biais et arguments fallacieux, afin d’augmenter notre capacité rationnelle, ou cela serait une perception réductionniste de l’esprit critique ?

G. P. : Réductionniste et réductrice ! S’il n’y avait que les biais cognitifs et les arguments fallacieux, l’esprit critique serait bien moins intéressant. Pour les biais cognitifs tout d’abord, penser que la simple connaissance ou conscience de nos biais nous y immunise est à mon sens une grave erreur, parfaitement contre-productive. L’esprit critique, c’est aussi la réflexivité, ce qui implique une forme d’humilité : penser a priori qu’on est moins susceptible d’être biaisé qu’autrui parce que, nous, nous avons connaissance de nos biais cognitifs me semble aller à l’encontre de cette réflexivité. Le problème est très similaire pour les arguments fallacieux : en études d’argumentation, on fait la distinction entre « connaissance du débat » et « compétences pour débattre ». La connaissance d’une liste de « sophismes »[iv] rentre dans cette première catégorie, c’est presque de la culture générale, mais ce n’est pas ça qui nous permet de ne pas en produire quand on argumente soi-même. Ça rejoint ce que je disais sur les dispositions : si on a uniquement la compétence « détection de sophisme » mais qu’on n’a pas travaillé la disposition de réflexivité, on va uniquement crier au sophisme quand l’argument d’un interlocuteur ou d’une interlocutrice ne nous plait pas (avec un gros risque de faux positif d’ailleurs), mais on ne va jamais prendre du recul sur notre propre argumentation. Par ailleurs, que ce soit pour les biais cognitifs ou les arguments fallacieux, on est toujours sur une vision très individualiste, très « développement personnel » de l’esprit critique : « appliquez ma méthode en 10 étapes, connaissez les 23 biais cognitifs et les 37 fallacies, et vous serez plus critiques ! » Cela ne marche pas comme ça. Typiquement, dans la littérature, on voit de plus en plus que les dispositions, c’est quelque chose qui se développe sur un temps long, parce qu’on est plongé dans des situations favorables, nombreuses et variées, avec éventuellement un travail réflexif conscient à ce sujet. Évidemment, une « boîte à outils » ça peut aider à effectuer ce travail, ça peut donner des outils à des personnes qui sont déjà disposées à être critique, mais manquent de connaissances ou de compétences… Mais ça n’est qu’une petite partie du travail.

J. C. : Ces biais cognitifs ont mauvaise réputation. Pourtant, ne sont-ils pas aussi des « raccourcis », tels que les résultats d’un apprentissage ?

G. P. : Je préfère parler « d’heuristique »[v] plutôt que de « raccourci », mais l’idée est la même. Oui, c’est une perspective qui est, à mon sens, bien plus intéressante pour comprendre ce qu’est un biais cognitif, puisque cela donne bien plus de nuance et d’épaisseur au concept. L’idée est d’ailleurs la même pour les arguments fallacieux : un argument n’est pas fallacieux en lui-même, c’est plutôt son emploi dans un certain contexte où il s’avère inapproprié qui lui donne son caractère fallacieux. Plus généralement, je pense surtout qu’il faut arrêter avec les étiquettes faciles « biais cognitifs », « sophismes » et autres pour se focaliser un peu plus pragmatiquement sur le processus d’analyse et ce qu’on fait effectivement quand on veut analyser un argumentaire ou une image, ou qu’on veut justifier au mieux ses décisions. À mon sens, il est bien plus intéressant et riche de présenter de façon complète les outils d’analyse critique, en se basant sur des exemples concrets et applicables dans la vie quotidienne, pour que chacun puisse se les approprier à sa manière. Et quand je parle de vie quotidienne, ça veut bien dire qu’il ne faut pas se limiter uniquement aux platistes et autres hyper-complotistes caricaturaux : personnellement, j’en croise peu dans la rue, alors que je vois à l’inverse beaucoup d’affiches publicitaires et de discours idiots sur les chaînes d’information, dans les journaux, etc. Pour moi, c’est comme ça qu’on va vraiment développer l’esprit critique et ses dispositions, pas en communiquant quelques notions choisies, nécessairement limitantes, à fortiori sur des exemples très explicites.

J. C. : Pensez-vous que les recherches en imagerie du cerveau aident à comprendre ce sur quoi vous travaillez ?

G. P. : Absolument pas. À moins de penser qu’il existe spécifiquement des « neurones de l’esprit critique », ce qui me semblerait être une énorme erreur d’un point de vue épistémologique, je ne vois pas à quoi cela pourrait servir. L’esprit critique est un concept, qui regroupe notamment plusieurs compétences avancées (évaluation d’argumentaires) et dispositions générales, qui sont toutes, de ce que j’en sais, difficiles à voir d’un point de vue strictement neuronal. Par ailleurs, vouloir inscrire dans le biologique quelque chose qui n’a vocation qu’à être une grille de lecture conceptuelle me semble problématique. L’esprit critique est un concept normatif, en ce qu’il vise un idéal à atteindre, il pose une valeur : en gros, être plus critique c’est « mieux » pour argumenter, prendre des décisions, etc. Mélanger le descriptif d’une activité neuronale et le normatif de l’esprit critique n’est pas quelque chose de fécond scientifiquement, ni même de valide d’un point de vue épistémologique.

