Comme d’autres associations engagées dans des actions socioéducatives, Bruxelles Laïque propose ponctuellement, depuis plusieurs années, des animations sur l’égalité entre les sexes en milieu scolaire. Quels enjeux d’imbrication des systèmes de domination autres que le genre traversent ces initiatives? L’étude qui fait l’objet de ce livre-examen propose une analyse située dans le contexte français. Quels enseignements en tirer pour le contexte bruxellois?
“Discipliner les banlieues?” est le fruit d’un travail de longue haleine, réalisé dans le cadre d’une recherche doctorale menée entre 2013 et 2020, en France. On y apprécie la combinaison de plusieurs méthodes sociologiques qualitatives et quantitatives, ainsi qu’un travail de recherche historique (archives). Ces différentes ressources mobilisées font preuve d’exhaustivité dans les tentatives de compréhension de la question.
L’intérêt de la démarche pour celles et ceux qui interviennent auprès d’un jeune public consiste dans le fait qu’elle permet d’avoir une vue d’ensemble des différents acteurs impliqués dans les enjeux de l’égalité entre les sexes à l’école: élèves, parents et personnes intervenant dans la lutte contre le sexisme en milieu scolaire. L’auteur fait une analyse consciencieuse des diverses postures de ces dernières et de leur degré d’implication dans les objectifs de fond de ces initiatives, permettant de situer les animations à l’égalité entre les sexes (dont celles proposées par Bruxelles Laïque) dans le paysage de l’offre que le monde associatif met en place pour l’école.
En effet, l’analyse proposée par Simon Massei entre en résonnance avec les dynamiques de terrain que l’ouvrage documente avec précision et qui ne sont pas étrangères aux acteurs et actrices de terrain ayant développé des actions socioéducatives à Bruxelles laïque et ailleurs. En effet, depuis au moins deux décennies les animations menées dans les écoles révèlent des tensions, de la méfiance, des réactions de rejet parfois inattendues de la part des élèves.
Par la suite, dans le cadre de formations proposés à Bruxelles Laïque auprès de travailleurs et travailleuses du secteur associatif – aussi bien dans le champ de l’éducation permanente que de la coopération au développement –, ces thématiques ont continué à faire émerger des récits d’expériences similaires. Les personnes participant à ces formations, souvent en difficulté pour aborder les questions de genre avec leur public, faisaient état de réactions défensives, de formes de “bouffonisation” (plaisanteries, provocations, remise en question systématique), qui rendaient l’espace de discussion difficile à maintenir.
Ces récits faisaient écho à une tension plus large entre les intentions sous-jacentes aux dispositifs éducatifs (sensibiliser, promouvoir l’égalité, lutter contre les discriminations) et les effets qu’ils produisaient sur le terrain, en particulier dans les contextes populaires. À ce titre, l’ouvrage de Massei opère comme un miroir critique, mettant en mots des difficultés que beaucoup d’intervenantes partagent, mais peinent à nommer.
L’enfer de l’égalité est pavé de bonnes intentions
L’ouvrage est aussi éclairant par rapport aux bonnes intentions qui tournent mal.
En effet, l’immersion dans le terrain dans lequel nous plonge Simon Massei pose la question de comment un dispositif qui est fondé sur des valeurs républicaines d’égalité et d’émancipation contribue à la stigmatisation d’une population fragilisée et discriminée. Plus précisément, l’analyse de ce dévoiement du combat féministe à des fins discriminatoires est un cas d’étude précis du détournement des luttes progressistes pour perpétuer des inégalités sociales.
Car en effet, la question de départ de l’ouvrage est Comment comprendre que, en France, le public des actions éducatives de l’égalité entre les sexes soit majoritairement populaire et racisé ? (p.10)
À travers les pages du livre, Simon Massei déconstruit une réponse couramment admise qui postule qu’il y aurait une distribution géographique des interventions correspondant à la présence d’actes relevant d’une forme de sexisme. Cette explication, malheureusement relayée par les discours journalistiques dominants depuis les années 2000, établit un lien entre banlieue, islam et domination masculine.