J. C. : L’esprit critique peut-il être rapproché des méthodes scientifiques ? Sont-ils par ailleurs synonymes ?

G. P. : On peut, sur certains points, rapprocher les objectifs de l’esprit critique des méthodes employées dans les sciences, notamment dans les demandes générales de rigueur, de réflexivité ou de systématicité. Cela dit, de mon point de vue, ce n’est absolument pas synonyme. Déjà, l’esprit critique ne se limite pas aux sciences : les méthodes utilisées en physique, en géologie, en sociologie ou en didactique ont pour vocation de produire de la connaissance. L’esprit critique vise à produire des décisions. On est sur un registre très différent. Les sciences ne sont pas prescriptives en elles-mêmes, alors qu’en contexte l’esprit critique appliqué est prescriptif : « il vaut mieux faire ou penser X plutôt que Y, parce que… ». Les données issues de recherches scientifiques peuvent intervenir sur les justifications, sur ce « parce que », mais ça n’a pas du tout le même statut. À l’inverse, les sciences ne se limitent pas à l’esprit critique : il y a un bagage de théorie, de pratiques scientifiques, de compétences qui dépassent très largement les compétences de l’esprit critique. Ça n’est pas avec une maîtrise parfaite des compétences d’esprit critique que l’on réussira à effectuer un pipetage précis dans une expérimentation de biologie, résoudre un problème de physique mathématique ou comprendre les dynamiques de construction des savoirs lors d’une séquence didactique.

J. C. : De votre point de vue, élaborer une dichotomie entre une opinion, des croyances et l’irrationalité d’une part, et la science, la raison et l’esprit critique, d’autre part est-il pertinent ? Surtout vu la période confuse que nous traversons…

G.P : Ce n’est clairement pas pertinent, pour plusieurs raisons. Déjà, similairement à la « vérité », presque tout le monde se revendique de « la raison » ou de « l’esprit critique ». Les complotistes vous répondront d’ailleurs qu’ils sont justement très critiques de la version officielle ! De plus, d’un point de vue épistémologique, les connaissances scientifiques peuvent être considérées comme des croyances. Certes, avec un mode de justification très différent descroyances religieuses, par exemple, parce qu’elles sont plus facilement intersubjectives, c’est-à-dire acceptables par différentes subjectivités. Mais cela reste des croyances. D’ailleurs, renvoyer toute personne qui n’est pas d’accord avec nous (à tort ou à raison) à « l’irrationalité » n’est ironiquement pas une démarche critique, puisque cela nie a priori que notre interlocuteur puisse avoir des raisons (quelles qu’elles soient) pour penser ce qu’il ou elle pense. La notion de « rationalité » est en outre bien mal définie : on la voit par exemple souvent opposée aux émotions, alors que la distinction émotion/raison a clairement été abandonnée dans la littérature contemporaine sur le sujet, que ce soit en psychologie ou en études d’argumentation. Au contraire, vu ce que nous avons traversé, je ne pense pas que c’est en se polarisant sur des dichotomies ineptes et sans nuances qu’on va faire avancer les choses. Se camper dans cette posture ne peut, à mon sens, que donner des résultats négatifs : ce n’est pas en considérant par défaut son interlocuteur comme incapable de penser « rationnellement » – ou que sais-je – qu’on va réussir à engager un dialogue, et encore moins à convaincre. Renforcer cette dichotomie c’est, en creux, renforcer le complotisme et les mouvements anti-vaccinations, puisque c’est prêter le flanc à des critiques légitimes, y compris d’un point de vue scientifique.


[i] Pour la philosophie, on peut notamment citer John Dewey, qui a été un des pionniers de l’usage contemporain de cette notion, et Robert Ennis, qui est une référence fondamentale sur le sujet. Pour les sciences, le concept est traité en logique informelle, notamment à travers le concept de discussion critique chez Frans van Eemeren ou les travaux de Douglas Walton. En psychologie, on pourra se tourner vers Deanna Kuhn. Pour ce qui est des sciences de l’éducation citons Matthieu Gagnon, ou Maria Jiménez-Aleixandre en didactique des sciences par exemple ; ainsi que Christian Plantin pour l’étude de l’argumentation.

[ii] Dans le multiplisme, qui est une posture “psychologique” plutôt grossière, il n’y a ni raison, ni moyen de trancher entre deux croyances opposées. A ne pas confondre avec le « relativisme », qui se rattache à un ensemble de courants épistémologique, est très varié, et potentiellement très nuancé et qui dépassent de loin la simple posture personnelle.

[iii] La mise en avant des faits ou données qui donnent du crédit à son opinion en passant sous silence tous les cas qui la contredisent.

[iv] C’est un raisonnement qui porte en lui l’apparence de la rigueur, voire de l’évidence, mais qui n’est en réalité pas valide au sens de la logique, quand bien même sa conclusion serait pourtant « vraie ».

[v] Méthode pour résoudre des problèmes à partir de connaissances incomplètes.

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