Or, comme le souligne Massei, l’attachement à des valeurs dites “traditionnalistes” n’est ni l’apanage des classes populaires, ni celui des personnes issues de l’immigration postcoloniale. Il est observable, à divers degrés, dans toutes les strates de l’espace social et de façon particulièrement saillante dans certains groupes dominants, comme la bourgeoisie catholique blanche mobilisée contre le mariage pour tous en France (p.12).
La mise en perspective historique de l’ouvrage soulève, entre autres, le fait qu’avant de se concentrer sur l’école, la politique de lutte contre le sexisme visait d’autres secteurs, notamment les médias et la publicité, inspirée par les revendications féministes des années 1970 (p.13). Cette évolution, plus visible encore dès les années 2000, correspond à un double mouvement : l’individualisation du problème du sexisme et la neutralisation des approches militantes :
“Le sexisme tend, à partir du milieu des années 1980, à être pensé politiquement comme un problème individuel, relevant de la responsabilité de chacun […] Au tournant des années 2000, tandis que ressurgit le débat sur le sexisme, alors posé en termes d’hypersexualisation, c’est désormais au public scolaire, formé à la déconstruction des stéréotypes, qu’est attribuée la responsabilité d’enrayer ce problème. Cette individualisation du problème se conjure sur le mode de la race. […] Ce phénomène s’explique comme on l’a montré par un ensemble de pratiques dont la somme contribue pour une large part à expliquer la racialisation de l’antisexisme scolaire” (p.210-211).
Un autre aspect crucial de l’ouvrage est la mise en lumière des cadres institutionnels et financiers dans lesquels les actions éducatives prennent place. Pourquoi, par exemple, les actions d’éducation à l’égalité sont-elles souvent financées par des budgets dédiés à la politique de la ville ou à la lutte contre la délinquance, plutôt que par ceux de l’égalité femmes-hommes ? Cette réalité administrative participe d’un glissement de sens et d’un enchaînement de décisions structurelles qui finissent par assigner l’antisexisme à certains territoires racialisés, comme si le sexisme n’y était pas seulement plus répandu et plus visible, mais culturellement inhérent (p.14-16).
En retraçant cette histoire complexe, l’auteur révèle comment les rapports sociaux de race, de genre et de classe s’entrelacent et se rejouent dans le cadre scolaire, par des dispositifs pourtant pensés comme progressistes.
Et du côté des parents?
Parallèlement à l’observation participante dans les classes pendant les animations, le sociologue mène des entretiens auprès des parents militant contre l’ABCD de l’égalité, dispositif français de lutte contre les violences basées sur le genre et pour la promotion de relations égalitaires et respectueuses entre les élèves.
L’intérêt pour la Belgique de cette analyse peut sembler moins pertinent actuellement, vu l’essoufflement de la polémique survenue entre 2023 et 2024 autour de l’intégration obligatoire des séances d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) dans les classes de l’enseignement officiel.[1] Si la Cour constitutionnelle belge semble confirmer la neutralité du dispositif et que les actrices de terrain de l’EVRAS en Belgique francophone font état d’un apaisement, tout autre a été la situation en France, où l’ABCD de l’égalité a dû être suspendu dans plusieurs arrondissements à la suite des actions des parents.
Cependant, le processus de radicalisation des parents belges et français contre les dispositifs qui sont perçus comme étant suspects du point de vue des valeurs traditionnelles comporte des similitudes qui s’expliquent en partie par une circulation des idées sur les réseaux sociaux, notamment, de part et d’autre des frontières nationales.
Dans l’analyse que fait Simon Massei de ces mobilisations parentales contre les dispositifs d’éducation à l’égalité (notamment autour de la supposée “théorie du genre”), il décrit la manière dont ces luttes ont été investies de manière différenciée selon les appartenances sociales et raciales. Deux figures sont principalement mises en contraste : d’un côté, les militants de VigiGender, issus de la bourgeoisie catholique de droite, fortement diplômés et concentrés dans les quartiers aisés de l’Ouest parisien ou de communes bourgeoises d’Île-de-France ; de l’autre, les militantes des Journées de Retrait de l’École (JRE), issues des classes populaires racisées des banlieues parisiennes ou montpelliéraines, politiquement plus hétérogènes, souvent marquées par une trajectoire de désillusion vis-à-vis de l’école publique.
Massei met en lumière la manière dont la racialisation de l’antisexisme scolaire a permis à une partie de la bourgeoisie blanche de se constituer comme figure légitime de la vigilance morale et parentale, tandis que les mobilisations des familles racisées ont été stigmatisées, caricaturées et lourdement sanctionnées. Il souligne également les inégalités concrètes produites par l’engagement dans ces mouvements : là où les familles de VigiGender ont déplacé leurs enfants dans des écoles privées prestigieuses, les militantes des JRE ont souvent dû se tourner vers l’école à domicile au prix de sacrifices économiques, professionnels et relationnels importants.
Le procès de l’écologie populaire?
C’est dans ce cadre que Massei analyse l’investissement de ces mêmes familles dans des pratiques écologiques (liées à la consommation, à l’alimentation, aux modes de vie), en les interprétant comme un prolongement de leur opposition aux dispositifs d’éducation à l’égalité (p. 204). L’engagement écologique est ici lu comme un outil de distinction sociale : il permettrait à ces familles de se “reclasser”, d’adopter des codes valorisés, voire de se constituer en “parents compétents” face à une école jugée défaillante. Cette lecture pourrait poser problème.
D’une part, elle tend à réduire les pratiques écologiques à une stratégie statutaire, particulièrement dans le cas des classes populaires racisées. Elle sous-entend qu’il ne pourrait y avoir, dans ces formes de vie alternatives, qu’un désir de mimétisme ou de respectabilité, et non un engagement sincère. D’autre part, elle passe sous silence l’existence d’une écologie populaire déjà analysée dans le numéro précédent de ce même trimestriel[2], qui montre que les pratiques de sobriété, d’attention aux ressources, de circuits courts ou de transition alimentaire dans les milieux populaires peuvent relever d’un engagement écologiste, même s’il ne s’inscrit pas dans les normes militantes des classes moyennes éduquées. Ce sont des pratiques parfois discrètes, ancrées dans des logiques de survie, de solidarité ou de dignité, mais qui n’en sont pas moins politiques.
En insistant uniquement sur leur valeur de distinction sociale, on invisibilise ces formes alternatives de politisation et l’on contribue, paradoxalement, à réifier l’opposition entre “bons” écologistes progressistes et “mauvais” parents conservateurs. Or, ce clivage est précisément celui que l’ouvrage cherche par ailleurs à déconstruire dans sa critique du traitement différencié des mobilisations parentales. Il y a là, me semble-t-il, une tension importante dans l’argumentation, qui mérite d’être soulevée.
Que faire de de cette analyse?
S’agissant d’un ouvrage sociologique, l’intention n’est pas de proposer des pistes d’intervention concrètes, ni de formuler des politiques éducatives ou des stratégies de lutte contre le sexisme.
Néanmoins, les constats difficiles auxquels il nous confronte appellent à une repolitisation des actions contre les inégalités. Ces actions gagneraient à intégrer, dans l’élaboration même des dispositifs éducatifs, les personnes directement concernées par l’école : les élèves, les enseignants et les parents.
À la différence de la France, où l’on semble parachuter dans les classes des intervenantes issues du monde associatif, précarisées et peu reconnues par l’institution scolaire, il serait préférable de s’engager de manière durable et cohérente dans des actions éducatives contre le sexisme. Dans cette perspective, ces animations devraient être pensées comme des leviers d’émancipation collective, ancrés dans les territoires de vie des citoyennes et citoyens, quels que soient leur âge ou leur parcours.
Il est évident que des moyens sont nécessaires pour que l’éducation à l’égalité ne soit pas réduite à un simple pansement posé sur une fracture béante. À l’heure où les animations EVRAS en Belgique font l’objet d’une labellisation, d’un programme de formation spécifique, et de financements encore modestes, la mise en garde formulée par Discipliner les banlieues ? mérite d’être prise au sérieux — pour ne pas aggraver des blessures déjà bien douloureuses, dans les classes comme dans les cours de récréation.
[1] ‘L’EVRAS n’est pas un endoctrinement, elle est neutre’, confirme la Cour constitutionnelle – RTBF Actus – https://www.rtbf.be/article/l-evras-n-est-pas-un-endoctrinement-elle-est-neutre-confirme-la-cour-constitutionnelle-11547409